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Frère migrant, camarade migrant

Publie le vendredi 24 décembre 2004 par Open-Publishing


de Fausto Bertinotti

Imagine que tu as 20 ans et que tu vis dans un Pays du pourtour méditerranéen, au Sud de l’Italie : tu es Maghrébin, tu es Kurde, tu es Palestinien ; ou que tu vis dans une favela d’une des nombreuses ceintures des métropoles de l’Afrique centrale ou de l’Amérique du Sud ; ou que tu habites dans une périphérie perdue de l’Extrême Orient. Tu meurs littéralement de faim, des maladies facilement déracinables tuent massivement des enfants et des vieillards, le Sida dévore ton peuple, la prostitution est pour la plupart des personnes le seul moyen pour manger, ton espérance de vie est moins de la moitié par rapport à l’Occident.

Des visages de femmes, d’enfants, de garçons et de filles, comme les raconte Alex Zanotelli dans son livre I poveri non ci lasceranno dormire (Les pauvres ne nous laisseront pas dormir NdT), les visages, les voix, le désespoir d’un endroit comme Korogocho, le désespoir des enfants contraints à vivre et à survivre dans le "Mukuru", la grande décharge, où n’arrivent même pas de "bons" déchets, mais plutôt les déchets de rebut, parce que "les riches s’approprient même des meilleures ordures". Et rien ne s’améliore ... bien au contraire, les inégalités augmentent.

Comme dit le père Zanotelli : "Les pauvres deviennent de plus en plus pauvres, à Korogocho ainsi qu’à Salvador de Bahia, à Johannesburg ainsi qu’à Manille. Les aménagements structuraux voulus par le Fond Monétaire International sont lourdement payés par les pauvres. Désormais, ces derniers n’arrivent presque plus à accéder aux hôpitaux, il restent exclus de services sociaux fondamentaux tels que l’école. D’ici quelques années, une bonne partie des enfants de Nairobi ne pourra pas se permettre le luxe d’accéder à l’instruction primaire... A côté de cela, le vieil apartheid, basé sur la couleur de la peau, fait sourire. Aujourd’hui les riches sont ceux qui imposent des lois et des règles que les pauvres, les victimes du vol doivent observer : une morale doublement hypocrite. On contraint ceux qui ont subi le tort à respecter la volonté de ceux qui ont exercé ce tort ".

Et puis, outre la fatigue de survivre, il y a souvent la guerre, la discrimination de cultures, de religions, de peuples, il y a l’arbitre du pouvoir, le mépris de droits fondamentaux.

Même si tu vis dans le moins malheureux de ces Pays, tu penses à combien de raisons il y a pour rester et combien pour partir, à ce que tu laisses et à ce à quoi tu peux t’attendre. Nous en savons quelque chose dans notre histoire récente : les migrants italiens qui quittaient l’Italie pour ce quai de New York où, peut-être, pouvoir recommencer.

Si tu ne meurs pas dans la traversée, tu atteins ce but, mais tu t’aperçois bientôt que ce n’est pas l’Eden - et le spot gigantesque du sort magnifique de l’Occident s’évanouit dans une réalité bien différente.

Toi, dans ce voyage, tu as un espoir et tu arrives dans des lieux qui semblent l’avoir perdu. Tu entres dans un système qui te prend et te repousse en même temps. Il te prend en tant que bras et jambes à utiliser, en tant que marchandise et il prend tout ton temps, tes énergies, ton travail et il te repousse en tant que personne, culture, citoyen, travailleur.

C’est la recette de la droite, c’est la philosophie qui soutient la législation que la droite a produit, c’est la "Bossi-Fini". C’est l’idée de l’Europe, de l’Occident comme forteresse sécuritaire et c’est la tentative de la traduire en une idéologie compacte, celle de Bush, de l’Occident en tant que Bien qui lutte contre le Mal, contre tout ce qui lui est étranger. Mais elle est elle-même une idéologie hypocrite qui cache une fausseté qui doit être dévoilée : essaye de réaliser le rêve de cette idéologie réactionnaire et fais disparaître en une nuit tous les migrants qui vivent et travaillent en Italie, en Europe, dans les opulents Etats-Unis et regarde ce qui se passe : il arrive que le système tout entier des ces économies est bouleversé et balayé.

