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Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe (Les Cahiers du journalisme)

Publie le dimanche 19 juin 2005 par Open-Publishing

Les Cahiers du Journalisme, N°14, Printemps-Été 2005

Olfa Lamloum, Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe,
La Découverte, Paris, 2004, 143 p.

de Taïeb Moalla

Journaliste, auteur et ancien correspondant en Tunisie du journal Le Soir (Belgique)

« Le monde regarde CNN et CNN regarde Al-Jazira. » C’est par ce slogan, affiché dans le siège d’Al-Jazira (« la péninsule » en arabe), que la politologue Olfa Lamloum introduit son livre consacré à la chaîne qatarie. À la limite de l’arrogance, le slogan résume à lui seul les ambitions d’Al-Jazira : être la principale source d’information au monde. Au grand dam de ses pourfendeurs, la chaîne semble réussir son pari fou.

Dans ce livre fort bien documenté, Olfa Lamloum décrit une chaîne de télévision qui, malgré les contradictions inhérentes à ses origines, à son financement, à ses choix éditoriaux et à sa couverture médiatique, contribue à remodeler l’espace médiatique arabe et mondial. Créée en 1996, Al-Jazira se singularise rapidement par sa liberté de ton. Elle ose aborder des thèmes, tels l’opposition politique, les réformes démocratiques, l’alternance au pouvoir, jusqu’alors tabous dans le monde arabe. S’y expriment librement, et régulièrement, des opposants politiques ayant rarement eu accès auparavant aux médias de leurs propres pays et d’anciens acteurs majeurs de la scène politique dans le monde arabe, qui réécrivent l’histoire officielle de leurs États.

Au moment du lancement de la chaîne, le 1er novembre 1996, la plupart de ses journalistes proviennent du service arabe de la BBC, disparu quelques mois plus tôt. « La commission spéciale [chargée par l’émir du Qatar, en février 1996, d’établir une chaîne « satellitaire » à Doha, capitale du Qatar] trouve dans les deux cent cinquante chômeurs de l’ancienne BBC Arabic News un intéressant réservoir pour la future chaîne. Une quinzaine des meilleurs journalistes est engagée et constitue son noyau fondateur , l’estampillant de leur culture BBC » (p. 56).

Ainsi, les téléspectateurs du monde arabe, habitués à la langue de bois de la presse officielle de leurs pays, bénéficient allégrement de l’éthique journalistique pluraliste d’Al-Jazira résumée par le slogan « l’opinion et son contraire ». Encore plus qu’un slogan, il s’agit d’un leitmotiv que la chaîne respecte scrupuleusement lors de toutes ses émissions consacrées, pour l’essentiel, à l’information. Non seulement Al-Jazira révolutionne-t-elle le paysage médiatique arabe, mais elle contribue à équilibrer le rapport de forces politiques au sein de ces états autoritaires en offrant aux acteurs politiques du monde arabe un auditoire de quelques millions de téléspectateurs. « The Washington Institute for Near East Policy peu favorable aux « causes arabes » avance quant à lui en février 2003 le chiffre de 50 millions de téléspectateurs par jour, dont 15 millions en Europe et en Amérique » (p. 18). La fréquentation du site Internet (en arabe) d’Al-Jazira est impressionnante : 250 000 connexions quotidiennes en octobre 2001 au moment des frappes contre l’Afghanistan (p. 22).

En donnant la parole à des leaders d’opinion qui en sont généralement privés, Al-Jazira suscite l’ire des pouvoirs politiques habitués au monopole de l’information. Olfa Lamloum rappelle, à juste titre, que : « parce qu’elle [Al-Jazira] est trop regardée à leur goût par leur population, les régimes arabes lui ont, pour leur part, souvent déclaré la guerre. Depuis son lancement en 1996 jusqu’au début 2004, plus de cinq cents plaintes émanant de pays arabes ont été déposées auprès du gouvernement qatari contre la chaîne. »

