Accueil > Autopsie d’un mensonge d’Etat (sur les réfugiés italiens)

Autopsie d’un mensonge d’Etat (sur les réfugiés italiens)

Publie le jeudi 18 novembre 2004 par Open-Publishing
1 commentaire


de Orphée

Jean-Jacques de Felice et Irène Terrel sont bien sûr les avocats des réfugiés italiens et qui se battirent comme de lions contre l’infamie pour Battisti. S’ils ont passé la main sur la cause particulière de Cesare, ce n’est pas par opposition mais parce qu’il n’était pas possible de défendre solidairement un réfugié insoumis dont l’extradition avait été prononcée pour une réclusion à perpétuité, dans la même voix que les réfugiés déjà inquiétés mais pas encore jugés et par conséquent nécessairement solidaires.

S’ils reprennent la plume pour s’élever vigoureusement, c’est bien sûr à juste titre du combat sans faille qu’ils ont mené face au mensonge d’Etat contre l’infamie et pour Cesare, sans se désolidariser ici, tandis que les nouveaux avocats de Cesare travaillent sur le dossier qu’ils vont déposer devant le conseil d’Etat. Ces deux actions paraîtraient-elles séparées opèrent dans un même objectif ; il ne s’agit pas d’une division. Il ne faut pas relâcher de les soutenir ; si les choses vont mieux elles ne sont pas encore résolues...


Autopsie d’un mensonge d’État

par Jean-Jacques de Felice et Irène Terrel, avocats.

Quel désaveu plus humiliant la Cour de Strasbourg pouvait-elle infliger à ceux, et ils sont nombreux, qui depuis des mois lui ont prêté sans retenue les pires aberrations juridiques, que la décision Sejdovic du 10 novembre 2004 ? Car on ne peut impunément faire dire à la Cour européenne des droits de l’homme ce qu’elle n’a jamais dit. Dès l’arrestation de Cesare Battisti, un certain nombre d’hommes politiques relayés par des juristes, italiens et français, se sont employés sans relâche, par médias interposés, à laisser croire non seulement que la justice des années de plomb avait été irréprochable, mais encore que la Cour européenne des droits de l’homme avait « validé » (sic) l’actuelle procédure italienne de « contumacia ».

Il s’agissait en réalité de préparer le terrain pour obtenir coûte que coûte une extradition que rien pourtant ne devait autoriser.

Rien : ni l’asile officiel accordé depuis vingt ans par notre pays aux réfugiés italiens, ni les refus judiciaires intervenus en 1991 dans le même dossier, ni enfin la jurisprudence constante des cours françaises qui, depuis une quinzaine d’années, refusent les extraditions en considérant à juste titre contraire à l’ordre public français et européen la procédure italienne de contumace.

Mais il n’était pas si facile de balayer d’un coup de bluff politico-juridique tant d’arguments déterminants.

Pour arriver à cette fin, indigne d’un État de droit et de son éthique affichée, il aura donc fallu frapper fort, et dans un même élan diaboliser l’homme et légitimer les procédures.

La campagne orchestrée en ce sens a partiellement porté ses fruits puisque le 30 juin dernier la cour de Paris, sans nul doute emportée par ce vent mauvais, désavouait soudain quinze ans de jurisprudence et vingt ans d’asile en autorisant l’extradition de Cesare Battisti, aux termes d’une argumentation stupéfiante selon laquelle, en raison de sa « conduite », un accusé se voyait « exclu du bénéfice des droits définis à l’article 6-1 (garanties du procès équitable - NDLR) de la CEDH... »

L’affaire Sejdovic, d’ailleurs déjà évoquée, mais en vain, lors des débats devant la chambre de l’instruction, vient donc jeter le discrédit sur l’arrêt du 30 juin, et désavouer ceux qui ont cru pouvoir s’appuyer sur une prétendue jurisprudence européenne pour mieux abuser l’opinion.

Relisons quelques propos ayant contribué jour après jour à distiller le venin de la désinformation :

15 février 2004. Au Grand Jury RTL/le Monde, M. Dominique Perben : « La justice italienne a modifié ses règles de procédure... Il n’y a plus de possibilité de jugement par contumace sans la présence ou sans la représentation. Donc nous sommes maintenant dans un système de procédure tout à fait classique... »

6 mars 2004. Dans le Figaro, MM. Pierre Lellouche, Claude Goasguen et Philippe Gougeon : « Depuis 1989, l’intégralité de la procédure par contumace italienne a été validée par la Cour européenne des droits de l’homme... »

15 mars 2004. Dans l’Express, M. Armando Spataro (ex-procureur à Milan) : « Le jugement par contumace est irréprochable lorsqu’il obéit à certaines règles, comme c’est le cas chez nous et comme l’a reconnu récemment la Cour de justice de Strasbourg... »

22 mars 2004. Dans le Figaro, M. Claude Choquet, président de l’Association française des magistrats instructeurs, et dont on peut se demander au passage de quel droit il intervenait publiquement dans une affaire en cours qui ne le concernait en rien : « La procédure italienne par contumace, qui respecte pleinement les droits de la défense, a été validée par les juges de Strasbourg en 1993... »

II fut relayé quelque temps plus tard par M. Pierre Kramer, substitut général à la cour de Paris.

2 juillet 2004. Dans la Croix, encore Armando Spataro : « Le jugement par contumace obéit à des règles bien précises. Et sur ce point, l’Italie a été irréprochable. D’ailleurs, la décision a été reconnue pleinement légitime par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. » (En réalité, la cour de Strasbourg n’a même jamais été saisie du cas Battisti... - NDLR.)

