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Anarchisme et anti-sexisme : réflexions d’un homme hétérosexuel

Publie le jeudi 27 novembre 2003 par Open-Publishing

Parmi les caractéristiques essentielles qui permettent de définir le
combat libertaire il y a d’abord la critique de l’autorité. C’est ce qui
a fait lutter les anarchistes à travers l’histoire contre les dominations
de l’Etat, du capital et des églises. Tous les anarchistes s’accordent
certainement là-dessus. Mais il n’en va pas de même pour ce qui est de la
question du sexisme et du système politique auquel il renvoie, le
patriarcat.

Disons qu’ on ne s’en fait pas tou-te-s la même idée.
Pour clarifier mon analyse je définirai le patriarcat (comme l’a mis en
valeur la pensée féministe) comme un système aux multiples mécanismes de
pouvoir :
* l’autorité des hommes sur les femmes
* la contrainte des individus à respecter un code de comportement carré
et selon leur sexe
* la domination d’une forme de sexualité liée à l’idée de la reproduction
et donc strictement hétérosexuelle sur les autres (homosexualité,...)

Plusieurs raisons font que, selon moi, l’anarchisme a du mal à intégrer
la critique (féministe - c’est sous-entendu) du patriarcat :

-chronologiques : la critique du pouvoir faite par l’anarchisme date de
l’époque où il s’est constitué en mouvement autonome (après la Commune)
alors que l’explosion féministe a eu lieu il y a 30-40 ans.

-d’extériorité : le féminisme est apparu à l’extérieur du mouvement
anarchiste.

-de genre : le féminisme a été théorisé par des femmes et se présente
avant tout comme le mouvement d’émancipation des femmes, tandis que
l’anarchisme a l’ambition de libérer les deux sexes tout en ayant des
références et des modèles très majoritairement masculins.

-de complexité de l’engrenage du pouvoir qui est décrit : si avant les
années 60 on pouvait voir la résistance à l’ordre établi d’une façon
assez manichéenne dans l’opposition entre ouvriers et patrons, athées et
prêtres, individus et Etat (élus, juges, flics et militaires), le
féminisme est venu chambouler tout ça.

Ainsi il brouille la vision classique bourreau/victime...

1) le groupe des femmes est dominé par celui des hommes

2) chaque groupe est aliéné (dépendant) à des codes auxquels il doit se
conformer

3) les autres formes de sexualités sont rejetés (culpabilisées,
psychiatrisées, jugées contre-nature)

...et en tant que libertaires on se retrouve face à un casse-tête
vertigineux.

On peut très bien être dominé, selon une grille de lecture de lutte des
classes, et avoir un statut de dominant au sein du patriarcat, en tant
qu’homme et hétéro par exemple (c’est mon cas).

Ca peut expliquer que le VAAAG [ Village alternatif, anticapitaliste et
antiguerres, Annemasse 2003 ] ait connu certains paradoxes :

- D’un côté nous étions animé-e-s d’intentions anti-sexistes (c’était
écrit dans la charte du village) et c’est tant mieux...

- mais d’un autre nous avons été débordé-e-s par un manque de réflexion
sur la manière de gérer concrètement ces problèmes (de la blague sexiste
aux man¦uvres d’ intimidations, qui ont pu avoir lieu-sans parler
d’agressions physiques si on en avait eu vent) et souvent énervé-e-s par
la démarche des féministes du Point-G.

Pour ce qui est du Point-G, sa présence nous renvoyait à notre propre
pratique. Et si elles choisissaient de se réunir en non-mixité au nom de
la lutte anti-patriarcat, nous n’avons voulu entendre que le fait
qu’elles se prétendaient plus anti-sexistes que nous.

Une sorte d’habitude à nos modes de fonctionnement nous a fait nous
crisper sur nos positions, comme s’il y avait un combat à l’issue duquel
seul un des deux modèles survivrait (la mixité du VAAAG ou la non-mixité
du Point-G). Du coup, on a cherché à voir ce qui semblait manquer chez
l’autre (la présence des hommes) au lieu de s’interroger sur ce qui
légitimait notre mode d’action.

D’ailleurs, tout en ayant une démarche prétendument anti-sexiste, nous
sommes loin d’avoir multiplié les initiatives anti-patriarcales.

Oui, nous avons tenté une régulation des temps de parole pour essayer de
faire en sorte que les femmes puissent parler autant que les hommes
(bonne chose), mais réduisant notre anti-sexisme à une question d’ordre
procédurier..

Malheureusement il ne suffit pas de se dire anti-sexiste pour ne plus
avoir de préjugés, d’attitudes ou de pensées sexistes. Nous l’avons
peut-être oublié.

En effet comment gommer d’un coup le long processus d’éducation
patriarcale qu’on a subi depuis notre enfance ?

