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Jack Ralite : DISCUSSION AU SENAT DU BUDGET 2008 DE L’AUDIOVISUEL

Publie le lundi 3 décembre 2007 par Open-Publishing
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DISCUSSION AU SENAT DU
BUDGET 2008 DE L’AUDIOVISUEL
Intervention de Jack Ralite, Sénateur C.R.C.
(Séance du 29 novembre 2007)

Dans les années cinquante, je suis de ceux qui ont acheté une télévision, dont avec ma famille, je me suis régalé des programmes en direct dits des « Buttes-Chaumont ». Titulaire de la première rubrique télévision du journal l’Humanité-Dimanche, j’ai pu nouer des relations amicales et profondes avec nombre de professionnels de « cet instrument nouveau et bizarre… qui se proposait la connaissance et la conquête du public -des publics- et non sa banale satisfaction », comme disait Claude Santelli. A Aubervilliers, nous avons organisé des dizaines de télé-clubs fréquentés par des centaines de personnes que rejoignaient, l’émission en direct terminée, les artistes qui nous avaient ravis et « augmentés ». C’est inoubliable. C’est une des composantes fortes de ma vie et cette télévision de Service Public a été construite par une sorte d’actionnariat populaire aux dimensions du pays (la redevance) sans que l’Etat y mette un sou.

C’est dire ma sensibilité à ce qu’est et surtout devient la radio-télévision française.

Or, actuellement, par-delà les nombreux malmenages qu’elle a connus, on constate gravement, et pour ma part avec colère, comme l’existence pour une part en devenir d’un REGIME SPECIAL dont bénéficient et bénéficieront les grands diffuseurs commerciaux au détriment des artistes et techniciens de télévision, des téléspectateurs, et du service public de la télévision.

Ces toutes dernières années, nous avons en effet été confrontés à une cascade de cadeaux du pouvoir à quelques grands et gros intérêts investis dans ce média.

Lors des débats relatifs à la « Télévision du Futur » (20 novembre 2006), le pouvoir a offert :

  à TF1, Canal + et M6, opérateurs privés, un canal bonus.

  aux nouveaux entrants de la TNT, Bolloré, Bertelsmann-RTL, Lagardère-Hachette et Canal +-TPS, un accès automatique aux futurs réseaux de télévision mobile personnelle.

  aux trois grands opérateurs de télécommunications, Orange, filiale de France-Télécom, SFR, filiale de Vivendi donc liée à Canal +, Bouygues Télécom, filiale du groupe du même nom intimement lié à TF1, le marché de la télévision mobile personnelle.

Lors des débats sur la Politique Numérique (11 octobre 2007), le pouvoir a offert au marché de la télévision mobile le « dividende numérique » à travers la vente des fréquences hertziennes aux enchères.

Pas plus tard que mardi dernier, le pouvoir a offert un échelonnement de paiement pour l’attribution de la quatrième licence mobile U.M.T.S. Pour ce faire, contrairement aux trois premières attributions, il retire au pouvoir législatif sa responsabilité et s’en empare selon un nouveau principe : la concurrence non-libre et faussée. Il y a deux ans, Orange, SFR et Bouygues Télécom avaient eu les trois premières licences et font des marges souvent supérieures à 40 %. Je ne suis pas sûr qu’ils vont accepter sans rien dire la nouvelle méthode suggérée par Free.
Le pouvoir gratifie donc les grandes affaires d’un véritable « droit d’affaire » qui sera protégé du droit des affaires, que Madame Rachida Dati est en train d’alléger.

Mais non contentes d’être à Noël plusieurs fois par an, les grandes affaires demandent, et ont été entendues, des mesures de dérégulation.
C’est le discours ministériel au M.I.D.C.O.M. (9 octobre 2007) annonçant une loi globale pour la fin du premier trimestre 2008 concernant la hausse des volumes publicitaires, l’assouplissement des obligations de production et la levée des seuils anti-concentration. « Tout est positif dans ce projet », concluait un courtier en bourse.

C’est dans ces conditions qu’un décret, devant paraître début décembre, entérinant les votes unanimes du Sénat et de l’Assemblée Nationale sur les œuvres audiovisuelles, a été reporté comme le souhaitaient les chaînes commerciales qui remplissent souvent indûment leurs obligations.

Pourtant dans cet hémicycle, un très beau et profond débat (22 novembre 2006) sur la création audiovisuelle, auquel ont participé les sénateurs Louis de Broissia, Charles Revet, Serge Lagauche, Catherine Morin-Dessailly, le Président de la Commission des Affaires Culturelles Jacques Valade, Jack Ralite, Catherine Tasca, Ivan Renar et le Ministre Renaud Donnedieu de Vabres, avait construit la pensée de ce décret qui s’inscrit dans une politique de soutien à la diversité culturelle et à la création. Le report de ce décret a provoqué, le mercredi 21 novembre dernier, à Paris, au Cinéma des Cinéastes archi-comble, la présence d’auteurs, de producteurs, d’artistes-interprètes, d’agents, de techniciens, de syndicats, tous professionnels de l’audiovisuel qui, à travers vingt organisations, voulaient montrer qu’ils enrageaient contre l’attitude gouvernementale, à vrai dire présidentielle puisqu’on lit dans la lettre de mission du Président de la République à la Ministre de la Culture : « L’objectif doit être de supprimer les incohérences croissantes de la législation actuelle et de permettre l’émergence de groupes de communication audiovisuelle français de premier plan (…) ».

