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Abolir la prostitution : un entretien avec Richard Poulin

Publie le jeudi 22 septembre 2005 par Open-Publishing
5 commentaires

Propos recueillis par Jean-Marie Jacono

Richard Poulin : Abolir la prostitution

Richard Poulin est professeur à l’université d’Ottawa. Ce sociologue québécois est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la pornographie. Il vient de publier « La Mondialisation des industries du sexe » (Imago, 21 euros) qui a eu un grand retentissement au Canada.

 Que représente le « business » du sexe ?

Richard Poulin : J’appelle industries du sexe les productions commerciales des entreprises du sexe, ainsi que les réseaux qui opèrent la traite des femmes et des enfants pour ces entreprises. La prostitution en est l’une des principales activités. C’est un acte marchand qui repose sur un système organisé par des réseaux mafieux et favorisé par des États. La prostitution représentait un chiffre d’affaires de 60 milliards d’euros en 2002.

On estimait à 40 millions le nombre de personnes prostituées dans le monde en 2001, dont 33 millions en Asie du Sud-Est. L’industrie de la prostitution, c’est 5 % du PIB des Pays-Bas, 1 à 3 % de celui du Japon. En 1998, l’Organisation internationale du travail a estimé qu’en Thaïlande, en Indonésie, en Malaisie et aux Philippines, elle représentait entre 2 et 14 % de l’ensemble des activités économiques.

Depuis le début des années 1990, la prostitution a connu un développement fulgurant. C’est aussi le cas de la pornographie (troisième industrie du Danemark), du tourisme sexuel et des prétendues agences internationales de mariage qui mettent « à l’essai », pour des rencontres, des jeunes filles parfois mineures, en Russie et dans les pays de l’Est. Ce n’est alors qu’une forme déguisée de prostitution. Il faut parler de traite des femmes et des enfants de la part de l’industrie du sexe, de même qu’on a parlé de traite des Noirs. Il s’agit d’un nouveau type d’esclavage qui se développe dans le cadre de la libéralisation de l’économie, à l’échelle mondiale : 400 000 personnes en Asie du Sud-Est, 175 000 en Europe de l’Est, 100 000 en Amérique latine et aux Antilles sont soumises, chaque année, à la prostitution.

 Quel est le rôle des réseaux criminels ?

R. Poulin : La mondialisation de la prostitution n’aurait pas eu lieu sans l’existence de réseaux criminels. Chaque année, des dizaines de milliers de femmes - le plus souvent -, sont attirées par des offres d’emploi fallacieuses, achetées par des proxénètes, brisées psychologiquement par la violence, vendues et revendues dans d’autres pays. Bien entendu, elles n’ont aucune autonomie et deviennent des bêtes à plaisir, dont le rendement doit être maximal... Elles sont dépersonnalisées et transformées en objets marchands. Les profits sont élevés dans cette industrie du sexe. Ainsi, en France, une prostituée rapporte à un proxénète entre 460 et 762 euros par jour. Ces profits sont recyclés dans la pornographie mais aussi dans des hôtels, des restaurants, des activités de loisir ou des entreprises légales.

La libéralisation des marchés et la déréglementation de l’économie favorisent les activités contrôlées par le crime organisé. Les conflits armés permettent également de les développer. Cela a été, par exemple, le cas en Bosnie, dans la zone franche créée par la SFOR, où la prostitution s’est développée avec la complicité de membres de l’ONU.

- La légalisation de la prostitution permet-elle de la réduire et de diminuer ces trafics ?

R. Poulin : Non, bien au contraire. La légalisation de la prostitution entraîne un développement de celle-ci. Aux Pays-Bas, il y avait 2 500 prostituées en 1981 contre 30 000 en 2004. Aujourd’hui, la plupart d’entre elles sont étrangères et opèrent de manière illégale. La prostitution légalisée est considérée comme un travail. Le proxénétisme ne constitue plus un délit, sauf s’il s’accompagne de coercition ou s’il concerne les mineurs, ce qui n’a pas empêché leur prostitution. Dans l’État du Victoria, en Australie, la légalisation a entraîné la croissance des bordels illégaux, le développement de la traite des femmes étrangères et la prostitution des enfants. Ces phénomènes se produisent partout où la prostitution est légalisée. Toutes les études le montrent. La prostitution légale a pour résultat le développement de la traite et, par conséquent, son contrôle par le crime organisé.

