Accueil > Habitus, violence symbolique et "théorie du complot"

Habitus, violence symbolique et "théorie du complot"

Publie le mercredi 17 février 2010 par Open-Publishing

Les concepts fondateurs de la sociologie de Pierre Bourdieu que sont l’habitus et la violence symbolique me semblent être tout à fait pertinents pour aborder la manière dont les champs médiatique, politique, associatif… abordent la question des attentats du 11 septembre 2001.

Tentons tout d’abord de définir rapidement l’habitus tel que développé par Bourdieu : l’habitus se résume à l’ensemble des expériences incorporées et à la totalité des acquis sociaux appris aux cours d’une vie par le biais de la socialisation. Les agents sociaux développent donc des stratégies, fondées sur un petit nombre de dispositions acquises par socialisation qui, bien qu’inconscientes, sont adaptées aux nécessités du monde social.
Les habitus permettent à un individu de se mouvoir dans le monde social et de l’interpréter d’une manière qui d’une part lui est propre, qui d’autre part est commune aux membres des catégories sociales auxquelles il appartient. Par le biais de cette acquisition commune de capital social, les individus de mêmes classes peuvent ainsi voir leurs comportements, leurs goûts et leurs "styles de vie" se rapprocher jusqu’à créer un habitus de classe. (Wikipédia)
Les habitus ne se résument donc pas à de simples « conventions sociales », car ils sont inconscients et se situent au cœur des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. De plus, l’habitus est un processus par lequel l’individu construit sa propre identité, au sens ontologique, alors que la convention apparaît plus comme une contrainte extérieure à laquelle on peut plus facilement se soustraire.

Voilà pour la définition. Que ceux qui veulent en savoir plus aillent lire Bourdieu dans le texte, et que ceux qui l’ont déjà fait me pardonnent un résumé aussi caricatural que bref, mais le but de cet article n’est pas d’apporter une pierre à l’édifice de la pensée sociologique, mais bien plutôt d’en utiliser des concepts pour, au final, attirer l’attention sur une certaine réalité et tenter de la rendre plus appréhendable.

Les théories du complot sont présentes à divers degrés et sous diverses formes dans les habitus des classes populaires. Elles affleurent de manière régulière dans la culture populaire, des « tous pourris » des propos de bistrots, à une interprétation particulière de la théorie marxiste des rapports de classe qui met en scène les dominants, réunis dans une même pièce et complotant pour asseoir une suprématie d’abord inhérente à un système de production. Les mouvements politiques populistes savent habilement utiliser ces dispositions des classes dominées pour les attirer dans leur giron.
Aussi légitime que soit cette théorie du complot au regard de la position même des classes dominées, la théorie du complot en est-elle pour autant pertinente ? Oui, d’une certaine manière. L’équilibre des pouvoirs qui doit au final protéger la souveraineté populaire et l’intérêt général est toujours fragilisé par des accords plus ou moins secrets, ou de simples connivences entre des pouvoirs, à des échelles variées. La connivence qui existe entre le champ entrepreneurial et le champ politique, par exemple, ne menace-t-elle pas directement le fonctionnement de la démocratie ?

Force est de constater que sur la question de la théorie du complot, des affrontements existent dans des champs très divers, mais qui se recoupent les uns avec les autres, notamment dans les champs médiatique, politique, culturel, associatif... C’est ici que le concept de violence symbolique peut venir nous éclairer sur la question de ces affrontements.
L’œuvre sociologique de Pierre Bourdieu est dominée par une analyse des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. Bourdieu insiste sur l’importance des facteurs culturels et symboliques dans cette reproduction et critique le primat donné aux facteurs économiques dans les conceptions marxistes. Il entend souligner que la capacité des agents en position de domination à imposer leurs productions culturelles et symboliques joue un rôle essentiel dans la reproduction des rapports sociaux de domination. C’est ce que Pierre Bourdieu nomme la violence symbolique, qu’il définit comme la capacité à faire méconnaître l’arbitraire de ces productions symboliques, et donc à les faire admettre comme légitimes. (Wikipédia)

La théorie du complot qui peut relever du bon sens populaire du point de vue des classes dominées, devient pour les journalistes dominants dans le champ médiatique une erreur de jugement liée à l’ignorance, voire à la maladie mentale (paranoïa). Cette violence symbolique, d’autant plus efficace qu’elle reste invisible, apparaît depuis un certain temps avec plus de netteté, ceci étant sans aucun doute lié au développement de l’internet. En effet, sur internet, l’expression populaire de la théorie du complot acquière une nouvelle visibilité, rendant par conséquent de plus en plus visibles les attaques qui la visent. On peut citer, comme moment révélateur de cette violence symbolique, l’émission « L’objet du scandale » du 28 octobre 2009, animée par Guillaume Durand. La violence symbolique a ici précipité (au sens de la chimie) en violence visible sur le petit écran, sous la forme des échanges plus que vifs entre Jean Marie Bigard et Mathieu Kassovitz d’une part, et les chroniqueurs de l’émission d’autre part (Frédéric Bonnaud et Hervé Gattegno). Un autre exemple de cette violence de plus en plus visible est la prise à partie de Frédéric Taddéï sur le plateau de l’émission Pif Paf sur Paris Première le 23 janvier dernier.

