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AUX ORIGINES DES ATTENTATS-SUICIDES, Le Monde Diplomatique, juin 2004

Publie le samedi 23 juillet 2005 par Open-Publishing
2 commentaires

Voici une analyse qui, même si elle n’aborde pas tous les aspects du sujet (attentats-suicides), donne vraiment à réfléchir ...

L’article du Monde Diplomatique qui suit date de juin 2004 et n’intègre donc pas les derniers évènements en la matière. (les numéros entre parenthèses dans le texte renvoient à des notes en fin d’article)

AUX ORIGINES DES ATTENTATS SUICIDES, juin 2004, p. 14 et 15

de Pierre Conesa

[...]L’attentat-suicide constitue un acte opérationnel violent indifférent aux victimes civiles, dont la réussite est largement conditionnée par la mort du ou des terroristes. Pour comprendre la nouveauté du phénomène, il faut exclure la référence aux kamikazes japonais, qui se voulaient des combattants s’attaquant à des objectifs militaires. L’originalité du phénomène actuel tient plutôt à l’exacerbation du comportement sacrificiel dans des contextes de plus en plus mythifiés.

A ce jour, plus de trente-quatre pays ou zones de crise (1) ont connu des attaques-suicides. Quarante-deux ont été visés par des attentats contre leurs intérêts à l’étranger (2). D’un rythme moyen de seize attaques par an entre 1982, date d’apparition de ce type d’action, et avril 2000, on est passé, depuis, à trente-neuf par an.

L’attentat-suicide était originellement conçu comme méthode de guerre contre l’occupant israélien puis « onusien » au Liban en 1982 (3), au Sri Lanka en 1987, en Palestine en 1994 après la tuerie de la mosquée d’Hébron, en Turquie en 1995, au Cachemire en juillet 1999, en Tchétchénie en 2000, pour s’étendre en Russie en 2002 et en Irak en 2003. Il devient méthode terroriste « indirecte » contre les Etats-Unis au Kenya et en Tanzanie en 2001, contre la France au Pakistan, contre l’Australie en Indonésie en 2002, et au Maghreb en avril et en mai 2002. Il constitue une méthode de guerre civile ou interreligieuse en Arabie saoudite ou au Pakistan depuis des années et en Irak depuis 2003. Il peut même être utilisé pour exécuter des « contrats » comme l’assassinat du commandant Massoud. Il s’est mondialisé : l’attentat du World Trade Center a associé des kamikazes de six nationalités (plus d’une quinzaine avec la logistique), et les 3 052 victimes sont d’une centaine de nationalités différentes.

Les cibles visées sont devenues d’une incroyable hétérogénéité : des bureaux de l’ONU, des touristes dans des hôtels (Mombasa au Kenya) ou des night-clubs (Bali), des synagogues (Buenos Aires ou Djerba), un compound peuplé de Moyen-Orientaux (en Arabie saoudite), une banque (à Istanbul), un navire de guerre (USS Cole), un pétrolier (Limbourg)... Et surtout un incroyable nombre de victimes « collatérales ».

Un procédé mimétique
Le lieu géographique de l’attentat s’est étendu du territoire de l’ennemi militaire (Israël ou Sri Lanka) à celui d’un régime honni (Etats-Unis) ou à des pays musulmans (Tunisie, Maroc), voire islamistes (comme le gouvernement turc actuel ou l’Arabie saoudite).

Le phénomène est très largement d’origine musulmane mais pas seulement. Depuis le 9 juillet 1987, avec un attentat qui tua quarante soldats sri-lankais, les Tigres tamouls (4), hindouistes, ont perfectionné la technique copiée du Hezbollah chiite libanais. Ils sont crédités de près de deux cents attentats-suicides, soit bien plus que les Palestiniens. Le Parti des travailleurs kurdes (PKK), pourtant laïque et léniniste, y a recouru dans des périodes d’affaiblissement militaire pour remobiliser ses troupes. Le procédé est mimétique autant que religieux. Il s’est passé plus de dix ans entre les attaques-suicides du Hezbollah libanais (1982) et les premiers kamikazes palestiniens (1994) après un détour par le Sri Lanka.

