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De retour du Venezuela

Publie le vendredi 26 août 2005 par Open-Publishing
2 commentaires

Par Gianni Vattimo*, La Stampa

Serais-je maintenant en train de retomber dans cette enfance sénile que j’ai tellement anticipée ? Ou serait-ce le désir de me maintenir, pathétiquement et quel qu’en soit le prix, "jeune avec les jeunes", comme disent quelques uns de mes amis engagés à "me sauver de moi-même" ?

Toujours est-il, le fait est que j’ai participé au "Premier Forum International de Philosophie au Venezuela", qui s’est déroulé il y a quelques jours à Caracas, à charge du Ministre de la Culture vénézuélien ou plus encore, du gouvernement de Chavez.

J’ai non seulement participé à une transmission télévisée - Alo Presidente - dans laquelle Chavez a parlé et dialogué avec le public durant six heures et demie, comme il a coutume de le faire chaque dimanche, mais de plus il m’a écouté et répondu quelques minutes à la fin de la transmission, et aussi serré la main et fait l’accolade comme à un ami. J’ignore si Sartre et Simone de Beauvoir revinrent de Chine aussi enthousiastes pour avoir, de manière similaire, rencontré le Président Mao. Mon enthousiasme pour Chavez peut se décrire, en guise de modeste analogie, comme le leur. Simone de Beauvoir, de retour à Paris, annonça que finalement les femmes chinoises étaient libres et leurs droits reconnus. Sartre se consacrait à la diffusion militante de "La Cause du Peuple".

Du reste, avec plusieurs amis "maoïstes", adeptes de Foucault, nous projetions, de manière plus ou moins réaliste ("soyez réalistes, demandez l’impossible") un voyage en Chine pour y véri fier qu’il n’y avait ni fous ni asiles d’aliénés : dans une société réellement socialiste et libre du tabou de la famille ("la fabrique de la folie", comme l’appelait Laing et Cooper), la folie ne devait pas exister. Aussi, maintenant que je me connais bien, je sais que mon enthousiasme pourrait facilement se transformer en (autre) méprise. Alors j’ai élaboré également une réponse à cette objection. Les élections politiques, y compris celles qui sont les plus modérées et "réformistes", ne sont jamais étrangères aux hypothèses mythiques qui constituent l’élément utopique de tout projet de société. Pas seulement : les élections "révolutionnaires" surtout, ou simplement innovatrices, paraissent nécessairement moins "raisonnables" au sens de la rationalité webérienne, qui se nourrit sur fond de "préjugés" ou de moyens déjà stables et pour cela se présentent avec une physionomie plus logique.

Je suis arrivé à Caracas avec une connaissance superficielle du projet de la "Révolution Bolivarienne" ainsi qu’avec un certain degré de suspicion : il s’agissait comme toujours d’un militaire, d’un caudillo hispano-américain traditionnel, ami de Castro (le persécuteur des homosexuels cubains !), qui se maintient au pouvoir en gaspillant ses pétrodollars en initiatives démagogiques qui lui assurent et même lui font gagner l’affection du peuple. D’accord. Mais s’il faut faire une élection entre les démocraties imparfaites d’Europe et des Etats-Unis, actuellement accablées sous le poids de l’argent qui domine les campagnes électorales, et les démocraties imparfaites de Chavez et de Castro (de ce dernier également, dont les violations des droits humains sont largement explicables à cause de la pauvreté de son île et des effets du blocus économique depuis plus de quarante ans), alors moi je choisis ces dernières, au nom de la solidarité envers les plus faibles et pour l’effort que je vois leur dans la construction d’une société plus juste, pas nécessairement plus riche.

Les Vénézuéliens qui ont soutenu Chavez au dernier référendum (il s’agissait de décider s’il devait ou non être destitué, selon les conditions prévues par la Constitution) ont certainement été les plus pauvres, et non la classe moyenne supérieure qui a cherché à tout prix à s’en débarrasser. C’est dans les quartiers les plus pauvres que travaillent vingt mille médecins cubains envoyés par Castro en échange de pétrole et que des enseignants d’éducation primaire conduisent, avec de bons résultats, une campagne d’alphabétisation dont Chavez a raison d’être fier. A cela il faut ajouter qu’en dépit des pressions de l’opposition Chavez n’a jamais, jusqu’à présent, défendu son pouvoir par des méthodes violentes ou policières et que sa révolution respecte au plus haut degré les droits civils que tant de dictateurs sud-américains amis de l’Occident violèrent en toute impunité. Qui va dans les librairies et kiosques rencontre surtout des livres et revues qui discrédite nt Chavez, lesquels circulent librement et assurément sont les préférés de la forte opposition.