On a intégré ces valeurs et ces normes dans la cour de récré, dans notre
famille, les histoires qu’on nous a lues, ce que les adultes ont attendu
de nous en fonction de notre sexe, par le manque d’éducation sexuelle,
les valeurs véhiculées par la pub, les médias, tous ces films et
histoires qui mettent notre imaginaire dans les rails, le modèle dominant
de sexualité (couple hétéro monogame), les principes et exemples qu’on
donne à nos enfants, le regard des personnes qu’on aime et qu’on ne veut
pas décevoir... Valeurs et normes qu’on reproduit inconsciemment en
attendant des autres des comportements équivalents, et qu’on trouve
bizarres quand ils/elles n’ont pas les mêmes réflexes culturels.
Nous affranchir de ce conditionnement est un travail énorme. Un travail
qui doit nécessairement engager l’intime des individus pour faire se
fissurer les petites cases dans lesquelles on est mis-e-s par le
patriarcat (« vrai homme hétérosexuel » ou « vraie femme hétérosexuelle
 »), pour aller vers une déconstruction des genres, pour se réapproprier
nos sexualités et inventer d’autres manières d’être soi et avec les
autres.

Au seul débat qui allait un peu dans le sens d’une ouverture aux
changements genrés (« Masculinité et autonomie des luttes »), il n’y a
eu qu’une vingtaine de personnes (sur un village de plusieurs milliers
d’individus c’est peu).

Dans la société en général le sexisme est souvent vu comme une question
secondaire. Nous n’avons pas échappé à cette réalité-là.

Le peu de personnes présentes à la discussion a permis une assez bonne
fluidité des tours de parole. Des filles du Point-G étaient là et ont pu
présenter leur démarche. Des gars aussi, plus nombreux, qui ressentaient
parfois un certain malaise dû à un manque de vigilance anti-sexiste
conséquent au sein du village. Sur ce thème il y a beaucoup à dire et à
faire, c’est pourquoi nous nous sommes donné un second rendez-vous pour
poursuivre nos réflexions. Rendez-vous annulé par la situation d’urgence
causée par la répression policière du week-end.

Désolé si c’est long ou chiant à lire, pas très consensuel, je le
reconnaît. Je ne cherche pas à faire de la provoc ni à donner de leçons à
qui que ce soit. J’essaie de parler avec mon coeur, d’ après mon vécu de
mec hétéro dans cette foutue société et au VAAAG.

Et même si tout n’ était pas parfait au village, je suis sacrément
content que ça ait eu lieu. Et plus que partant pour remettre ça.

Je n’ai pas de remède miracle à proposer. Seulement des pistes de
réflexion, des idées sur quoi faire les prochaines fois.

Je pense que des discussions qui traitent d’éléments intimes de nos vies
sont impossibles en gros groupes et sont facilitées en plus petits
groupes (ateliers), voire en non-mixité. En effet, j’ai beau me
considérer comme un garçon relativement ouvert et soucieux des problèmes
posés par les rapports de sexe, je n’ai pas le même vécu que n’importe
quelle femme de la terre : je ne sais pas ce que ça fait de se faire
harceler par des gars dans la rue, je ne connaît pas cette peur, la peur
du viol non plus, mon anatomie est différente... Et elle aura beau me
raconter tout ça, que pour moi ça sera encore abstrait (je ne l’aurai pas
vécu dans ma chair). Sans dire qu’elle pourra être gênée par ma présence
pour raconter son intimité, mes maladresses éventuelles pour lui demander
de justifier son malaise, sa douleur que je ne comprendrai pas. Moi aussi
je pourrai être gêné par sa présence, parce que je serai un peu honteux
des questions que je me pose, de tous ces schémas pas très avouables que
j’ai à remplacer par d’autres et sur lesquels je m’interrogerai avec
d’autres gars. Nous avons des choses bien différentes à déconstruire car
on nous a mis-e-s dans des cases très différentes.

*Des groupes de parole en non-mixité et en petits groupes (sous forme
d’ateliers à thèmes) sont un bon moyen d’avancer individuellement vers
des changements. Sur le long terme ils offrent la possibilité d’inventer
d’autres manières d’être, plus libérées des codes sexistes

*La mise en place d’une équipe chargée des problèmes liés au sexisme
serait intéressante. Elle peut être confiée à une équipe fixe ou tourner
(comme les autres équipes du VAAAG), disposer d’un n° de téléphone et
intervenir pour sortir ceux/celles qui en sont victimes de situations
d’oppression (fait au No Border de Cologne).

*Une organisation collective à grande échelle pour mettre en place des
panneaux bien visibles sur le site et explicitant des situations
sexistes de diverses formes pour sensibiliser « villageois-e-s » et
passant-e-s

Ce genre d’initiatives liées au contenu de la charte du VAAAG telle
qu’elle a été rédigée donnerait une meilleure place à l’anti-sexisme, à
la hauteur des ambitions qui étaient exprimées dans la réalisation de
cette expérience enrichissante, pour nous affranchir du patriarcat,
changer la société, nous changer nous-mêmes.

Je pense que l’ égalité que nous chérissons tellement en tant que
libertaires est à ce prix.

MAKO