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La lutte des femmes piqueteras argentines

Publie le samedi 27 août 2005 par Open-Publishing

de Eva Amorin

Elles ont été les premières à couper les routes quand leurs compagnons se sont retrouvés sans travail mais elles ont été rendues invisibles. Elles ont lutté pour de la nourriture, pour la santé et pour la dignité, comme elles le faisaient quotidiennement dans leurs foyers. Et avec de la lutte, de l’organisation et de la camaraderie, entre femmes, elles ont commencé à
remettre en cause la place qu’elles occupent : à la maison, dans les organisations et dans le monde.

"Il y a des compagnes qui le racontent dans l’assemblée : je n’ai pas pu aller au "piquete" (barrage de route) parce que mon mari m’a battue, parce qu’il m’a enfermée. Beaucoup ont réussi à faire venir leurs
compagnons et maintenant ils sont tous les deux. Pour cela, le thème des femmes nous a bien aidé... parce que tu as vu que ce sont nous, les femmes, qui sommes sorties les premières.

Pour de la nourriture, pour des postes de travail, pour la santé... et cela a généré des situations très difficiles. Jusqu’à des morts. Il y a eu des maris qui n’ont pas toléré que la femme aille à une réunion, à un "piquete". Cela s’est passé. Je ne
dis pas qu’aujourd’hui cela n’a plus lieu ». Gladys Roldan a conté cela d’une traite mais ensuite elle se tait tandis que le "mate" se refroidit entre ses mains. Au premier étage du refuge pour femmes battues que
l’organisation de chômeuses et de chômeurs, le Courant Classiste et Combatif (CCC) (1) a ouvert début 2004 dans le quartier de La Juanita, à Laferrere (banlieue de Buenos Aires), quelques rayons de soleil entrent
par la fenêtre. Gladys respire profondément et continue :

« Je peux te raconter l’histoire d’une compagne qui participait au
mouvement quand nous étions neuf quartiers, en 1996 (2). La compagne était
d’ici, de La Juanita, et elle s’est séparé de son mari parce qu’elle n’en
pouvait plus. Il était au chômage, elle a commencé à
participer et il est devenu fou, il a commencé à la battre. Puis il est
parti. Le lendemain matin, il est revenu, l’a attachée et lui a mit le
feu. La compagne est morte. Il ne supportait pas qu’elle sorte.

Pourquoi ?

Parce que sortir te change la vie ».

Sortir des quatre murs, de la cuisine, arrêter de servir le mari et les
enfants. Sortir de cette sensation que "la vie s’écoule comme la crasse
dans la machine à laver", que décrit une vieille chanson féministe
mexicaine. Dans les organisations piqueteras, 70% sont des femmes. Depuis
le début -bien que toujours on a parlé des piqueterOS et des chômEURS- ce
furent des corps de femmes, qui sortirent installer la "olla" (sorte de
soupe populaire de quartier), à rendre visible un drame qui a déprimé les
maris, sous alimente les enfants, a assassiné et assassine. En
désobéissant aux ordres conjugaux, elles ont dit stop. Et lors de cette
étape, non seulement elles sont passées de femmes au foyer à travailleuses
sans emploi, mais elles ont commencé à remettre en cause la place des
femmes dans leur propre famille, dans l’organisation et dans le monde.

« Sortir c’est une révolution » , dit Viviana, du Mouvement de
Travailleurs/euses sans emploi (MTD) de Lugano (3), en décrivant quelque
chose qui ne s’est pas passé en un jour, mais qui pour elle, 33 ans, mère
de cinq enfants et femme au foyer depuis l’age de 16 ans, a été un
(heureux) chemin sans retour : « Ma vie avant consistait à me lever à
quatre heure du matin parce que mon mari à cette époque avait un
travail, quand il s’en allait je devais faire les choses de la maison
avant que les enfants ne se lèvent, puis les préparer, les emmener à
l’école, revenir, leur donner à manger, réaliser les tâches domestiques et
ne pas rater un seul feuilleton télé (novela). Après, il s’est
retrouvé sans travail ».