Quant à la personnalité du candidat au suicide, elle n’est pas toujours celle du jeune exalté, influençable, voire drogué, et issu d’un milieu défavorisé. Les auteurs des attaques du 11 septembre 2001 étaient diplômés, issus des classes moyennes, sans histoires ni passé militant. La motivation personnelle peut expliquer quelques cas comme celui de Hanadi Tayssir Djaradat, la jeune avocate palestinienne qui voulut venger son frère et son fiancé, à Jénine en octobre 2003 ; mais elle n’est pas présente dans le profil de kamikazes venus de madrasas pakistanaises pour commettre des attentats-suicides au Cachemire (5). Elle l’est encore moins chez les islamistes indonésiens choisissant de tuer des touristes australiens à Bali.

La multiplication de ce type d’attentats a d’abord son explication dans l’échec des autres formes terroristes. Entre 2000 et 2002, les attaques-suicides ont représenté 1 % des attentats palestiniens, mais fait 44 % des victimes. Israël en a connu cinquante-neuf en 2002, presque autant que durant les huit années précédentes (soixante-deux). Mais bien que le kamikaze représente la forme la plus « efficace » de la bombe terroriste, apte à choisir le meilleur moment et le meilleur endroit, sa valeur militaire n’est pas toujours évidente.

L’attentat-suicide ne nécessite pas de plan d’évasion. En cas d’échec, le terroriste accepte parfois de se suicider, comme le font les Tamouls, dotés d’une pilule de cyanure. Il entraîne quatre fois plus de victimes que les attaques terroristes classiques, selon une étude de la Rand Corporation (6). Enfin, il permet de frapper directement dans les endroits les plus sensibles du territoire de l’adversaire : New York, Washington, Tel-Aviv, Moscou, et contre des personnalités inaccessibles comme des premiers ministres ou des présidents.

Le coût d’organisation est faible, environ 150 dollars, selon les calculs israéliens. Le rapport coût d’organisation/ dommages des attaques du 11 septembre 2001 se révèle impressionnant puisque, pour une dépense de moins de 1 million de dollars, les pertes économiques totales pour les Etats-Unis sont estimées à 40 milliards de dollars.

On est passé en quelques années de l’acte mené par un seul terroriste à des attentats de groupe : onze au Maroc, dix-neuf lors des attaques du 11 septembre 2001, et quatorze kamikazes tamouls pour attaquer la base aérienne militaire de Colombo le 24 juillet 2001.

C’est progressivement devenu une technique terroriste d’une effroyable banalité. On peut en distinguer deux types : ceux qui sont liés à des crises de longue durée ; et ceux qui sont liés à un ennemi globalisé (l’Occident, le juif...).

Le premier type s’est répandu dans des zones de crise, en réponse à des contextes politiques et culturels similaires, fruit d’un passé douloureux sur plusieurs générations comme en Palestine, au Sri Lanka, au Cachemire et en Tchétchénie : les Tchétchènes déportés par Staline pour collaboration, les Palestiniens victimes du « désastre (7) » ou les Tamouls en partie déportés par les Britanniques sur les plantations, apatrides à l’indépendance, naturalisés cinghalais puis partiellement « renationalisés » indiens. Le kamikaze est un enfant de la deuxième ou troisième génération après le drame originel, c’est-à-dire celles qui ne comprennent pas pourquoi un espoir n’apparaît pas.

La culture de la violence et de la mort est très prégnante. La construction de la figure du martyr, qui supplante progressivement celle du combattant, est essentielle pour préparer le terrain. L’ambiance mortifère, entretenue par la violence des troupes occupantes et par la glorification des résistants, prépare au sacrifice suprême, supposé préférable à la vie ici-bas.

L’étude faite par M. Eyad Sarraj, psychiatre palestinien fondateur du Gaza Community Mental Health Programme (8), présente des conclusions atterrantes. Un quart des jeunes de Gaza aspirent à mourir en martyrs, certains refusent d’aller à l’école, craignant de ne pas retrouver leurs parents, arrêtés ou tués, et de voir leur maison détruite. « Dans la première Intifada, le danger était limité aux endroits où s’affrontaient les soldats et les lanceurs de pierres, explique-t-il (9). Aujourd’hui, la mort vient du ciel. N’importe qui peut être touché n’importe quand. Cela crée un état de panique chronique. » Certains, qui ont vu leur père ou leur frère humiliés, préfèrent dans leurs jeux incarner le soldat israélien.

