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L’armée turque appelle les laïcs à la vigilance

Publie le lundi 22 mai 2006 par Open-Publishing

Après l’assassinat d’un juge du Conseil d’Etat, le chef d’état-major met en garde le gouvernement d’Erdogan.

par Marc SEMO

Ils accusent le gouvernement islamo-conservateur du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan d’encourager le « terrorisme fondamentaliste » par ses attaques répétées contre la laïcité. L’opposition de gauche et la haute administration, soutenues par l’armée, entendent poursuivre leur mobilisation après les deux grandes manifestations qui ont regroupé, jeudi, des dizaines de milliers de personnes à Ankara, lors des obsèques du juge du Conseil d’Etat Mustafa Yücel Bilgi, assassiné par l’avocat islamiste Alparslan Aslan, 29 ans, qui se proclamait « soldat de Dieu ».

« Coup d’Etat postmoderne ». « Cette mobilisation ne doit pas rester la réaction d’un jour, mais devenir permanente et être poursuivie par tous », a martelé le général Hilmi ÷skok, chef d’état-major d’une armée qui se considère toujours comme la garante des valeurs de la République jacobine et laïque fondée par Mustafa Kemal sur les décombres de l’Empire ottoman. Cette déclaration représente une véritable mise en garde au gouvernement de l’AKP, le Parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis novembre 2002. Par de tels appels à l’opinion publique, les forces armées avaient joué un rôle clé, en février 1997, dans la démission du Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, leader historique de l’islamisme politique turc et mentor de l’actuel chef du gouvernement. Les commentateurs avaient alors parlé de « coup d’Etat postmoderne ».

« L’opération de déstabilisation visant à domestiquer ou à chasser du pouvoir Erdogan s’il se refuse à se couler dans le moule avait en fait déjà commencé depuis quelques semaines », explique Ahmet Insel, universitaire et animateur de la revue Birikim. Mais le processus s’est accéléré après le choc créé par l’assassinat du magistrat du Conseil d’Etat, une des institutions les plus vigilantes sur la législation interdisant le port du voile dans l’administration et à l’école. « C’est le 11 septembre de la République turque », a lancé l’éditorial du grand quotidien Hürriyet au lendemain du meurtre. Ce juge, comme quatre de ses collègues, avait entériné les sanctions administratives contre une directrice d’école primaire coupable de porter le foulard sur la route de l’école. Le quotidien islamiste radical Vakit avait publié la photo des juges, les désignant implicitement comme des cibles. Partisan d’une libéralisation du port du voile, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan avait lui-même durement dénoncé « cette ingérence des magistrats dans la vie privée ». Certes, il a condamné sans ambiguïté l’assassinat, promettant « un châtiment exemplaire » aux coupables. Il n’en a pas moins été traité d’« assassin » et violemment conspué lors des obsèques, auxquelles il a préféré ne pas assister.

Bouclier. « L’AKP, avec la politique menée depuis son arrivée au pouvoir, a encouragé les forces sombres à mener ce type d’action », fulmine un éditorial d’Hürriyet, appelant ouvertement à « se débarrasser de ce gouvernement ». La plupart des grands quotidiens et la presse libérale sont aussi véhéments. Certes, l’AKP a mené les réformes démocratiques qui ont permis l’ouverture en octobre des négociations avec l’UE, mais ce parti montre, depuis, toutes ses limites. Les « kémalistes » accusent Erdogan d’utiliser l’UE comme bouclier pour mettre en oeuvre son « agenda caché ». « La menace intégriste atteint un niveau alarmant », avait mis en garde, en avril, le chef de l’Etat, Ahmet Necdet Sezer, juriste et laïc convaincu, soulignant notamment le danger de « l’infiltration des cadres islamistes dans l’appareil d’Etat ». Son mandat arrive à terme dans un an. Son successeur sera élu par l’Assemblée, où les islamistes disposent de près des deux tiers des sièges, même s’ils n’ont eu que 34,3 % de voix. Les pouvoirs du chef de l’Etat sont limités, mais il peut refuser de signer certaines lois et surtout bloquer des nominations dans la haute fonction publique. Le camp laïque s’inquiète de voir un islamiste occuper un tel poste. Le bras de fer ne peut aller qu’en s’amplifiant.

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