En 2001, ils ont été invités à une réunion de parents à l’endroit où leurs
enfants recevaient un soutien scolaire. Viviana y est allée. Cela lui a
plut et elle a continué à s’y rendre. Ils parlaient du chômage, des
problèmes du quartier, de faire quelque chose entre tous. Chaque samedi,
son mari la quittait en lui disant la même phrase : tu vas perdre ton
temps. Jusqu’à ce qu’ils montent le MTD. Alors, la vie de son mari a aussi
changé :

« Avant, il était un homme très machiste. Il n’avait jamais changé une
couche, il n’était jamais allé chercher les enfants à l’école -se
souvient Viviana-. Une fois, j’ai même trouvé un travail. Je lui ai dit :
Leoznel, ’je veux aller travailler’. Il m’a répondu : non. Même si nous
avons faim, tu ne vas pas travailler, qui va s’occuper des
enfants ? ’Toi -lui ai-je dit- si tu ne travailles pas’. Il m’a
répondu : ’je ne vais pas m’occuper des enfants’.

Et comment a-t-il changé ?

Et... en étant ici. Il a commencé par un atelier productif (4) et avec
le premier barrage de route, il s’est mit à fonds avec le MTD. Tous les
deux nous changions. Maintenant, je fais tout rapidement, ce ne veux pas
dire que je ne lave pas, mais je suis dans la commission de
l’alimentation, j’ai des réunions et je vais cuisiner. Le matin, si je
suis en retard, il me dit : ’laisse, laisse, je vais terminer de
repasser, vas-y’. Je me rappelle qu’avant je devais lui demander s’il me
laissait sortir, ne serait-ce que pour aller voir ma mère.

Et maintenant ?

Il y a peu je suis partie dix jours. Je n’étais jamais allée seule
nulle part. Je suis allé à Cordoba, à une formation à El Medanito. Mes
enfants ne voulaient pas que j’y aille, jusqu’au dernier jour. La petite
me dit que je préfère plus le MTD qu’eux. Je lui explique que si papa
avait un travail... mais même s’il en avait un. J’aime cela, c’est pour
moi et pour l’autre. Comme ils disaient dans la formation : pour être
militante, il faut être sûre de soi et consciente de ce que l’on veut,
sinon tu ne vas pas pouvoir le faire.

Qui s’est occupé des enfants pendant ces dix jours ?

Le papa. »

LES RENCONTRES DE FEMMES

La première fois qu’elle est sortie cela a été à seulement quelques
centaines de mètres de sa maison. Graciela Cortes avait alors atteint 40
ans quand elle accepta d’enseigner la couture à d’autres femmes au
chômage. « Oui, cela m’entraîna des problèmes à la maison. Malgré le fait
que je faisais toujours le ménage, que je m’occupait des enfants, je
faisais tout, mais j’avais quand même des problèmes. J’ai décidé de
sortir. D’abord, la politique ne m’intéressait pas mais quand j’ai
commencé à manquer, je me suis rendu compte que la politique était
maintenant à l’intérieur de moi. Mon mari me disait de ne pas y aller mais
je lui faisais comprendre : seule je ne vais rien obtenir, il faut être
une multitude ». Graciela était au barrage de dix-huit jours à Isidro
Casanova avec la CCC et elle s’interroge à voix haute : « Cela va me
servir à quoi de lui obéir si de toute façon on se sépare ? Je ne regrette
pas. J’ai fais des choses qu’avant je n’aurais pas faites. Tout cela grâce
à la machine à coudre et aux Rencontres de Femmes. »

« Aux Rencontres ? Elles t’ouvrent la tête. J’ai changé dans les Rencontres. Pourquoi ? Tu vois chaque femme. »

Un moment, Gladis Roldan était enchantée de dire qu’elle faisait partie de
la Sous-commission des Femmes de la commission des habitant de
l’asentamiento (terrain occupé pour des problèmes de logement) Maria Elena
(avec les années, bastion de la CCC à La Matanza (5). Cela
l’enchantait jusqu’à ce qu’elle aille, pour la première fois, à une
Rencontre Nationale de Femmes, en 1989. Durant un débat, une femme lui a
demandé : « Pourquoi est-ce une sous-commission ? Vous pouvez aussi être
dans la commission directive. » Une lumière complice brille dans les yeux
de Gladys : « T’imagines comment nous sommes revenues ! ». La discussion
avec les hommes a duré deux mois. Finalement, toutes sont passées à la
commission directive et la sous-commission de femmes
 qu’elle repose en paix- a été dissoute.