Chavez parle à juste titre non de révolution démocratique mais de démocratie révolutionnaire : elle ne se limite pas à vouloir instaurer la démocratie "formelle" que Bush impose à coup de bombardements en Irak, mais cherche à créer les conditions qui accordent à tous les Vénézuéliens la capacité d’utiliser l’instrument de la liberté d’expression, de presse, de vote. Je sais bien que cette considération de démocratie substantielle est tombée en désuétude dans notre langage politique : dangereusement trop inattentive aux libertés individuelles, trop "communiste" et tolérante en ce qui concerne une "dictature du prolétariat" qui pourrait ensuite se transformer en dictature définitive sur la société entière, prolétaires compris. Très bien, mais alors ne devrions nous pas supprimer notre mythologie fondatrice de la Révolution Française ou de l’Américaine (sans parler de la Soviétique) ? Ni l’une ni l’autre ne se limitèrent à "élire" (en vertu de quelles règles, de plus ?) une assemblée constituante, mais conquirent avant tout le pouvoir de former de nouvelles institutions, se légitimant postérieurement à raison de leurs lois et structures "formelles".

Comment aurions-nous pu penser, par le spectacle des dictatures implacables latino-américaines, que le progrès démocratique de l’Amérique latine puisse se réaliser par la seule application des règles (vieilles et asphyxiées) de notre démocratie ? Comparé à mon enthousiasme aveugle pour Chavez, ma cécité antérieure était bien plus grave et bien entendu pas toujours ingénue.

La radicalité de la Révolution Bolivarienne de Chavez, en tous cas, n’a pas prévu une prise violente du pouvoir, lequel bien sûr est détenu légitimement ; au contraire, jusqu’à maintenant, elle est parvenue à contenir les initiatives de la contre-révolution seulement à l’aide de l’instrument électoral et du consentement populaire. Il est très probable qu’avec l’intégration "globale" actuelle, la Révolution Française n’aurait pas été possible : Louis XVI et Marie-Antoinette reçurent sans doute l’aide de pays frères (Budapest et Prague instruisent !). Mais c’est justement sur l’intégration, si j’ai bien compris, que compte Chavez.

Il est possible que les Etats-Unis puissent envahir le Venezuela, si ce dernier avance trop dans la voie d’un certain castrisme. Mais ils ne pourraient pas faire grand chose face à une Amérique latine unissant le Venezuela, la pauvre Cuba, le Brésil, la Colombie, l’Argentine, l’Uruguay et le Chili, pour passer de la démocratie formelle à la substantielle, à savoir la réalisation du projet "faim zéro" de Lula, qui pourra difficilement être mené à bien sans toucher aux structures capitalistes et néocolonialistes de la société. Sur ce point décisif, Chavez a aujourd’hui beaucoup à apporter, y compris à nous les Européens.

*Gianni Vattimo est considéré comme un des plus grands philosophe italiens. Spécialiste de Nietzsche et Heidegger, son principal concept est celui de "pensée (ou ontologie) faible", qui selon lui est le seul qui permette aujourd’hui de "penser l’événement" sans tomber dans les apories des deux tendances antinomiques actuelles que sont l’idée de l’éternel retour, d’une part, et la pensée tragique (l’événement comme coupure radicale), d’autre part. Le professeur de philosophie de l’université de Turin a par ailleurs été député au Parlement Européen.

Traduit du castillan de Gérard Jugant (à partir de la traduction de l’italien d’Isabel Isaaccura, publiée le 09-08-2005 sur le site vénézuélien Aporrea).

Messages

  • Pour parler du Venezuela, faut il reprendre autant de situations qui n’ont rien à voir.
    Plus facile peut être que de juger une situation pour ce qu’elle est, à un moment donné et en considérant seulement l’historique de ce pays...

    Française, j’ai vécu plus de 30 ans en Amérique Latine, Brésil et Venezuela, je suis bolivarienne et chaque fois plus chavista ; les élans philosophiques de personnes de passage me fatiguent, d’un côté ou d’un autre, ils veulent justifier, expliquer, s’excuser d’y croire encore.

    • Je voudrais réagir au propos de cette caramade qui n’apprécie pas les propos de personnes de passage, comme ce philosophe italien, qui ne connaissait pas grand chose du Venezuela, avait des à priori, et en revient changé et enthousiaste. Faut-il s’en plaindre alors que les grands moyens de communication nous présentent du Venezuela de Chavez une image scandaleusement malhonnête. Je crois qu’il faut se réjouir que des intellectuels, des artistes et des militants du monde témoignent des efforts positifs de tout un peuple pour vraiment essayer de changer la vie et s’émanciper.
      Les Vénézuéliens, leader en tête, sont heureux de cet engouement internationaliste, ils en ont besoin, et nous nous avons à apprendre beaucoup d’eux. Chavez a fait un appel au monde pour construire le socialisme du XXIe siècle. Le processus en cours dans ce pays est d’importance mondiale pour le destin de la planète.
      Et les 17 000 jeunes qui se sont rencontrés au Festival Mondial de La Jeunesse au Venezuela, n’est pas une formidable chose ?