Il est significatif de noter que les plaintes ne sont pas adressées au siège de la chaîne, mais bien au gouvernement du Qatar. C’est que la chaîne, tout en gardant une relative indépendance éditoriale, est une création de l’émir du pays qui la finance. Tout en étant rebelle, le « miroir du monde arabe » possède une autre caractéristique fondamentale : l’ambiguïté. Ainsi, la chaîne défend jalousement les libertés publiques et la démocratie alors qu’elle est financée directement par un émir non élu par son peuple. Elle conteste l’ordre impérial imposé par les États-Unis tout en se faisant le chantre du libéralisme économique. Elle donne la parole à des islamistes extrémistes qui justifient les attentats du 11 septembre 2001, ainsi qu’à des féministes radicales. Elle diffuse les enregistrements d’Oussama Ben Laden et les commente immédiatement en compagnie de responsables du Pentagone. Elle se prononce clairement contre la guerre d’Irak alors que le QG de l’armée américaine se trouve au Qatar, à quelques kilomètres du siège de la chaîne. Elle rend compte, minute après minute, des exactions des forces d’occupation israéliennes contre le peuple palestinien alors le Qatar accueille une (discrète) représentation commerciale israélienne sur son sol, etc.

Si les téléspectateurs arabes découvrent Al-Jazira à l’occasion des débats contradictoires qu’elle abrite et de sa large couverture de la deuxième Intifada déclenchée en septembre 2000, les téléspectateurs européens et américains n’en mesurent vraiment la portée que depuis octobre 2001. Au moment des frappes américaines contre l’Afghanistan, le seul correspondant de presse étrangère présent à Kaboul est un journaliste d’Al-Jazira. Ses relations privilégiées avec les autorités afghanes de l’époque lui permettent même d’obtenir les premiers enregistrements vidéos post-11 septembre 2001 de Oussama Ben Laden, aussitôt diffusés par la chaîne qatarie.

La couverture des frappes en Afghanistan irrite particulièrement l’administration américaine. Contrairement aux chaînes américaines qui se concentrent sur les frappes dites « chirurgicales » et évitent soigneusement de montrer les victimes civiles afghanes, Al-Jazira fait exactement le contraire. Pour une fois, le monopole du sens échappe aux chaînes de télévision occidentales. Si la première guerre du Golfe (1990-1991) a été celle de CNN, les guerres d’Afghanistan (2001) et d’Irak (depuis 2003) sont probablement celles d’Al-Jazira qui : « construit une représentation de la réalité, opère un travail de mise en forme des faits, suggère des connexions, donne une cohérence et une intelligibilité à l’événement [...] Al-Jazira a marginalisé le flux d’informations en provenance du Nord en direction de l’espace arabe. Elle a créé une grille de lecture qui n’est ni plus ni moins idéologique que celle des médias occidentaux, mais qui reflète les vues des peuples dominés du Moyen-Orient et se trouve donc mieux adaptée à leur demande spécifique » (p. 23 et 35).

L’ouvrage se démarque clairement de la vision « néo-orientaliste » qui « s’arroge le droit de traiter avec condescendance tout ce qui relève de l’arabité ou de l’islamité » (p. 13). Il arrive à ses fins en déconstruisant l’image inquiétante et haineuse d’Al-Jazira, qualifiée par ses détracteurs de « chaîne de Ben Laden. »

Même si le livre fourmille d’informations et d’analyses fort pertinentes, nous pouvons déplorer le fait que l’auteure passe totalement sous le silence un épisode important de la couverture, par Al-Jazira, de la guerre en Irak. En juin 2003, Mohamed Jassem Al-Ali, directeur de la chaîne depuis son lancement en 1996, est en effet licencié en raison de sa collaboration présumée avec les services de renseignements de l’ancien régime bassiste irakien. À l’époque, cette affaire fait grand bruit dans la presse arabe et occidentale à telle enseigne que la direction de la chaîne qatarie, fortement embarrassée, choisit de ne pas communiquer. L’absence d’analyse de cette affaire pourrait dénoter une certaine complaisance envers Al-Jazira. Sans pour autant accuser l’auteure de copinage avec la chaîne qatarie, gageons que son livre plaira fortement aux dirigeants et aux journalistes d’Al-Jazira.