SERVIETTES HYGIENIQUES ET EAU DE JAVEL

Dans les organisations piqueteras, ce sont les femmes qui s’occupent des
comedores (cantines populaires). De même que les bourses aux vêtements et
les premiers soins. Elles sont majoritaires dans les formations, dans les
ateliers productifs. Et beaucoup ont sous leur responsabilité
l’administration des plans sociaux (6) ; quelques unes, en plus, se sont
jointes aux tâches de sécurité (service d’ordre dans les manifestations ou
piquetes). Cependant, récemment -quasiment une décennie après la première
révolte (7)- les petitorios (revendications matérielles exigées au
pouvoir) comportent, avec le lait et le sucre, un élément
exclusivement féminin : les serviettes hygiéniques. « Sais-tu combien de
femmes sont revenues aux pièces de tissu comme au temps de nos
grands-mères ? », interroge Maria Laura Blanco, de la Coordination d’Unité
de quartier (CUBa) (8) de La Matanza. Lors d’un achat, que choisir ? eau
de javel ou préservatifs ? « Parce que dans les salles de soins de la
banlieue de Buenos Aires, il n’y a pas de préservatifs ».

Dans le vaste salon de la CUBa dans le quartier de Almagro de Buenos
Aires, où se réunit la Commission de Femmes de l’Assemblée Nationale des
Travailleurs (ANT) (9), Maria del Carmen Martinez, du Pôle Ouvrier (10),
précise : « La ANT a dans son programme (11) la légalisation de
l’avortement et les droits des groupes GLTTTB (Gais, Lesbiennes,
Travestis, Transsexuels, Transgenres, Bisexuels). Pour les travailleuses
avec ou sans emploi, avoir le droit à l’avortement légal implique une
égalité, au niveau de la santé, avec les femmes de la classe moyenne et
haute qui peuvent se payer des avortements sans le risque d’en mourir ou
de se retrouver en prison ». Maria Laura ajoute : « L’avortement
’artisanal’ est la méthode contraceptive la plus habituelle dans les
quartiers ».

VIOLENCES MASCULINES

A La Matanza, la CUBa a commencé à travailler les situations de violence
parce que le thème, omniprésent, demeurait silencieux : « le type par ici
gagne cinq pesos (1,5 euros) avec son chariot et parce qu’il apporte
l’argent croit qu’il a le droit de taper sa femme, dit Laura. Il y a des
choses qui donnent beaucoup d’impuissance. Alors nous nous sommes
réunies à prendre le maté, dans des ateliers d’éducation populaire, en
faisant des jeux.

Par exemple ?

Nous sommes toutes assises sur un grand banc, ils te donnent des
lettres qui forment le mot « coopérativisme » ; si je suis au bout du
banc, je dois aller où se trouve le « C » sans tomber du banc. Tu
commences comme ça à te désinhiber, tu ris parce que celle qui est grosse
tombe du banc, parce nous nous touchons toutes pour passer... tandis que
nous buvons du maté, en jouant, tu avances dans la
discussion : ’ toi, comment ça va aujourd’hui ?’ ».

Des conversations entre femmes. Intimes et sentimentales.
Transformatrices. Ce fut dans ces discussions -au début coordonnées par la
sociologue Graciela Di Marco- que le Mouvement Teresa Rodriguez (MTR) (12)
a commencé à aborder le thème des violences conjugales. « Cela a été très
productif parce qu’ici beaucoup de femmes ont pu raconter qu’elles sont
violées par leur propre mari. Elles ont pu raconter plein de choses
qu’elles n’auraient pas pu sortir d’une autre manière », dit Susy Paz,
référente du quartier de Ezpeleta.

Le jour où une fille a révélé son angoisse profonde pour la grossesse
 déjà très avancée- qui lui gonflait le ventre, quelque unes se sont
animées à parler de leurs avortements ; d’autres ont répondu qu’un enfant
est une bénédiction, que si on ne l’accepte pas, il vient à la vie avec
ressentiment. Le climat était tendu. Jusqu’à ce qu’une petite vieille
proposa : « organisons entre toutes un ’moisés’( ?) pour que notre petite
camarade n’ait pas ce poids de dire ’il vient, je n’ai rien et je ne le
voulais pas cet enfant, mais vu les circonstances je dois l’avoir’. » Ce
jour-là, dans le groupe elles ont commencé à voir les nécessités des
autres. Et à se respecter dans leurs différences.