« Rationalité délirante », dit Jacques Semelin à propos des processus génocidaires (10), mais rationalité quand même. Le suicide de vengeance apparaît altruiste, selon la classification d’Emile Durkheim. Le kamikaze fait don de sa vie pour une collectivité identifiée, politiquement structurée selon un ordre ethnonationaliste, revendiquant un territoire. Le recrutement se trouve facilité par l’impression de déserter des jeunes élites diplômées en train de « réussir » à quitter le territoire de violence et de souffrance et qui brutalement reviennent se sacrifier (11). L’objectif final de la lutte appartient au champ politique, même s’il recèle une justification religieuse.

Même si le kamikaze s’est isolé dans la phase de préparation de l’attentat, il s’adresse à sa famille, ce qui ne fut pas le cas des auteurs des attentats du 11 septembre 2001. « Je veux venger le sang des Palestiniens, particulièrement le sang des femmes, des vieux et des enfants. Et plus particulièrement celui du bébé Himam Hejjo, dont la mort m’a choqué jusqu’au fond du cœur... Je dédie mon acte d’humilité aux fidèles de l’islam qui admirent les martyrs et œuvrent pour leur cause », a expliqué Mahmoud Ahmed Marmash (attentat-suicide de Netanya, mai 2001).

Le sentiment d’impasse totale naît après plusieurs phases de négociation sans issue ou considérées comme trompeuses. Les premiers attentats du Hamas apparaissent en Israël après le processus d’Oslo, qu’il entend faire capoter, après la reprise de la colonisation israélienne sur des terres qui devaient normalement revenir aux Palestiniens, et ont pour facteur déclenchant le massacre à la mosquée d’Hébron, en février 1994, d’une trentaine de fidèles par le colon Baruch Goldstein. La crise des représentations politiques traditionnelles, qu’elles soient claniques (Tchétchénie) ou partisanes - l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ou le Front de libération du Cachemire (12) -, est fréquente. Plus largement, l’incapacité des élites en place à changer l’ordre du monde souillé ici-bas pousse à choisir une solution purifiée par le martyre. La rivalité entre partis ou groupes traditionnels (comme entre Palestiniens ou entre Tamouls) décrédibilise encore plus les partis traditionnels. Le LTTE a ainsi éliminé physiquement les membres de l’Organisation de libération de l’Eelam tamoul (TELO) en 1985, puis ceux du Front de libération révolutionnaire populaire de l’Eelam (EPLRF) en 1986-1987, deux formations rivales.

L’utilisation de l’attentat-suicide témoigne aussi d’une vie sans issue. La légitimité religieuse ou sacrificielle est alors vécue comme supérieure à la légitimité patriarcale. « Le Coran contre le Père », le wahhabisme contre les confréries soufies, fait remarquer la spécialiste Pénélope Larzillière. La religion y est un facteur favorable, mais une ambiance sacrificielle de mort peut suffire.

Les femmes occupent une place croissante chez les Palestiniens, dans le PPS syrien, qui fit participer cinq femmes à douze attaques-suicides, ou dans le LTTE, qui a constitué sa brigade de femmes volontaires, les Tigres noirs. Un viol par les soldats d’occupation déclenche parfois la décision de la jeune femme, doublement déshonorée par l’occupant et par rapport à sa société. La motivation personnelle semble un étrange mélange de résistance à l’occupation et de réaction contre le machisme de la société locale (13). Wafa Idriss, première femme kamikaze palestinienne, répudiée par son mari pour cause de stérilité, n’a trouvé comme moyen pour laver l’infamie que le sacrifice suprême apte à renverser l’ordre social. Cas non isolé, comme le montrent les exemples d’Ahlam Araf Tamimi, auteure d’un attentat le 9 août 2001, et de la Tamoule Dhanui, qui assassina Rajiv Gandhi : toutes deux avaient « péché » et porté des bébés illégitimes. « C’était un acte contre l’occupation, mais c’est aussi pour moi le moyen de prouver à ma famille que je valais autant que mes frères, qui, eux, avaient le droit d’aller à l’université, tandis que cela m’était interdit », déclara Fatma Al-Said, arrêtée après l’assassinat de deux soldats israéliens (14).

