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J’ai vu des marines américains tuer des civils

Publie le dimanche 20 avril 2003 par Open-Publishing

J’ai vu des marines américains tuer des civils
Michel Guerrin, jeudi, 04/17/2003 - 05:28

"Tout commence à la frontière entre le Koweït et l’Irak. Je force le passage et j’arrive à Safouane. Des soldats américains prennent l’initiative de déchirer des portraits de Saddam Hussein, dans la rue principale, devant des habitants dont la joie s’évanouit. Ils n’imaginent pas un instant que c’est aux Irakiens de le faire. Que c’est une humiliation. Ces mêmes soldats, trois semaines plus tard, déboulonneront la statue de Saddam, à Bagdad...

Je comprends que la stratégie générale des marines est de ne pas perdre de temps. Dans les villes traversées, il faut faire une démonstration de force et reprendre le chemin, monter le plus vite possible par l’est, par le désert, sans contact avec la population. On a du mal à réaliser à quoi ressemble une armée qui progresse dans les sables. Une fourmilière. C’est plus qu’une ville en marche, c’est un monde dont on ne voit jamais les extrémités. C’est une armée de César, ultramoderne, mécanique.

Les premiers jours, avec des confrères du New York Times et de Newsweek, j’essaie de suivre les convois en 4 × 4, dans une sorte de jeu de cache-cache. A ce moment, nous passons beaucoup de temps avec les 1 500 marines du 3/4 dirigé par le colonel Bryan P. McCoy. Ses hommes nous donnent de l’eau, de l’essence, de la nourriture. En échange de leur tolérance, nous respectons les règles ne pas dépasser le convoi, de camper à tel endroit. On est tout juste tolérés. Le colonel voit bien que les "quelques rigolos se comportent bien". Il sait que nous avons connu plus de guerre que ses troupes.

Pour McCoy, nous sommes sans doute déjà intéressants. On pourra raconter son histoire. Une confiance s’installe. Nous avons le droit de monter en tête du convoi. Les marines sont généralement moins favorisés que l’armée. Ils sont préparés pour les sales boulots, les moins honorifiques. Ils ont les tanks les plus vieux, des fusils M16 les moins modernes. Ils traduisent eux- mêmes USMC (United States Marine Corps) par United States Misgodded Children : les enfants perdus, oubliés de Dieu, des Etats-Unis.

Leur devise est "Search and kill" (Chercher et tuer). L’unité "kilo" se surnomme "kilo killer". Sur les chars sont peints les mots "Carnivore" ou "Blind Killer" (tueur aveugle). McCoy peut lâcher, dans un sourire, "Shame on you" (honte à toi) au sniper qui vient de lui dire : "I’ve got eight sir, but only five" ; littéralement : J’en ai eu huit, mais seulement cinq, ce qui signifie : J’en ai touché huit, mais seulement cinq sont vraiment morts.

Je n’ai jamais vu une guerre avec aussi peu de "retours". L’armée irakienne est fantôme, quasi inexistante. En trois semaines, je n’ai vu de l’adversaire que quelques roquettes, quelques tirs de balles, des tranchées désertées avec un soldat irakien mort à côté d’un morceau de pain et du vieux matériel. Rien qui concrétise une vraie confrontation, rien de comparable à la démesure des moyens américains.

Le 6 avril, nous sommes à la périphérie est de Bagdad, devant un pont stratégique que les Américains appellent le Bagdad Highway Bridge. Les zones habitées sont plus nombreuses. Les snipers américains ont reçu l’ordre de tuer tout ce qui avance vers eux. Cette nuit-là, un adolescent qui traverse le pont est abattu.

Le matin du 7 avril, les marines décident de franchir le pont. Un obus tombe sur un véhicule blindé. Deux marines sont tués. Le passage prend une allure tragique. Les soldats sont stressés, fébriles. Ils crient. Pour ma part, je considère que le risque n’est pas majeur et je suis le mouvement. Eux hurlent, se crient les ordres, leurs positions, entre le fantasme, la mythologie, le conditionnement. L’opération se transforme en passage du pont de la rivière Kwaï.