Une autre fois est arrivée à la réunion une femme qui vivait avec le
visage marqué. Elles ont parlé de ne pas se laisser utiliser, du droit de
dire NON. La femme a écouté et écouté. A la fin, elle a raconté que son
mari la battait parce qu’elle ne voulait pas avoir de relations sexuelles.
La fois suivante, quand il voulut lever la main sur elle, elle s’est
défendue avec un bâton. Et lui a parlé comme jamais auparavant :

« Tu ne me tapes plus. Je suis un être humain et tu me respectes parce
que moi je te respecte. Je travaille, je descend dans la rue, je fais un
piquete et je me gagne la nourriture avec beaucoup plus de dignité que
toi. Alors tu ne me fais plus jamais cela. Si cela ne te plais pas, tu
t’en vas. » Rosa s’est séparée et est devenue une des militantes les plus
actives de Ezpeleta.

Le personnel est politique. La phrase fait acte pour les femmes et les
hommes, quand l’ensemble de l’organisation défend une camarade. Et cela
survient quelques fois. De la prise à partie à l’expulsion d’un mari
violent dans un quartier de la Veron (célèbre car filmé par une chaîne de
télévision), jusqu’aux piquetes de conviction du Pôle Ouvrier, toutes les
organisations avec lesquelles Proyectos 19/20 a conversé pour cet article
ont raconté leurs expériences à ce sujet. Une fois que la femme décide de
raconter ce qu’elle est en train de vivre -ce qui est peu fréquent- la
première chose est de parler avec l’homme violent. En général, plusieurs
femmes le font ensemble. Il lui est expliqué la souffrance de son épouse,
l’existence de groupe pour les hommes violents, et elles insistent pour qu’il se fasse suivre. L’objectif : lui
faire savoir que ses coups ne sont plus silencieux. S’il continue,
l’avertissement est plus énergique. Et, si cela ne suffit pas, un groupe
l’expulse de la maison. En général, il s’agit d’hommes éloignés de
l’organisation.

Gladys se souvient d’une femme qui venait à l’atelier de La Juanita, assez
loin de son quartier, alors que son mari violent continuait à participer
aux assemblées et aux piquetes comme si de rien n’était.

« Pourquoi n’intervenez-vous pas là-bas ? » demanda-t-elle à la
déléguée de la zone.

« Sérieusement, Gladys ? Je peux intervenir ? Parce que pour celui là,
j’en ai vraiment envie.

Pas en le tapant... En lui parlant dans l’assemblée. »

En pleine réunion, la déléguée a lancé : « Nous savons tous ce que tu fais
à ta femme (il lui avait gravement blessé une jambe et lui coupait les
cheveux de force), qu’elle est loin de nous... Tu sais, elle n’est pas seule
parce que nous sommes toutes avec elle, si tu recommences à la toucher, tu
vas voir ce qui va se passer ». Puis l’assemblée au complet s’est rendue à
son domicile et, avec de la peinture, ils ont tracé une ligne au sol. D’un
côté, le lit d’une place avec les enfants, de l’autre le grand lit pour le
mari et la télévision au milieu. Il ne devait pas franchir la ligne.

« QUAND TU TE TAIS, TU TE VOIS PLUS JOLIE »

Quand un homme maltraite, sous-estime ou décide pour la femme qui est à
ses côté, c’est un machisme hérité de 2000 ans de patriarcat. Quand un
homme n’assume pas à égalité les tâches de la maison et ne s’occupe pas
des enfants, il marche sur le chemin que nous impose depuis des siècles le
capitalisme, celui ci offre au travailleur, à l’employé ou au chômeur une
propriété pour qu’il agisse comme patron : « sa femme ». C’est pour cela
que beaucoup d’organisations féministes avancent qu’il faut (aussi)
modifier les relations dans le couple pour parvenir au changement social
(13). Ce mécanisme est tellement invisible et ancré qu’il est difficile
 pour les hommes et pour les femmes- de l’affronter (14).

