Accueil > Etats-Unis"Un grand recul pour l’Etat de droit"

Etats-Unis"Un grand recul pour l’Etat de droit"

Publie le mardi 24 octobre 2006 par Open-Publishing

Après l’adoption par le Congrès de la loi sur la détention des terroristes, le 29 septembre, nous avons interrogé Reed Brody, conseiller de l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch. Son analyse n’épargne pas les Européens.
COURRIER INTERNATIONAL Que pensez-vous de la nouvelle loi sur la détention et le jugement des terroristes présumés ?

REED BRODY Je crois que c’est un grand recul pour l’Etat de droit. Plusieurs volets sont préoccupants : la définition des "combattants ennemis", l’assouplissement des règles d’interrogatoire, l’acceptation de témoignages obtenus par le biais de mauvais traitements. Et, surtout, ce qui me préoccupe le plus est l’élimination de l’habeas corpus, c’est-à-dire le droit pour les détenus de contester devant un tribunal le bien-fondé et les conditions de leur détention. Quand on sait que ce droit est la pierre angulaire du système anglo-saxon de protection des libertés, qui date de la Magna Carta de 1215, on mesure le recul que cela représente.

Comment est-il possible que le Congrès aille à ce point à l’encontre de ce
que dit la Cour suprême ?

Je crois qu’il s’agit d’une question de lâcheté, à cause d’un chantage. Non seulement ils ont voté cette loi, mais aussi ils l’ont fait avec une rapidité qui ne peut s’expliquer que par des considérations électoralistes. Tout le monde savait que le gouvernement se serait vengé d’un vote contre sa loi en diffusant des spots de campagne accusant les récalcitrants d’être en faveur du terrorisme. Aux Etats-Unis, les campagnes électorales se jouent en effet de plus en plus sur des campagnes négatives, des spots grossiers où l’on peut voir, par exemple, des députés aux côtés de Ben Laden. Même si les opinions ont beaucoup évolué depuis cinq ans, la majorité n’étant plus prête à accorder une confiance aveugle au président, il reste cette peur qu’un vote en faveur de la modération puisse se retourner contre le candidat.

Est-il possible aujourd’hui de contester la constitutionnalité du texte ?

Cela a déjà été fait et je ne serais pas étonné que cela se fasse à nouveau. Il faudrait trouver une astuce sur le plan juridique, parce que, justement, la loi prétend retirer aux détenus la possibilité de contester leur détention. Ceci dit, la Cour suprême a déjà rendu par le passé deux avis encourageants à propos de Guantanamo. Elle a jugé que les prisonniers de Guantanamo étaient couverts par la Constitution américaine et qu’ils avaient des droits. Et elle a aussi jugé que les détenus de Guantanamo étaient protégés par les conventions de Genève. Ce faisant, elle a montré la force du système américain du partage des pouvoirs, car même une Cour suprême dominée par des républicains a pu se prononcer de la sorte. Mais les contestations seront plus difficiles cette fois-ci, car, jusqu’à présent, le président avait agi seul et la Cour suprême pouvait dire qu’il n’avait pas l’autorité d’agir ainsi. Mais, maintenant, le Congrès est derrière le président et, dans notre système constitutionnel, ça compte. Le Congrès a entériné les pratiques du gouvernement. Ça va donc être difficile, mais pas impossible. A mes yeux, l’anticonstitutionnalité de cette loi est évidente quand on sait que l’habeas corpus est inscrit dans la Constitution américaine.

La nouvelle loi permet-elle l’utilisation de traitements humiliants contre les terroristes présumés ?

La situation est très floue. Au moment de l’accord entre le gouvernement et les sénateurs McCain, Warner et Graham, quelques jours avant le vote de la loi, on pouvait être optimiste. Mais, au dernier moment, l’administration a unilatéralement changé le projet de loi. Les pratiques autorisées ou bannies ne sont pas inscrites dans la loi. Ce qui est préoccupant, c’est que la loi donne au président l’autorité d’interpréter certains passages des conventions de Genève et notamment l’article 3 commun aux quatre Conventions qui interdit les traitements humiliants et dégradants. Les sénateurs républicains comme Warner ou McCain, qui ont voté pour la loi et qui avaient trouvé un accord avec le gouvernement, ont répété à plusieurs reprises que les mauvais traitements n’étaient pas autorisés dans la loi. Or, dans notre système, les dires des personnes qui ont été les plus actives dans l’élaboration de la loi comptent pour beaucoup lorsqu’il s’agit de l’interpréter.

Vous critiquez l’inaction des gouvernements européens face à ce qui se passe aux Etats-Unis. Que devrait faire l’Union européenne selon vous ?

Cela devrait être un thème de discorde entre les Européens et les Etats-Unis. Quand les dirigeants européens rencontrent Bush, ils devraient dire en privé et publiquement que le gouvernement Bush trahit les valeurs communes à l’Europe et aux Etats-Unis. Au lieu de protéger les Etats-Unis, comme ils l’ont fait à la Commission des droits de l’homme de l’ONU sur la question de Guantanamo, les pays européens devraient aller devant le nouveau Conseil des droits de l’homme de l’ONU avec une résolution condamnant les violations commises par les Etats-Unis au nom de la lutte contre le terrorisme.