La volonté de ne pas atteindre de victimes innocentes donne au moins lieu à débat. Le président tchétchène Aslan Maskhadov a condamné les attentats contre des victimes civiles, comme le grand mufti d’Arabie saoudite, le cheikh Abdelaziz Al-Cheikh, ou le mufti Mohammed Sayyid Al-Tantawi, cheikh de l’université Al-Azhar, en Egypte.

Globalement, ces attentats entrent, malgré l’habillage religieux, dans une logique fondamentalement politique : seul un processus sérieux de négociations peut les tarir. La violence contre-terroriste fondée sur la punition collective se révèle un échec. « Nous allons porter la guerre chez eux. Ainsi, ils doivent faire la guerre dans leurs maisons et non dans les nôtres. Nous combattons sur leur terres et nous avons l’avantage », assure un officier de Tsahal (15). Depuis la deuxième Intifada, il y a trois fois plus de victimes palestiniennes qu’israéliennes et la politique de force de M. Ariel Sharon ne protège pas Israël, puisqu’il y a trois fois plus de victimes israéliennes actuellement qu’il y a vingt-cinq ans.

Ces méthodes développent le terreau sur lequel fleurit le candidat au suicide. Il est significatif que l’on ne constate pas d’attentats-suicides en Algérie (16) ; la relative jeunesse du conflit en dépit de la violence de la guerre civile depuis 1991 ne suffit pas à expliquer cette absence.

Bien plus inquiétante est la seconde catégorie d’attentats-suicides, qui trouve sa consécration dans l’attaque contre le World Trade Center. L’ennemi est devenu une construction globalisante et imaginaire « réifiée » : « Les juifs, les Croisés et les hypocrites », selon les termes de M. Oussama Ben Laden, qui rassemble ainsi pêle-mêle toutes les cibles, sans souci de la religion des victimes indirectes. Le 21 mai, la chaîne Al-Jazira diffuse un enregistrement dans lequel le numéro deux d’Al-Qaida, M. Ayman Al-Zawahiri, appelle les musulmans à « combattre les Américains... », les exhorte à « chasser les Occidentaux de la péninsule arabique, “terre de l’islam” » : « les croisés et les juifs ne comprennent que la langue du meurtre, du bain de sang et des tours qui brûlent. » Et d’ajouter : « O musulmans, prenez votre décision et frappez les ambassades des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, d’Australie et de la Norvège (sic), leurs firmes et leurs employés. »

Les réseaux auxquels on impute traditionnellement ces attentats-suicides se composent de trois strates générationnelles : celle des vétérans « afghans » ayant lutté contre les Russes comme MM. Ben Laden, Adnan Ersoz, le Turc, ou Abou Qatada, de Londres ; celle, plus jeune, des « Bosno-Tchétchènes » comme M. Azad Ekinci, le Turc des attentats d’Istanbul, ou les frères David et Jérôme Courtailler. Fascinée par ces anciens combattants, s’agrège une troisième génération âgée d’une vingtaine d’années, comme M. Richard Reid, l’homme à la chaussure piégée, qui accepte le sacrifice pour une cause mythique : le triomphe de l’islam, le rétablissement du Califat et l’union retrouvée des musulmans. Ces jeunes constituent des « groupuscules sans nom », selon l’expression du spécialiste turc des mouvements islamistes Rusen Cakin, cimentés par une dérive sacrale appuyée sur une idéologie sectaire et de sacrifice. Le temps est aboli par une référence mythologique aux âges d’or de l’islam (salafistes).

L’idéologie guerrière présente l’avantage de désigner un ennemi réifié, auquel on dénie toute valeur, concentration de tous les maux (Américains, Israéliens, Français pour les Maghrébins...). Il n’y a plus d’identité nationale revendiquée, mais une sorte d’identité planétaire, l’oumma (communauté des croyants). Autant que la mosquée, le café Internet devient le lieu de rencontres. Souvent issus de familles multiculturelles ou déracinées, parfois titulaires de plusieurs nationalités, ces candidats au suicide vivent une géographie symbolique : la terre d’islam est là où ils se trouvent et où peuvent « légitimement » se réaliser des attentats.