Et alors, la droite t’utilise : tu sers. Tu sers comme travail vivant à l’intérieur du processus d’accumulation et tu as la possibilité de rester quand et jusqu’à quand tu es utilisable dans la condition d’un esclave dans ce mécanisme. Et ton permis de séjour est en relation directe avec cet état de précarité absolue qui te fait chanter et te rend esclave.

Mais tu trouves aussi, mélangée avec tout cela, une société riche, tu rencontres un système de relations denses : des associations, des mouvements, des organisations du mouvement ouvrier qui s’interrogent elles-mêmes sur le nouveau conflit de classe à l’époque de la globalisation néo-libérale. Tu sembles l’exception mais tu es en train de devenir la règle, tu sembles représenter une condition du travail qui parle du passé (nous pensons au temps où on embauchait sur la place publique) mais, au contraire, tu indiques le futur de la condition de travail, tu indiques le futur proche auquel le présent tend pour tout le monde.

Le travail migrant, de l’intérieur et la délocalisation, de l’extérieur sont les tenailles qui tendent à se refermer sur le monde du travail pour redessiner l’ensemble des relations sociales et des rapports de production.

La précarité, de condition de couches sociales plus ou moins étendues, selon les vicissitudes de l’économie et des rapports sociaux, se fait condition générale.

Pour cette raison profonde, la condition des migrants ne parle pas de l’ancien esclavage, dont nous nous sommes libérés au cours d’un grand processus d’émancipation du siècle dernier, mais de la modernité de la condition du travail servile dans le nouveau siècle.

La condition du travail migrant représente donc, aujourd’hui, l’extrême de la condition de précarisation et de servitude qui se fait paradigme de la redéfinition des rapports de production et des rapports sociaux pour tous. L’autre visage de la délocalisation.

Des migrants donc, non seulement frères, comme c’est d’ailleurs indispensable dans la société humaine, mais camarades, pour la conquête d’un nouveau cours social et politique, partie d’une nouvelle coalition, d’un nouveau mouvement ouvrier.

Voilà pourquoi nous mettons sur le même plan la nécessité d’abroger la loi 30, qui extrêmise la précarisation du travail, la loi Bossi-Fini et la loi Moratti sur l’instruction. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’autres lois indécentes à changer où à effacer mais parce que ces trois lois se tiennent ensemble et représentent les tesselles fondamentales d’une chute globale de la citoyenneté universelle unie par le travail.

Naturellement il ne s’agit pas de les abroger pour revenir à la législation du centre-gauche, pour ne faire que deux exemples, à la loi Turco-Napolitano sur l’immigration (et garder la honte des Centres de permanence temporaire qui, au contraire, doivent disparaître) ou à la loi Berlinguer sur l’instruction , mais pour déterminer une rupture avec le cycle néo-libéral et ouvrir, par là aussi, un cours nouveau.

Migrants, frères et camarades dans la construction de ce que nous avons défini nouveau mouvement ouvrier : voilà le défi devant lequel nous nous trouvons tous. Le néo-libéralisme détermine la rupture de la cohésion sociale, tend à diviser et à séparer les sujets, crée l’illusion du refuge dans une idéologie sécuritaire et de guerre.

Les mouvements, portés par l’ample vague du mouvement alter mondialiste, séparément les uns des autres, n’y arrivent pas, le risque est leur repli dans une logique défensive. Ce n’est qu’en connectant les luttes, en unissant les parcours, en unifiant les projets, qu’on peut reproposer aujourd’hui leur développement ultérieur et leur capacité même de peser. Et seulement cela, ce n’est encore pas assez. Il faut un projet politique d’alternative.

Voilà notre projet. Le projet que nous te proposons, frère, camarade migrant.

Traduit de l’italien par Karl & Rosa de Bellaciao

http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=6883