« Les hommes de l’organisation participent au travail sur la violence ?
Beaucoup pensent que c’est un problème privé, répond Gladys. Quelques uns
nous soutiennent. Juan Carlos (Alderete, chef de la CCC) aussi, il s’est
amélioré à chaque fois plus. Parce qu’au début, il disait ’elles vont
attraper le type et qu’est-ce qu’elles vont faire ’ ? Il avait peur qu’un
d’entre eux sortent avec une arme... et toujours ces blagues.

Quelles blagues ?

’Aaaaaah, les hommes, nous aussi sommes battus et personne ne s’occupe
de nous’.

Qu’est ce que vous répondez ?

Ce n’est pas si facile. Cela a été très dur pour les femmes de sortir.
Dans le mouvement de chômeurs, celui qui boit ou vole est sanctionné mais
celui qui bat sa femme, non. Nous en sommes là. »

Maria del Carmen Martinez révèle quelque chose d’identique : « Nous
aspirons à ce que dans nos organisations, les hommes violents ne peuvent
pas être dirigeants ni intégrer une fonction de direction. Au Parti
Ouvrier (PO), celui qui bat sa femme reste dehors. Ceci, dans les Pôles
(organisations de chômeurs du PO) n’est pas aussi facile. » Dans le
mouvement Teresa Rodriguez, les ateliers de femmes ont été mis en place à
l’initiative de la direction masculine, en raison des remarques de
hollandaises lors d’un travail en commun qui ont signalé que dans
l’organisation elles voyaient « beaucoup de machisme ».

« Elles veulent agrandir la cuisine », « maintenant il y a des réunions
tuperwares », ce furent les plaisanteries dans la Veron quand a commencé
l’assemblée de femmes. Sur le tableau des activités, à côté de l’horaire
de l’assemblée, quelqu’un a écrit « allez laver les assiettes ». Dans les
réunions sur le pont Pueyrredon (15), les femmes ont découvert que la peur
de déranger le camarade, la peur d’une réponse agressive, la peur du
ridicule, fait qu’il est plus facile de mettre le corps que la parole.
Cependant, il faut toujours ré expliquer à un camarade pourquoi ce n’est
pas encore le moment de travailler les thèmes de genre en groupes mixtes.
Monica, 22 ans, membre du MTD Almirante Brown, précise : « Ce que le MTD
nous apporte à nous, la majorité des femmes, c’est la participation, le
fait d’avoir la parole, même s’il faut parvenir à ce que les camarades
t’écoutent ».

« A quoi te réfères-tu ?

Dans une assemblée, quand un homme parle, c’est ’attention, le camarade
est en train de parler’. Et lorsque nous voulions parler, nous devions le
dire deux ou trois fois parce que hommes et femmes commençaient à
chuchoter. Il est aussi en nous d’accorder plus de valeur à la parole de
l’homme que la notre, pour une question culturelle, depuis la naissance,
c’est toujours la parole de l’homme avant tout. Donc les hommes ne
t’écoutent pas ou se moquent de toi quand tu parles, ou autre type de
bêtise. Tu dois parler fort , ’je suis en train de parler’ ».

LUTTER, SUR LA ROUTE COMME A LA MAISON

« Femmes, si tes idées ont évolué / de toi on va dire des petites choses
très méchantes / alors quand tu te tais / tu te vois plus jolie (Cuando
callas te ves mas hermosa) », dit une chanson. En sortant sur la route, le
corps découvre de nouveaux savoirs. Participer à des organisations qui
cherchent à changer le monde, amène à réviser la propre vie. Et cela,
c’est une révolution. La révision émerge aussi dans le couple quand il n’y
a pas de coups et que les deux militent. De leur côté, les femmes
signalent : « ce n’est pas parce que nous militons tous les deux que nous
nous entendons ». Non. Scènes de la vie quotidienne : les deux vont au
piquete, mais quand ils rentrent à la maison, lui s’assoie, se repose et
elle -qui a aussi été toute la journée dans la rue- jette les bâtons, la
banderole et voilà : elle cuisine, nettoie, lave les enfants. Ou il y a
une mobilisation et lui décide : « Je vais à la marche, tu t’occupes des
enfants ». Bien qu’il soit important pour elle aussi d’aller à la marche.
Pour Mariana Zarate, militante de base de la CUBa Capital, au début il lui
arrivait ce genre de choses avec son mari, malgré le fait qu’il est
militant depuis peu. Pour que le couple soit équilibré, ils ont commencé à
partager. « Aujourd’hui par exemple, j’étais en train de faire la
banderole de mon groupe pour la marche de vendredi et lui a nettoyé le sol
et lavé la vaisselle, raconte-t-elle. C’est difficile. Tu dois y aller
lentement. Même si les deux sont dans la militance, c’est tout un
processus. Il faut y mettre beaucoup de volonté. De la même manière que tu
luttes dans la rue, tu dois lutter à la maison ».