Il s’agit d’un des effets surprenants de la « glocalisation » : les solidarités sont locales, souvent constituées à partir du même quartier ou de la même ville, comme un gang, et les agents de liaison, les « connecteurs » comme M. Djamel Beghal, sont planétaires et mettent le maximum de frontières entre les groupes. Le groupe islamiste marocain Assirat al-Moustaqim (« le droit chemin »), dont venaient huit des quatorze terroristes, est un mélange de secte et de bande du faubourg populaire de Sidi Moumen - et l’imam venait de France.

Les Occidentaux convertis ou les « reborn in Islam (17) » peuvent devenir les éclaireurs des futures cibles (tel M.Richard Reid en Israël) et des fournisseurs de faux passeports déclarés perdus et renouvelés à volonté, comme le fit M.Zacarias Moussaoui. Les pèlerinages au Pakistan, au Cachemire ou en Afghanistan sont fréquents. L’argent est facilement disponible. Selon Scotland Yard, le réseau de 4 000 associations islamiques et de 50 banques permet chaque année de redistribuer les 3 millions de livres de la zakat al-fitr (18). Ces déplacements fréquents participent de la déterritorialisation du combat comme les contacts par Internet.

Le cas des Moudjahidines du peuple iraniens, dont quelques membres se sont immolés par le feu lors de la garde à vue de Mme Maryam Radjavi par la direction de la surveillance du territoire (DST) française, constitue un exemple intéressant de ces ambiances mythifiées qui prédisposent les militants au sacrifice, même pour un motif futile. On retrouve des phénomènes analogues avec les suicides collectifs, à la fois parmi les prisonniers du PKK et dans des sectes apocalyptiques qui se présentent comme assiégées par un monde d’incompréhension et d’agression (suicide de Guyana avec David Koresh, par exemple, ou culte du Temple solaire en France).

La place centrale du gourou/leader/émir est essentielle pour donner corps à la promesse d’un « après » meilleur, qu’il soit sur terre grâce au triomphe de la cause, ou au ciel. Il est souvent autoproclamé, comme Richard Robert, « l’imam aux yeux bleus » des attentats au Maroc, d’origine stéphanoise. Le culte de la personnalité développe l’adhésion au chef, auquel le sacrifice est dû, que ce soit pour Mme Maryam Radjavi, MM. Ben Laden ou Abdullah Ocalan, le leader du PKK, ou Riduan Isamuddin, alias Hambali, le leader opérationnel de la Jemaah Islamiyah indonésienne.

L’acte terroriste comme arme asymétrique
Les cibles sont universelles (Nations unies, Croix-Rouge, World Trade Center, banques...), les méthodes de plus en plus aveugles, les effets collatéraux indifférents : la guerre contre d’autres musulmans n’est pas interdite. La légitimation vient de l’invective lancée contre les « hypocrites », qu’ils soient chiites qualifiés de « demi-juifs » ou mauvais croyants accusés de vivre « à l’occidentale », dans la débauche. L’attentat contre le complexe résidentiel Al-Mohaya de Riyad, le 8 novembre 2003, a tué des victimes de dix-neuf nationalités, principalement proche-orientales, mais aucun Occidental. L’attentat contre la synagogue d’Istanbul a tué cinq juifs turcs sur dix-neuf victimes. Al-Qaida, dont Washington voit partout la main, est devenue un « ennemi mythologique », remarque Richard Labevière avec raison.

Les attentats d’Istanbul sont symboliques de la rupture avec l’islam politique traditionnel : le fondateur du Hezbollah turc est un « afghan », M. Adnan Ersoz. La seconde génération, celle des Bosno-Tchétchènes, se retrouve chez Azad Ekinci, qui a recruté et formé les jeunes kamikazes de 20 ans fréquentant le café Internet de Bingol. Les attentats-suicides ont visé un pays qui a refusé son assistance aux Américains pendant la guerre d’Irak et qui est gouverné par un parti se réclamant de l’islam politique, le Parti de la justice et du développement, dont le chef, premier ministre, a déclaré : « A travers ses citoyens juifs, c’est une attaque contre la Turquie ! » Ces attentats marquent une ligne de fracture entre les islamistes politiques « constitutionnalistes », qui ont choisi la voie électorale - tels qu’on les a connus dans les années 1980 -, et les petits groupes dispersés dans lesquels se recrutent les kamikazes de la nouvelle génération.

