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Italie : 50 heures au commissariat en file d’attente

Publie le mardi 28 décembre 2004 par Open-Publishing


de Piero Sansonetti

Hier après midi Elena est partie travailler, même si elle était très fatiguée
et avait la fièvre. Depuis deux nuits elle ne dormait pas et avait absorbé tout
le froid gelé de ce glacial décembre romain. Elle travaillera aujourd’hui aussi,
elle ne peut pas se permettre trop d’absences : cette semaine elle a déjà été absente
de son travail trois jours de suite et cela lui a coûté pas mal de sous. Elle
travaille à l’heure, elle fait le ménage dans les maisons des Romains. Si elle
ne travaille pas il n’y a pas de paye. Et de la paye, elle en a besoin.

Elena s’appelle en réalité Allona, ou quelque chose dans le genre, c’est un nom russe et ici chez nous personne ne sait le prononcer et encore moins l’écrire, alors elle par commodité se fait appeler Elena, c’est plus facile. Elle est de Moscou, est à Rome depuis plusieurs années, travaille dix, onze heures par jour, plus le temps pour les déplacements et tous les douze mois elle doit batailler avec le permis de séjour. Mardi matin elle s’est mise en file d’attente devant le commissariat, près de Tomba di Nerone (Rome nord, via Cassia), avec tous les papiers qui servent à demander le renouvellement du permis. Si elle a de la chance, cette fois on va lui délivrer un permis qui vaut deux ans. Jusqu’ici elle n’a eu que des permis courts, ceux d’un an. Mardi elle est restée dans la file devant le commissariat toute la journée et puis toute la nuit et toute la journée de mercredi et puis la nuit de mercredi. Elle est arrivée à se présenter devant le policier de service hier matin, jeudi, à midi, épuisée par le sommeil et la fatigue, a livré les documents et on lui a dit que d’ici cinq ou six mois elle peut revenir retirer son permis.

50 heures dans la file, devant le porche du commissariat, dans la rue. Debout, ou assise sur le trottoir, avec son manteau et son plaid. Deux nuits sans sommeil. Deux fois, pendant la journée, Elena a demandé de pouvoir entrer dans le commissariat pour se rendre aux toilettes. On lui a répondu non. Il lui ont dit un peu brusquement que pour le commissariat c’est déjà assez ennuyeux d’avoir tous ces immigrés dans la file devant le porche - chaque jour, chaque nuit - et il ne manquerait plus qu’ils aillent salir les toilettes. Comme Elena avait la fièvre, parce que les nuits à la belle étoile ne sont pas bonnes pour la santé, alors elle a envoyé son fils, qui faisait la file avec elle, acheter une aspirine et a demandé ensuite de pouvoir prendre de l’eau minérale au distributeur automatique qui se trouve dans l’entrée du commissariat, mais là aussi on lui a dit non, que le distributeur de l’eau et des boissons est pour les policiers et pour les Italiens.
J’ai demandé à Elena pourquoi son fils faisait la file avec elle, et elle m’a répondu que le garçon ne faisait la file qu’en journée et qu’ensuite, la nuit, il est allé dormir à la maison. Il est grand, il a 18 ans. Moi, je lui ai dit que j’ai aussi un fils de 18 ans et qu’à cet âge-là ils sont encore des enfants. Elle m’a répondu, en souriant, que les Italiens sont des enfants, les Russes à 15 ans sont des adultes. Ils ne peuvent pas se permettre une adolescence trop longue.

Dans la file avec Elena il y avait plusieurs dizaines d’immigrés. Il y avait une maman avec un bébé de 10 mois, qui a passé toute la nuit avec elle, parce qu’à la maison il n’y avait personne qui pouvait s’en occuper. Elena, au contraire, a voulu avec elle son garçon parce qu’autrement elle ne le voit jamais. "Je le vois le matin, quand il dort encore, et puis le soir, quand il dort déjà". Elena n’est chez elle que la nuit. Elle paye 500 euros par mois pour une pièce et un coin cuisson à Labaro. Avant, elle avait un appartement plus grand, mais un beau jour elle a trouvé la porte fermée avec un loqueteau par le propriétaire. Elle s’est adressée à la police mais n’a rien obtenu. Elle est Russe, le propriétaire était Italien. Puis est intervenu un juge, qui a imposé au propriétaire de laisser entrer Elena au moins pour récupérer ses affaires, les vêtements, les livres d’école de son fils, les valises. Sur un placard Elena avait laissé, cachée, une cassette avec des sous. Elle l’a retrouvée vide. Elle l’a dit aux policiers et ils ont répondu avec un petit sourire : "Madame, n’auront-ils pas été volés par votre fils ?.." Elena a eu envie de pleurer à cause d’ une arrogance si grossière.

J’ai rencontré Elena hier matin en bas de chez moi, pas loin du commissariat. Puis je suis sorti et j’ai rencontré un confrère qui m’a parlé de son journal, un des plus grands journaux d’Europe, où ces derniers jours il y a eu une forme dramatique de lutte avec deux jours de grève et blocus du journal. Empêcher de sortir deux jours de suite un journal (l’information est un service public) est une façon extrême pour exprimer une protestation et une lutte. On ne le fait que pour des motifs gravissimes, qui concernent en général les bases de la démocratie. Cette fois les journalistes étaient en grève parce qu’ils demandaient d’être dédommagés économiquement de la gêne provoquée par un déplacement du siège du journal. D’une zone très centrale de Rome à un endroit éloigné de trois ou quatre kilomètres de Piazza Venezia.

J’ai pensé que parfois nous avons une idée très "changeante" des droits et des ennuis. Pour un journaliste c’est une gêne insupportable un changement d’adresse, pour un employé (italien) c’est une gêne une file de cinquante minutes à la Poste, pour un immigré russe, ou africain, il est normal de passer cinquante heures devant un commissariat.

La semaine dernière nous avons fait un sondage sur Liberazione on-line. Nous avons demandé à nos lecteurs, qui sont tous de gauche comme nous, quel est le plus grand problème auquel devra s’attaquer un gouvernement de gauche. Nous avons cité différents problèmes et indiqué des solutions. C’est la proposition d’abolir la loi Bossi-Fini (loi sur l’immigration approuvée par le gouvernement Berlusconi, NdT) qui a reçu le moins de réponses positives. Seuls 7 lecteurs sur 100 ont estimé que cette loi est la première à devoir être abolie.

Traduit de l’italien par Karl & Rosa de Bellaciao

http://www.liberazione.it/giornale/041224/R_EDIT.asp