Cette violence symbolique qui fait son travail en amont, dans la presse, chez les hommes politiques, dans les partis, au sein des organisations syndicales, au sein du monde associatif, etc… nous nous y confrontons tous les jours dans notre travail de militant d’une association telle que Reopen911. Et paradoxalement, c’est lorsque nous essayons de créer des ponts avec des associations culturelles plus ou moins politisées, des mouvements militants… que nous nous trouvons face à un mur. Nos interlocuteurs n’ont même pas à avancer d’arguments pour expliquer leurs réticences ou leur refus, il leur suffit de se référer implicitement au sceau d’incrédibilité qui frappe tout ce qui peut être assimilé à une « théorie du complot ». Nous ne sommes plus dans une argumentation rationnelle, puisque « la violence symbolique (est) la capacité à faire méconnaître l’arbitraire de ces productions symboliques, et donc à les faire admettre comme légitimes ».
Si arguments il y a, force est de constater que là encore, nos interlocuteurs ne s’encombrent pas d’arguments qui concerne le fond du problème, mais se réfèrent plutôt à des arguments périphériques, mettant ainsi à jours les habitus qui les agissent : « Il y a d’autres sujets plus importants dont il faut s’occuper », « Les gens qui s’intéressent à ce genre de choses sont douteux, voire bizarres », « De toute façon, on ne saura jamais, comme pour l’assassinat de JFK », etc… Ce dernier argument est très intéressant et permet de voir qu’un complot avéré dans l’histoire récente des Etats-Unis a perdu tout pouvoir de questionnement sur le fonctionnement du pouvoir, mais a été habilement rangé dans une boîte à folklore, celle des séries et des documentaires sur les « Xfiles ».
Ainsi, les militants de Reopen911 n’apparaissent-ils bien souvent que comme des militants de seconde zone, venus non pas du monde authentique et authentifié des militants sérieux et reconnus, mais d’un monde étrange, celui de jeunes garçons boutonneux, passant leur temps sur internet, des sortes de « geeks » à tendance paranoïaque ayant du mal à sortir de chez eux pour retrouver la vrai vie et ainsi les vraies luttes.
Demandez à un syndicaliste d’aborder la question du 11 septembre lors d’une assemblée générale ou à un militant de parti politique de questionner ses chefs sur cette même question, et vous comprendrez rapidement que ce genre de choses ne se font pas.

En guise de conclusion, j’anticiperai un reproche qui pourra m’être fait au regard de cet article, celui d’invoquer des concepts sociologiques mal maîtrisés, pour au final défendre des idées en évitant les arguments plus rationnels de rigueur. Tout d’abord, je rappellerai que les arguments rationnels constituent la base du travail des militants de l’association Reopen911, et que de nombreux échanges ont déjà eu lieu sur ce terrain. Mais je tiens tout de même à assumer le fond de ma démarche en exposant clairement ce que j’ai voulu démontrer dans cet article par l’intermédiaire d’une petite anecdote.
Il y a peu, je discutais avec un militant d’extrême gauche, et je me suis à un moment résolu à lui faire part de mes positions à propos des attentats du 11 septembre 2001, sachant déjà que je risquais de me retrouver dans une situation délicate, un peu comme celle d’un invité résolu à ne pas utiliser le couteau à poisson lors d’un dîner en ville. Comme je m’y attendais, il m’a opposé un certain nombre d’arguments du type de ceux évoqués précédemment pour me dire au final que ce genre de militantisme faisait du tort au vrai militantisme en détournant l’énergie qui aurait pu être mise au service du second, au profit du premier. C’était dire en somme que mener ce combat revenait à combattre objectivement les forces de changement social.
Cet article est donc une réponse à cet argument, son but étant de faire s’interroger les acteurs du militantisme « classique » sur leur rôle en tant qu’agents sociaux relayant la violence symbolique des agents dominants dans les différents champs sociaux à propos de sujets comme celui du 11 septembre 2001. Nous sommes un certain nombre à considérer au contraire que ces sujets ont un fort potentiel de changement social qui ne demande qu’à nourrir les luttes qui ont lieu tout autour de la planète.

http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/habitus-violence-symbolique-et-69978