Certes, les deux types de kamikazes ne sont pas indépendants. Les premiers servent de références symboliques aux seconds dans une mythologie de l’islam martyrisé. Mais ils procèdent de traitements différents. Le concept de « guerre globale contre le terrorisme » est une faute politique, car il assimile des groupes et des actions différents. Un processus politique de négociation est la seule solution dans les cas de comportements suicidaires ethnonationalistes à fondement religieux de Tchétchénie, de Palestine, etc. Ainsi, le retrait des troupes israéliennes du Liban a conforté le Hezbollah dans la décision, prise dès les dernières années de l’occupation, de mettre fin aux attentats-suicides, qui ne visaient d’ailleurs que des cibles militaires - et non civiles.

La brutalité des forces occupantes indiennes, russes, sri-lankaises ou israéliennes fait en général plus de victimes que les attentats. Elle légitime l’acte terroriste comme arme asymétrique et le déni du statut de victimes innocentes aux populations civiles : soit parce que celles-ci aussi sont armées (colons israéliens), soit parce qu’elles feignent d’ignorer les massacres commis (population russe). Enfin, elle provoque le soutien de la population et alimente le vivier dans lequel se recrutent les futurs kamikazes.

La seconde catégorie d’attentats-kamikazes a frappé le plus grand nombre de pays et continue à s’étendre. Et aucun pays européen ne peut se penser à l’abri de tels actes.

Pierre Conesa.


notes :

(1) Liban, Israël-Palestine, Argentine, Tchétchénie-Ingouchie-Ossétie et Russie, Cachemire, Inde, Sri Lanka, Tadjikistan, Indonésie, Arabie saoudite, Syrie, Maroc, Afghanistan, Etats-Unis, Turquie, Irak dans le Sud chiite, dans le triangle sunnite et au Kurdistan (irakien), Yémen, Inde, Pakistan, Philippines, Tunisie, Egypte, Kenya, Tanzanie, Koweït, Croatie, Espagne, Ouzbékistan, et deux projets visant Singapour et la Malaisie.

(2) En plus des pays déjà cités, il y a la Grande-Bretagne, la Jordanie, l’Espagne, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Australie et la Suisse (via la Croix-Rouge à Bagdad).

(3) Le premier attentat-suicide en 1981 vise l’ambassade d’Irak à Beyrouth et il est perpétré par un groupe islamiste Al-Da’wa, actuellement membre du conseil transitoire.

(4) Tigres de libération de l’Eelam tamoul - LTTE.

(5) Amélie Blom, « Les kamikazes du Cachemire : “martyrs” d’une cause perdue », Critique internationale, n° 20, Paris, juillet 2003.

(6) « An alternative strategy for the war on terrorism », 11 décembre 2002.

(7) L’année 1948 a été marquée par l’exode de 750 000 à 850 000 Palestiniens. L’historiographie palestinienne appelle cette expulsion la Nakba, « la catastrophe ».

(8) Lire Eyad Sarraj, « Israël-Palestine, la déchirure des enfants au front », Le Monde diplomatique, novembre 2000.

(9) Propos repris à l’occasion de la 6e Biennale des cinémas arabes, à l’Institut du monde arabe, Paris, 2002.

(10) « Les rationalités de la violence extrême », Critique internationale, n° 6, juillet 2000, p. 143.

(11) Cf. sur le Cachemire, Amélie Blom, op. cit. ; sur le martyre palestinien, Pénélope Larzillière dans Alain Diechkoff et Rémy Leveau, Israéliens et Palestiniens, la guerre en partage, Balland, Paris, 2003, p. 105.

(12) Amélie Blom, « Les kamikazes du Cachemire, “martyrs” d’une cause perdue », Critique internationale, op. cit.

(13) Lire Barbara Victor, Shahidas, les femmes kamikazes de Palestine, Flammarion, Paris, 2003.