 La description de cette situation vous conduit à préconiser l’abolition de la prostitution au nom du respect de la personne humaine. Que pensez-vous alors des positions en faveur du droit de se prostituer ?

R. Poulin : Il faut d’abord rappeler que la plupart des États s’opposent aux conditions de la traite et non à la prostitution elle-même. Lutter contre la marchandisation du corps et des activités sexuelles doit conduire tous ceux qui se battent pour une société plus humaine à obtenir l’abolition de la prostitution. Le cas de la Suède1, où on estime à moins de 100 personnes le nombre de prostituées, où aucune traite n’existe, prouve que cet objectif est réalisable.

Les prises de position de Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet, d’une part, d’Élisabeth Badinter, d’autre part, en faveur de la liberté de se prostituer sont typiques d’une vision libérale. Pour elles, il s’agit d’un simple contrat entre une personne qui vend un « service sexuel » et un consommateur qui l’achète. Comme si se prostituer pouvait se résumer à un travail librement choisi, comme si vendre son corps et son intimité était un acte sans conséquences !

Le libéralisme moderne a promu une éthique et un idéal de liberté individuelle qui permet toutes les dérives et avalise tous les mécanismes de contraintes marchandes et oppressives. Les personnes prostituées - femmes, enfants ou hommes - sont toutes des proies du système prostitutionnel et proxénète, donc des victimes. Ce ne sont pas les féministes partisan(e) s de l’abolition qui en font des victimes, mais le système proxénète. L’impact de la mondialisation libérale est le facteur dominant dans l’essor de la prostitution aujourd’hui. Lutter pour l’abolition, c’est se prononcer contre la monétarisation des rapports sociaux et la transformation du sexe en marchandise.

Propos recueillis par Jean-Marie Jacono

1. Pays ou l’interdiction de la prostitution est en vigueur

http://www.lcr-rouge.org/article.ph...

Messages

  • La vision libérale de la prostitution, prônée notamment par Houellebecq ou Catherine Millet, est le modèle dominant. On l’observe dans l’industrie du porno. Dans les années 70, les acteurs et actrices avaient encore un certain sens de la transgression. Aujourd’hui, cela a totalement disparu. Leur seule motivation est l’argent. Le plaisir aussi, disent-ils, mais le plaisir c’est une motivation très secondaire.

    www.20six.fr/stephanski

    • On ne peut que souhaiter une large diffusion du livre de Richard Poulin qui éclaire de monstrueux aspects de la mondialisation en cours et donne froid dans le dos quand on songe aux positions de certains et certaines qui tendraient à nous faire prendre prostitution et porno pour des activités somme toute comme les autres où les ètres humains "choisiraient" de vendre leur corps comme n’importe quel-le prolétaire au patron... Le parallèle avec la traite des Noirs est assez pertinent , en effet on ne syndique pas les esclaves , on se bat pour l’abolition de l’esclavage . Bien entendu , quand les esclaves s’organisent on est à 1OO% à leur coté contre les esclavagistes ! Jean-Charles Albert

    • C’est là une illustration de la “liberté libérale”.

  • J’ai lu ce livre de Richard Poulin. Il décrit une réalité extrêmement troublante. À plusieurs reprises, j’ai dû arrêter de lire tant j’en était bouleversée. Désolant de voir où notre société en est rendue. Sous prétexte d’une liberté absolue (mais quelle liberté ? en faveur de qui ?) l’acceptation implicite de la prostitution et de toutes les industries du sexe a corrompu les rapports sociaux de tout un monde. Déprimant !