Le même jour, M. Jacques Chirac lors du 23e sommet franco-italien : « Depuis 1989, la loi italienne a changé et elle a été définitivement jugée par la convention (sic) européenne des droits de l’homme comme parfaitement respectueuse des exigences des droits de l’homme. C’était donc un élément nouveau, évidemment considérable... »

Ces quelques exemples d’affirmations péremptoires démontrent comment amener, à coups d’approximations et de mensonges, une opinion publique conditionnée à admettre les entorses à l’État de droit et à la morale politique.

Pourtant, nous l’avons dit, répété, martelé : jamais la Cour européenne n’a validé la contumace à l’italienne puisqu’au contraire elle n’a cessé de condamner l’Italie, aujourd’hui comme hier, notamment pour sa procédure de « contumacia ».

À l’occasion de l’affaire Sejdovic, la Cour de Strasbourg non seulement condamne l’Italie pour violation des régies du procès équitable, mais encore élargit sa critique du cas particulier à la législation italienne elle-même, constatant que cette violation « tire son origine d’un problème résultant de la législation italienne en matière de procès par contumace, qui peut encore toucher plusieurs personnes à l’avenir (...). La Cour conclut que les faits de la cause révèlent l’existence dans l’ordre juridique italien d’une défaillance... Compte tenu de la situation à caractère structurel qu’elle constate, la Cour observe que des mesures générales au niveau national s’imposent sans aucun doute. »

C’est donc bien en soi que la procédure de « contumacia » est inacceptable, ne garantissant pas aux accusés absents les droits d’une défense effective, et peu importent les quelques modifications intervenues en 1989 qui, si elles ont permis de faire bonne figure, n’ont, comme cela vient d’être aujourd’hui clairement jugé, jamais entraîné pour autant une validation par la Cour de Strasbourg...

À la lumière de cet argumentaire, l’arrêt du 30 juin, réduisant comme peau de chagrin les droits de la défense, fait évidemment piètre figure dans le paysage juridique français, et vient à contre-courant de toute l’évolution jurisprudentielle française et européenne, comme de la loi française du 9 mars 2004, démontrant le caractère éminemment politique d’un tel revirement.

Car tel est le véritable enjeu : nos démocraties conçoivent-elles les droits de la défense comme l’alibi formel d’une justice qui n’aurait alors d’équitable que l’apparence, ou bien ont-elles vocation à faire respecter les droits effectifs de tout accusé ?

La Cour de Strasbourg vient de répondre à cette question fondamentale ; peu lui importe l’apparence d’un droit s’il n’a pas été « effectivement » garanti.

Les procédures italiennes qui conjuguent des déclarations de repentis à l’encontre d’accusés absents avec le caractère définitif des condamnations prononcées ne peuvent qu’inciter au refus de toute extradition de l’un quelconque de ces réfugiés, et c’est en ce sens que se sont prononcées les cours d’appel françaises jusqu’au 30 juin 2004...

Le 11 octobre 2000, la cour d’appel de Bastia refusait l’extradition d’un réfugié italien en ces termes :

« II apparaît que la procédure de contumace italienne, en ce qu’elle porte une atteinte grave aux droits fondamentaux de la défense, est contraire à l’ordre public français... »

Sans aucun doute, l’Italie devra modifier sa procédure de contumace, mais les « années de plomb » resteront hors du champ des futurs changements législatifs.

Il faudra bien reconnaître qu’un quart de siècle après les faits plus aucun nouveau procès ne peut être équitable : dépérissement des preuves, qui d’ailleurs n’en étaient pas, disparition des témoins éventuels, etc. Car, pour être équitable, le procès doit aussi se tenir dans un délai raisonnable, autre condition posée par la jurisprudence européenne, et trente années écoulées depuis les faits constituent sans aucun doute un délai absolument déraisonnable... Le nouveau procès à venir pour les réfugiés des années de plomb ne peut être que celui de l’histoire elle-même.

En février 1878, dans l’enceinte du Sénat, Victor Hugo déclarait : « Les guerres civiles ne sont finies qu’apaisées. En politique, oublier c’est la grande loi. La guerre civile est une faute. Qui l’a commise ? Tout le monde et personne. Sur une vaste faute, il faut un vaste oubli. »

En attendant, la France a donné asile à une poignée d’hommes et de femmes issus de ces années-là, ils ont fondé des familles, des enfants sont nés, le temps a passé, créé des droits, et la France se déshonorerait en extradant « vingt ans après » un seul de ces exilés.

http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-11-17/2004-11-17-450105

Messages

  • Magnifique et convaincante démonstration juridique. Le Conseil d’Etat ne devra que se rendre à ces arguments. L’extradition de Battisti est une infâmie judiciaire. Son exécution par l’exécutif français, un Crime. Le mécanisme politico-médiatique de "pression" sur les Juridictions, à coup de mensonges éhontés, est ici parfaitement établi.
    Les ministres français de l’intérieur, le premier ministre, et en dernier ressort, le Président de la République, se couvriraient d’une honte historique ineffaçable, s’ils, s’abritant derrière une manipulation opérée à l’insue même des autorités Judiciaires (françaises et communautaires), se risquaient à exécuter, sous l’autorité de l’Etat et de la France, ce crime que constituerait l’expulsion de Battisti - par une sorte de "lettre de cachet" - vers les prisons italiennes.