Après, c’est une portion de terrain ouverte, ils progressent et prennent position, cachés derrière des buttes de terre. Ils sont toujours très tendus. Une petite camionnette bleue se dirige vers le convoi. Trois tirs de sommation, pas très ajustés, devraient la faire s’arrêter. La voiture continue de rouler, fait un demi-tour, se met à l’abri, revient doucement. Les marines tirent. C’est confus, ils tirent finalement de toutes parts. Des "Stop the fire !" (cessez-le-feu) sont criés. Le silence qui suit est accablant. Deux hommes, une femme viennent d’être criblés de balles. C’était ça l’ennemi, la menace.

Une deuxième voiture arrive, le scénario se répète. Les passagers sont tués net. Un grand-père marche lentement avec sa canne, sur le trottoir. Ils le tuent aussi (photo ci-dessus). Comme la veille, les marines tirent sur un 4 × 4 qui longe la berge du fleuve, s’approchant trop près d’eux. Criblée de balles, la voiture part en tonneau. Deux femmes et un enfant en sortent, miraculés. Ils se réfugient dans une masure. Elle est volatilisée quelques instants plus tard par un tir tendu de char.

Les marines sont conditionnés pour atteindre l’objectif à tout prix, en restant vivant, face à n’importe quel ennemi. Ils abusent d’une force inadaptée. Cette troupe aguerrie, suivie de tonnes de matériel, appuyée par une artillerie extraordinaire, protégée par des avions de chasse et des hélicoptères ultramodernes, tire sur des habitants qui n’y comprennent rien.

J’ai vu directement une quinzaine de civils tués en deux jours. Je connais assez la guerre pour savoir qu’elle est toujours sale, que les civils sont les premières victimes. Mais comme ça, c’est absurde.

Au moment le plus dur, la personne qui montre le plus d’humanité est un nommé Doug. Il fait de vrais tirs de sommation. A 800 mètres, il peut toucher un pneu, puis le moteur si cela n’a pas suffi. Il sauve dix vies en deux heures en faisant rebrousser leur chemin à des civils qui viennent vers nous.

Des soldats, désemparés, disent : "Je ne suis pas préparé à ça, je ne suis pas venu ici pour tirer sur des civils." Le colonel oppose que les Irakiens utilisent les habitants pour tuer des marines, que "des soldats sont déguisés en civils, que des ambulances commettent des attentats".

J’ai emmené en voiture une fillette qui avait l’humérus transpercé par une balle. Enrico la tient dans ses bras. A l’arrière, le père de la fillette protège son petit garçon blessé au torse et qui est en train de perdre connaissance. L’homme dit au docteur, à l’arrière des lignes, à l’aide de gestes : "Je ne comprends pas, je marchais en tenant mes enfants par la main. Pourquoi n’avez-vous pas tiré en l’air ? Ou même sur moi ?"

Dans Bagdad, McCoy accélère la marche, ne prends plus le temps de faire fouiller maison après maison. Il veut arriver au plus vite sur la place du Paradis. Les marines ne tirent pas sur la population qui grossit. Le parcours se termine par le déboulonnage de la statue de Saddam. Il y a plus de journalistes que de Bagdadis. Les cinq millions d’habitants sont restés dans leurs maisons.

Propos recueillis par Michel Guerrin

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M. Franks : "Saluer les gens avec le sourire"

Lors d’une visite, vendredi 11 avril, sur la base américaine de Bagram, en Afghanistan, le général Tommy Franks, commandant américain des opérations militaires en Irak, a expliqué avoir retenu quelques enseignements de la guerre contre le régime des talibans. "Nous avons appris, ou confirmé, en Afghanistan un certain nombre de choses que nous avons appliquées en Irak." Il a ainsi donné en exemple "l’utilisation de bombardements de précision et des forces spéciales, l’apport d’aide humanitaire et savoir saluer les gens avec le sourire". "Lorsqu’on travaille à la chute d’un régime comme cela, il est surtout important d’être prêt à apporter une assistance humanitaire à la population", a-t-il ajouté.

"Mes patrons disent bien que l’Irak reste un endroit très dangereux, et évidemment l’Afghanistan reste aussi un endroit dangereux", a-t-il conclu.

ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 13.04.03