(14) Cité par Barbara Victor, op. cit.

(15) Bruce Hoffman, « The logic of suicide terrorism », The Atlantic monthly, Boston, juin 2003.

(16) Luis Martinez, « Le cheminement singulier de la violence islamiste en Algérie », Critique internationale, n° 20, op. cit.

(17) Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Seuil, Paris, 2002.

(18) Argent de l’aumône.

Lire aussi le courrier : Tigres tamouls

LE MONDE DIPLOMATIQUE | juin 2004 | Pages 14 et 15
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/06/CONESA/11248

Traductions de cet article >> anglais - The suicide terrorists farsi - ÑíÔå åÇí ÓæÁ ÞÕÏåÇí ÇäÊÍÇÑí

Messages

  • UNE GROSSIERE ERREUR

    Plutôt opposé au contenu de cet article qui fait une analyse psychologique d’un phénomène politique et sociologique. Voulant tout expliquer il se perd dans un amalgame perfide. Surtout quand il mélange Maryam Radjavi avec Ben Laden. L’auteur est incapable de faire la différence entre un acte terroriste qui touche des civils innocents et un acte de protestation d’individu s’immolant acte qui évite de porter atteinte à autrui. A ce titre dans la logique de l’auteur, il faut classer Ian Palach ou les bonzes protestant contre la guerre du Vietnam d’attentats suicide ? En quoi peut on comparaître une résistance organisée à une secte ? est ce que les résistants français prêt à casser leur cyanure était à l’origine des attentats suicides ?
    Bien que paru dans le monde diplomatique l’article suit à peut prêt les erreurs et les raisonnements de services chargés de lutter contre le terrorisme en Europe et aux Etats-Unis qui ont fait fausse route particulièrement après le 11 septembre.
    C’est dans cet esprit que la DST en France a consacré un temps fou à chercher en vain à prouver que les Moudjahidines du peuple sont des terroristes. Ce confusion entre terrorisme et résistance a laissé suffisamment de répit à la pire espèce du terrorisme c’est-à-dire les attentats suicides qui touchent des innocents partout dans le monde. Un jour les faux spécialistes du terrorisme devront rendre compte de leur grossière erreur.

    Jean

  • Je suis résolument en accord avec le commentaire de Jean.

    L’auteur a voulu illustrer ses propos avec un large spectre d’exemple.

    C’est une excellente initiative !!!

    Toutefois, à vouloir trop bien faire, on finit par faire mal !!!

    En effet, il y a un exemple qui ne peut pas s’inscrire dans la logique de cet article.

    Celui des Modjahedines et de Maryam Radjavi.

    Car 2 confusions l’en empêchent :

    1. Maryam Radjavi et l’oganisation qu’elle préside, présente toutes les caractéristiques d’un mouvement de Résistance opposé à un fascisme islamique et fondamentaliste. En ce sens, les Modjahedins persans s’appuient sur une cause sociale et affiche des objectifs, moralement, légalement et historiquement légitimes et transparents...

    2.L’allusion faite aux très regrettables immolations ne peut faire l’objet d’un exemple d’attentat suicide. J’invite ici l’auteur à revoir sa définition du terrorisme et des attentats. Les actes d’immolation nuisent seulement à l’individu qui, comme ultime moyen de défense a recours à ce malheureux choix.
    Certes un autre choix aurait été possible. Mais n’oublions pas que les libertés et les droits dont on bénéficie aujourd’hui en France notamment, sont les conséquences directes et indirectes des sacrifices et des efforts courageux de beaucoup, qui ont tourné la page de l’Histoire, en l’écrivant avec une évolution meilleure pour l’Homme, et ceci malheuresement avec l’encre qu’a été leur sang...

    Keyvan
    Alors, peut-on confondre Maryam Radjavi avec une présidente de secte qui organise des attentats terroristes ou bien ne serait-il pas plus rigoureux inttellectuellement et moralement de la présenter comme la présidente d’un conseil de Résistance qui s’oppose à la vision moyen-ageuse et intégriste des mollahs et ayatollahs "iraniens" qui forunissent l’idéologie et les moyens matériels de la plupart des réseaux terroristes ????