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Cohésion sociale : des politiques à l’aveuglette, par des économistes et une sociologue

Publie le jeudi 1er juillet 2004 par Open-Publishing

Jean-Louis Borloo veut une politique ambitieuse en matière de cohésion
sociale : louable intention ! Mais pour évaluer les effets de l’action
publique il faut disposer d’outils fiables, ce qui est encore loin d’être le
cas aujourd’hui. Car l’ampleur de la fracture sociale est grossièrement
minimisée par les statistiques officielles de la pauvreté.

Ainsi, de 1984 à 2000, selon l’Institut national de la statistique et des
études économiques (Insee), le taux de pauvreté relative serait passé de 7,1
% à 6,5 % (Insee Première n°942, décembre 2003). L’Observatoire national de
la pauvreté reprend ces chiffres dans son récent rapport.

Comment fonder une politique sur des indicateurs aussi biaisés, qui ne
reflètent en rien l’évolution des inégalités au sein de notre société ?
La comptabilité nationale élaborée par le même Insee indique pourtant
clairement que les revenus de la propriété ont augmenté (de moins de 8 % du
PIB en 1978 à près de 14 % en 2002). Le nombre de grandes fortunes a
également explosé, comme l’attestent les statistiques de la direction
générale des impôts sur les contribuables à l’impôt de solidarité sur la
fortune.

La baisse de l’impôt sur le revenu, au cours des dix dernières années, n’a
certainement pas contribué à une réduction des inégalités, s’agissant du
seul impôt progressif. Quant au nombre de salariés peu rémunérés, de
chômeurs, de précaires, de sans-domicile, il n’a évidemment pas diminué au
cours des deux dernières décennies. Restaurants du c¦ur, Secours catholique
ou Samu social sont chaque année plus débordés.

D’où vient ce décalage étonnant entre les chiffres officiels et les réalités
sociales ? L’Insee ne semble pas se poser la question. Mais une première
réponse, elle aussi étonnante, apparaît en creux dans les encadrés
méthodologiques : les chiffres officiels ne prennent presque pas en compte
les revenus du patrimoine. En 2003, l’Insee précise que les inégalités sont
évaluées à partir du "revenu déclaré au fisc", lequel comprend "les revenus
du patrimoine soumis à l’impôt sur le revenu hors prélèvement libératoire".
En 2001, la formulation était encore plus floue : "certains revenus du
patrimoine inscrits sur le formulaire" fiscal.

Or, selon l’Insee, les données fiscales ne permettent d’appréhender qu’un
peu plus du cinquième des revenus du patrimoine. Le prélèvement libératoire
à la source, non seulement permet à une très large partie de ces revenus
d’échapper à la progressivité de l’impôt, mais les écarte aussi de la
connaissance statistique. Sans compter l’évasion fiscale, particulièrement
développée pour cette catégorie de revenus méconnue, qui est pourtant à la
fois la plus inégalement répartie entre les catégories de ménages et celle
qui a le plus augmenté au cours des deux décennies écoulées. Entre 1988 et
2002, le pouvoir d’achat des revenus monétaires de la propriété a plus que
triplé (+ 202 %). Fort peu de salariés ont connu une telle progression de
leur pouvoir d’achat...

Cette omission explique sans aucun doute une partie du paradoxe. Sans
compter le fait que l’Insee ne peut prendre en compte dans ses enquêtes les
personnes en situation de grande précarité, et écarte en outre de son champ
d’observation les ménages d’étudiants, soit plus de 10 % des ménages
pauvres. En négligeant les "faux pauvres" (les étudiants) et en ignorant les
vrais riches (ceux qui perçoivent des revenus du patrimoine), l’Insee
minimise grossièrement l’ampleur mais aussi l’évolution de la pauvreté. Si
l’on tenait compte des éléments précédents, le taux de pauvreté serait plus
proche de 10 % que du chiffre de 6 % avancé par l’Insee.

Même si elle était réalisée de façon techniquement irréprochable, l’approche
purement monétaire de la pauvreté ne constituerait d’ailleurs pas un outil
suffisant pour éclairer le débat social sur les inégalités.
L’ampleur de la pauvreté et des inégalités doit aussi être évaluée au regard
de l’accès réel à un certain nombre de droits fondamentaux, dans les
domaines de la santé, du logement, de l’éducation ou de la participation à
la vie politique et sociale. D’où la nécessité, pour évaluer toute politique
de cohésion sociale, de mettre en place une batterie d’indicateurs aptes à
saisir l’ensemble des dimensions pertinentes, monétaires ou non.

Devant la passivité du service statistique public, le Réseau d’alerte sur
les inégalités (RAI) a mis en place le Baromètre des inégalités et de la
pauvreté, ou BIP 40. Il vient de publier la série de 1980 à 2002 (voir
www.bip40.org). Cet indicateur synthétise plus de 40 séries statistiques
couvrant les principaux domaines : emploi, précarité, revenus, santé,
justice, logement... Sa construction s’inspire d’indicateurs analogues
élaborés aux Etats-Unis et au Canada. L’ambition n’est pas de proposer un
"vrai" chiffre de la pauvreté, ce qui serait parfaitement illusoire, mais de
nourrir le débat public en proposant à la fois une batterie diversifiée
d’indicateurs partiels et un indicateur synthétique.

En contradiction avec la baisse de la pauvreté que constate l’Insee,
l’évolution du BIP 40 témoigne d’une dégradation continue des principaux
domaines sur lesquels repose la cohésion sociale dans notre pays depuis le
début des années 1980, avec une pause en 1989-1992. La situation s’était
enfin améliorée en 2000 et 2001 grâce à la reprise de l’emploi et à
certaines politiques gouvernementales, comme la mise en place de la
couverture-maladie universelle ou la réforme de la justice. Malheureusement,
le BIP 40 repart à la hausse dès le début 2002 ; le chiffre de 2003, pas
encore disponible, ne sera sûrement pas bon.

Cette initiative associative se heurte à de nombreuses difficultés, dues
notamment à de faibles moyens et à l’absence de statistiques régulières sur
des domaines importants. Elle repose aussi sur des choix méthodologiques qui
doivent faire l’objet de débats. C’est pourquoi tous ces éléments sont
accessibles sur un site Web. En matière de cohésion sociale, de pauvreté et
d’inégalités, comme dans bien d’autres domaines, la transparence est une
condition nécessaire de l’évaluation de l’efficacité des politiques mises en
¦uvre.

Cette transparence est aussi la condition du débat démocratique. Mais notre
système statistique public n’est pas à la hauteur de cette ambition : il
serait temps de s’en apercevoir, monsieur Borloo.

Pierre Concialdi est économiste (réseau d’alerte sur les inégalités), Jean
Gadrey est économiste (université Lille-I), Catherine Lévy est sociologue
(CNRS), Michel Maric est économiste (université de Champagne-Ardenne,
Reims).

Le Monde