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L’Europe au service des majors américaines

Publie le dimanche 2 octobre 2005 par Open-Publishing

de Anne Roy

Grâce à elle, les programmes sont coupés par la publicité et non l’inverse. Grâce à elle, ces derniers sont, pour leur majorité, produits en Europe et non pas « made in Hollywood ». Grâce à elle enfin, les téléfilms sont épargnés par la promotion de marques : impossible d’y voir un acteur boire ostensiblement du Coca accoudé à une BMW sur le parking d’un MacDo. Elle, c’est la directive « Télévision sans frontières », qui régule depuis 1989 le contenu de nos télés, définit le nombre maximal de coupures publicitaires et leur durée, impose des quotas de diffusion d’oeuvres européennes. C’est aussi elle qui pose quelques bases de législation en matière de protection des mineurs. Elle n’est pas parfaite. Mais à défaut, elle reste un garde-fou nécessaire. Et pour cause : elle est quasi la seule manifestation d’un semblant de politique européenne en matière d’audiovisuel.

une bataille de longue haleine

Aujourd’hui, ce texte fondateur fait l’objet d’une révision. Fort bien, puisqu’il faut l’améliorer et que, depuis sa mise en place et sa dernière révision (1997), la télé s’est métamorphosée à la vitesse d’un éclair. Pourtant les professionnels de l’audiovisuel sont inquiets et ils ont de quoi. L’améliorer ne pourra se faire qu’au prix d’une bataille de longue haleine. Ils craignent qu’on ne la vide de son contenu.

Surtout après les paroles de Viviane Reding, commissaire à la société de l’information et aux médias, qui veut « que la nouvelle législation européenne sur le contenu audiovisuel soit un exemple en matière d’amélioration de la réglementation : mon objectif est d’offrir à l’industrie des médias en Europe les règles les plus flexibles et les plus modernes du monde ». À la veille de la conférence de Liverpool, dernière rencontre de la Commission européenne avec les professionnels de l’audiovisuel avant l’élaboration de son projet de réforme, cette déclaration a donné le ton des débats - même si la commissaire a par la suite quelque peu modéré son propos. Au coeur de la réforme : la régulation des nouvelles formes que prend l’audiovisuel. En jargon institutionnel, les « services non linéaires » : vidéo à la demande, télévision sur téléphone. La télévision est de plus en plus destinée à sortir du petit écran pour envahir chaque recoin du quotidien. Et ces nouveaux services ne sont encore soumis à aucune réglementation. C’est en leur nom qu’a été engagée la révision de la directive. Pourtant il y a blocage : selon la Commission, il est trop tôt pour réguler un secteur naissant, mais les organisations de professionnels prétendent le contraire. « En réalité c’est exactement le moment d’en discuter », insiste Pascal Rogard, directeur général de la SACD et président de la Coalition française pour la diversité culturelle. « La proposition de directive va être élaborée par la commission, puis elle va rentrer dans la moulinette des discussions entre les États membres, le Comité des ministres, le Parlement européen. Ensuite, une fois qu’elle sera adoptée, elle devra être transposée au sein des États membres. Donc on est plutôt à un horizon 2009-2010. D’ici là, les nouveaux services auront eu tout le temps de se développer. »

des contraintes relativement fortes

Dès à présent les nouveaux médias deviennent les concurrents directs des médias classiques. « En Belgique, c’est l’opérateur de téléphonie Belgacom qui a acquis les droits du foot, reprend Pascal Rogard. Peut-être qu’en France, lors du renouvellement des droits du foot, Canal Plus ou TPS seront concurrencés par France Télécom. À partir de ce moment-là, il ne serait pas normal que les médias soient soumis à des contraintes relativement fortes et que les opérateurs de télécoms n’en aient aucune. D’autant que leur poids économique est important : leur chiffre d’affaires est dix fois plus élevé que celui des premiers. »

Autre point d’achoppement avec la Commission : pour dédramatiser les débats, elle rappelle que les quotas de productions européennes établis par la directive sont des quotas minimaux, et que les États ont le loisir d’aller au-delà. Ce que fait la France, entre autres, en allant au-delà de ceux imposés et en refusant de prendre en compte les émissions de plateau dans la définition d’oeuvre audiovisuelle. Mais la directive stipule également que les entreprises audiovisuelles sont soumises aux règles d’un seul État membre, compétent pour les autres. Et pour déjouer ces règles, certaines sociétés délocalisent dans des pays où elles sont plus avantageuses. C’est le problème des « délocalisations abusives », contre lesquelles le gouvernement français souhaite que soit mises en place des « dispositions nouvelles ».

un enjeu crucial : la publicité

La directive TSF et les obligations qu’elle crée en matière de diversité culturelle a froissé les intérêts américains. « Les Américains ont engagé en 1993 un combat (dans le cadre des négociations du GATT et de l’OMC - NDLR) pour obtenir de l’Europe des obligations de libéralisation de l’audiovisuel, rappelle Pascal Rogard. Ils l’ont perdu. Aujourd’hui, ils ont compris qu’ils n’arriveraient pas à faire baisser les niveaux de production sur les télévisions classiques. Leur bataille se porte donc sur les nouveaux services. Quand l’Europe propose que ces derniers ne soient soumis à aucune règle, elle fait le jeu des majors américaines. » Le directeur de la SACD rappelle avec amertume la courageuse prise de position de Viviane Reding en faveur de la diversité culturelle, et note que « quand il s’agit de lui donner un contenu concret et d’avoir une application des principes de diversité s’agissant des nouveaux services, la Commission n’est plus là. »

Autre enjeu crucial de la réforme de la directive Télévision sans frontières : la régulation de la publicité. Ou plus exactement la dérégulation de la publicité pour la Commission, qui souhaite assouplir les règles en ce domaine. Évidemment, en évitant de réguler le marché publicitaire des nouveaux médias. Mais aussi, concernant les médias classiques, en autorisant le « placement de produit », c’est-à-dire la promotion de marques à l’intérieur des productions, en supprimant la limite horaire de publicité quotidienne et en instaurant une coupure supplémentaire dans certains programmes. Sur ces derniers points, le gouvernement français se montre plus ouvert. Les chaînes thématiques (soutenues par le groupe Canal Plus) s’inquiètent du risque de déstabilisation « en permettant aux chaînes les plus puissantes de capter (...) une part croissante du marché », a fait savoir dans un communiqué l’Association des chaînes conventionnées éditrices de services. Et, le marché publicitaire n’étant pas extensible, ces nouvelles mesures menacent également la presse. Dans un communiqué, le Syndicat de la presse quotidienne régionale a déclaré « avoir pris connaissance avec stupéfaction de la position du gouvernement », lui demandant « de ne soutenir aucune proposition qui pourrait conduire à modifier les grands équilibres du marché en accroissant les ressources publicitaires de la télévision au détriment des autres médias ». L’ensemble des services d’information, pas seulement audiovisuels, ont les yeux rivés sur la Commission. Leur avenir dépend de ce maigre filet de sécurité : la directive Télévision sans frontières.

http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-09-30/2005-09-30-815189