Arrêtons-nous sur le contenu de cette réunion dynamique et résolue de femmes et d’hommes de métiers qui entendent garder et développer les moyens de les exercer.

Premièrement, les chaînes commerciales attribuaient à l’avance, au décret, leurs difficultés supposées.

Deuxièmement, ces difficultés supposées sont démenties par les résultats de ces chaînes commerciales.

 TF1, depuis 1999, a vu son chiffre d’affaires augmenter de 43,1 %, M6 de 104 %.

  TF1, depuis 1999, a vu ses recettes publicitaires croître de 26 %, M6 de 46 %.

  TF1, entre 1999 et 2005, a connu une augmentation de ses recettes diversifiées de 34, 2 %, M6 de 183 %.

Cette bonne santé a conduit TF1 à augmenter le dividende de ses actionnaires depuis 2002 de 30 %, M6 de 66 %.

Troisièmement, 1 % du chiffre d’affaire cumulé de TF1 et de M6 égal vingt millions d’euros, soit vingt heures de fiction en prime-time, ou trente heures de dessins animés, ou cinquante heures de fiction jeunesse, ou cent heures de documentaires. C’est aussi vingt mille journées de travail pour les artistes et les techniciens, sans compter l’activité des auteurs, des prestataires techniques, des agents artistiques, et des entreprises de production.

Quatrièmement, dès l’annonce du report du décret, les perspectives boursières ont dit leur satisfaction : « Nous évaluons les impacts positifs potentiels à 3,7 euros pour TF1 et 1,2 euro pour M6 hors valeur spéculative » (étude de la Société Générale sur le secteur des médias - 2 novembre 2007). « Nous nous attendons à ce que le secteur audiovisuel français connaisse des changements réglementaires importants dans les mois qui viennent, ce qui devrait être un facteur positif pour TF1 et M6 » (étude de Goldman et Sachs sur le secteur des médias - 19 novembre 2007).

Les difficultés supposées des télés commerciales sont bien une comédie de lobbyistes. Face à eux, faisons entendre haut et fort notre solidarité avec les participants à la réunion du Cinéma des Cinéastes qui veulent tout simplement promouvoir la création et le pluralisme culturel audiovisuels.

C’est une ambition à maintenir, à développer, y compris en entrant dans l’ère du numérique. Le décret reporté, c’est-à-dire à renégocier dans le cadre de la mission Kessler-Richard, c’est un renversement de la politique culturelle française qui a toujours comporté le soutien de la nation à la création culturelle.

Si l’on se rappelle que le Président de la République, dans sa lettre de mission du 1er août 2007 à la Ministre de la Culture, met aussi en cause la création dans le spectacle vivant identifiée à « une offre répondant à l’attente du public » et la création du passé en souhaitant « la possibilité pour les opérateurs publics d’aliéner les œuvres de leurs collections », on ne peut être qu’en alerte combative. D’autant que les chaînes publiques (malgré l’insistance de leur Président Patrick de Carolis reçu à la Commission des Affaires Culturelles et à la Présidence du Sénat) se voient limitées dans leur volonté de créer plus. La lettre de mission présidentielle ajoute qu’il faut « réallouer les moyens publics des politiques inutiles (…) au profit des politiques (…) que nous voulons entreprendre ». Autrement dit nous serions, nous, qui avons voté à l’unanimité l’amendement sur le renforcement des obligations patrimoniales, comme les participants à la réunion du Cinéma des Cinéastes, des « inutiles » et des « incohérents croissants ».

Pour le Président de la République, l’utilité et la cohérence croissante, c’est la volonté de grands groupes à qui il offre un « REGIME SPECIAL ». Monsieur Sarkozy devrait connaître René Char : « A tous les repas pris en commun nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide, mais le couvert est mis. » Continuons donc et élargissons notre responsabilité de législateurs. C’est le statut de la création dans tous ses états qui autrement est remis en cause. Les scénaristes réunis à Aix-les-Bains il y a un mois ont été explicites à ce sujet. Lydie Salvayre, dans son dernier roman « Portrait de l’écrivain en animal domestique », montre combien un être écrivant est atteint malgré lui, je dirais presque à son insu, dans son intimité de cœur et de pensée profonde, par un commanditaire opulent. La finance sans rivage abrase la vie, malmène l’imaginaire et l’immatériel qui jouent un rôle de plus en plus important dans la société. Ces méfaits se propagent -nombre de journalistes en témoignent- dans la presse quotidienne et hebdomadaire quand elle devient propriété ou rachat par les grands groupes. Tout le monde sait la bataille qu’ont dû mener les journalistes des Echos et de La Tribune face à L.V.M.H.

Oh, je sais, on m’objectera alors, au sujet de mon beau souvenir de la télévision des Buttes-Chaumont : « Mais vous êtes passéiste ! ». Je répliquerai avec Pierre Schaeffer, cet immense homme de musique, de télévision, de radio, d’innovation :

« L’archéologie, comme on le sait,
n’est pas exclusivement vouée au passé.
Elle enracine le présent.
Elle répond à la question : comment en sommes-nous arrivés là ? »
Nous ne voulons pas, avec les vingt organisations de l’audiovisuel, que nous en arrivions à ce que souhaite le Président de la République.
Chers collègues, soyons utiles, ayons une cohérence croissante et, sans aucune crainte, tenons bien sûr notre amendement unanime du 22 novembre 2006.

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