NOTES DU TRADUCTEUR

1-CCC : organisation de chômeur/euses liée au Parti Communiste
Révolutionnaire (d’inspiration maoïste). Très hiérarchisée et centralisée.

2-Les organisations de chômeurs (on en compte une quinzaine en
Argentine) fédèrent plusieurs quartiers organisés dans des quartiers
différents, plus ou moins indépendants les uns des autres suivant
l’organisation dont ils font partis. Les organisations des partis
d’extrême gauche fonctionnent de manière verticale, à l’aide d’une sorte
de "comité central".

3-MTD Lugano : Quartier sud de la banlieue de Buenos Aires. Mouvement
indépendant et autonome, anciennement membre de la Coordination Anibal
Veron, maintenant du Front Populaire Dario Santillan.

4-Il existe dans les organisations des "ateliers de productions"
(boulangeries, jardins collectifs, fabrication de briques,
conditionnement de produits ménager...) dont les produits sont destinés à
l’auto-consommation ou à la vente à l’extérieur. Le plus souvent
autogérés collectivement, on peut les considérer comme les embryons d’une
économie parallèle. (Voir l’article « Argentine : derrière les blocages
des routes »).

5-La Matanza est le quartier le plus grand, le plus peuplé et le plus
pauvre de la banlieue de Buenos Aires.

6-Planes trabajar o ’jefes y jefas’ : « contrats » de 20 heures par
semaine payés 150 pesos (50 euros) par mois utilisés par les
collectivités publiques. Ils furent obtenus grâce à la lutte des
piqueteros. Les mouvements piqueteros ont également obtenus la gestion
directe de ces plans, les bénéficiaires travaillent donc « au service »
des mouvements, ce qui d’ailleurs posent quelques problèmes de
« clientélisme », surtout dans les mouvements des partis d’extrême gauche.

7-Voir Raul Zibechi, « Le piquet : identité et forme de lutte », dans « 
Argentine, généalogie de la révolte » (Editions CNT-RP).

8- CUBa : organisation piquetera du Parti Révolutionnaire de Libération
(d’inspiration guévariste).

9- ANT : espace intégré surtout par les organisations piqueteras des
partis d’extrême gauche dans lequel sont décidés des plans d’action au
niveau national. Absence totale de démocratie interne.

10- PO : organisation de chômeurs du Parti Ouvrier (« trostskiste »).

11-« ça ne mange pas de pain » ! Aucun mouvements de lutte n’est
favorisé à la base par ces organisations. Il faut simplement voter pour eux.

12- MTR : Mouvement indépendant mais hiérarchisé. Porte le nom d’une
chômeuse assassinée par la police lors d’un piquete dans la province de
Neuquen en 1996.

13- L’auteure opère un amalgame entre le capitalisme et le patriarcat, ou
au moins les met sur le même plan. Les « relations dans le couple », c’est
à dire la domination de l’homme sur la femme, sont un produit du
patriarcat, non du capitalisme. Mettre fin au capitalisme ne signifie pas
pour autant la disparition du patriarcat. De plus, elle sous entend que la
domination masculine (non répartition des tâches domestiques, ne pas
s’occuper des enfants) serait un « chemin » tracé par le
capitalisme. Ces positions sont largement répandues dans la gauche
argentines.

14- Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir !

15- Tous les mois, les MTDs Anibal Veron coupent le pont pour exiger que
les responsables des assassinats de Dario Santillan et Maxi Kosteki, deux
piqueteros tués en juin 2002 sur ce même pont, soient condamnés. Les
femmes des MTDs ont à cette occasion mis en place une assemblée de femmes
qui rassemble donc des femmes des MTDs toute la banlieue de Buenos Aires.

Par Eva Amorin. "Cuando callas te ves mas hermosa"
Article tiré de Proyectos 19/20, numéro 13, mars 2005

(traduction de Fab, santelmo(a)no-log.org)