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La scène politique et le tiers état

Publie le mercredi 5 juillet 2006 par Open-Publishing
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L’« extrême gauche », au sens d’une fraction de citoyens qui seraient à gauche de tous les autres, ça n’existe pas. Le « Parti », dans son statut majuscule et singulier, ça n’existe plus.

Ce qui existe, c’est une masse significative de gens qui partagent assez profondément une vision du monde et de l’intérêt collectif pour peser sur les grands choix politiques. On l’a vu dans les luttes récentes, du « non » au CPE. Un potentiel d’alternatives qui a ses racines dans toute une histoire sociale.

C’est la « gauche de la gauche ». Méfions-nous pourtant de la lecture linéaire officielle en droite-gauche, qui masque l’essentiel du dispositif politique. Pour s’orienter en politique, il faut prendre les choses autrement, il faut les reprendre à la racine.

Si les sociétés modernes n’étaient que des « économies de marché », elles seraient sous l’influence exclusive de la propriété capitaliste, sous l’hégémonie d’un parti de la propriété et de la finance. Mais elles relèvent en réalité tout autant d’un principe complémentaire et antagonique du marché : d’un processus d’organisation tout à la fois administratif, bureaucratique, managérial et culturel. Et c’est pourquoi il existe un second pôle d’hégémonie : du côté d’une « élite » (autoproclamée) qui se reproduit en monopolisant des titres de compétence, opposables à ceux de la propriété. C’est ce pôle qui avait prédominé durant les Trente Glorieuses, cédant ensuite la place au pouvoir de la finance. Les deux pôles, cependant, alternent en surface sur la scène politique, aux commandes gouvernementales. Les circonstances peuvent les rapprocher, presque jusqu’à la fusion. Ce sont pourtant deux logiques sociales distinctes, conniventes mais concurrentes, dont chacune tend à affirmer son hégémonie sur l’autre. Et par là sur la société dans son ensemble.

À ce binôme se résumerait le jeu de la politique s’il n’y avait, en bas, la classe fondamentale, dont le sort se règle à travers ces mécanismes marchands et « organisationnels », qui sont ceux du capitalisme, avec quelques différences selon que l’on est indépendant, salarié du privé ou du public. Pour s’affirmer comme un tiers pôle, pour affirmer son hégémonie d’alternative, cette classe fondamentale doit d’abord parvenir à faire corps et surmonter les clivages qui la déchirent - aujourd’hui, entre ceux qui détiennent un emploi stable et les autres, sans statut, sans travail ou sans papiers, entre hommes et femmes, nationaux et étrangers, jeunes et vieux. Mais cette union en bas n’est efficiente que si elle se montre assez puissante et attractive pour disjoindre les deux partenaires d’en haut. Ceux d’en bas ont appris à faire la différence entre les « deux pouvoirs ».

Ils ont appris la nécessité - en vue d’isoler le pôle de la propriété - d’une alliance avec le pôle de l’élite (supposée), qui représente en effet un autre mode de socialisation, un pouvoir-savoir, un savoir-pouvoir, comme dit Foucault, qui ne s’exerce qu’en se livrant quelque peu à ceux sur lesquels il s’exerce. Le peuple entretient avec l’« élite » un tout autre rapport qu’avec le « capital » - un rapport en un sens intérieur, car potentiellement et en définitive, l’élite, c’est lui. C’est là le ressort d’une histoire séculaire, celle du « mouvement ouvrier ». Quand cette alliance prend force au point que ceux d’en bas parviennent à faire prédominer leur influence, c’est alors que se produit cet événement que l’on peut, au sens fort, nommer la « gauche ».

Dans le contexte de la mondialisation libérale, cette gauche d’alternative se trouve aujourd’hui quasiment dissoute. Les deux pôles d’en haut se sont rapprochés au point que ce qui se désigne comme « la gauche » et « la droite » tend à se ressembler étrangement. Sous l’égide hypocrite des médias, les deux partenaires occupent la scène. Ils se renvoient chaque jour l’ascenseur. Plus insolents et tapageurs que le clergé et la noblesse, quand le tiers état, qui est presque tout, est traité comme presque rien.

Les divers partis, il est vrai, ne se laissent pas simplement affecter à des pôles définis. La social-démocratie a toujours été partagée entre représenter l’« élite » ou le « populaire ». S’agissant des forces d’en bas, le diagnostic, après la déroute, reste incertain. Et elles sont aujourd’hui devant leurs responsabilités.

Au PCF, il faudrait demander qu’il en finisse avec son patriotisme d’espèce menacée. C’est là, certes, un opium qui l’aide à supporter sa souffrance. Mais un opium suicidaire, dont il devrait chercher à se sevrer. Car il n’a pas fini de souffrir, non seulement de ses propres erreurs, mais aussi de fautes qu’il n’a pas commises, tant est puissant l’ostracisme dont il fait l’objet, vengeance inexpiable. Il ne se transcendera que s’il trouve la force de l’humour : de la distance critique par rapport à sa propre histoire, et à ce qu’on en dit.

Ses scores présidentiels sont loin de rendre compte de l’impulsion qu’il donne en bas, à travers la vie syndicale, municipale, associative et culturelle. Mais il éprouve plus que tout autre, parce que c’est sa raison d’être, la difficulté qu’il y a aujourd’hui à formuler, au-delà des utopies fécondes du XXe siècle, une politique de rupture avec le capitalisme. Il ne s’en sortira pas avec ses seules ressources, qui tiennent trop à des situations du passé.

À la LCR, il faudrait demander qu’elle en finisse avec son narcissisme de strate éclairée. Cette vieille méchanceté qui veut que les organisations trotskistes servent, entre autres, de lieu de formation pour les cadres de la social-démocratie ne renvoie peut-être pas exclusivement au passé. Elle illustre un doute sur le fait que derrière ces forces agissantes s’avance une gauche beaucoup plus extrême. Tout cela se joue dans le rapport entre le temps fulgurant des consciences militantes et le temps long des parcours sociobiographiques, entre ce que l’on dit et le rapport que l’on a à ce que l’on dit.

Cela se joue dans la rhétorique, indissociable du discours politique, de l’avance hyperbolique qu’il prend sur la réalité. La LCR est sans doute sur ce point mieux placée que le PCF, plus apte à remplir dans une forme recevable une vieille fonction tribunicienne, inséparable des luttes de classe. Elle est aussi plus impliquée dans des contextes de jeunesse et d’avenir, plus capable d’invention politique. Mais l’étroitesse de son enracinement social ne lui permet pas de jouer à elle seule un rôle politique significatif.

Il y a, bien sûr, d’autres noyaux, ou tissus, ou réseaux militants : alternatifs, féministes, écologiques, libertaires, altermondialistes, postcolonialistes, civiques... Précieuse richesse commune : tout l’esprit du peuple dans la discordance de ses affects. Mais le PCF et la LCR ont manifestement aujourd’hui une responsabilité particulière dans la construction de cet informel parti-réseau dans lequel tous puissent se reconnaître. Ils diffèrent par la taille, l’histoire, la substance sociale, et ils ont des intérêts immédiats divergents.

Mais la convergence qui s’est manifestée au sein de tout ce peuple bariolé de la gauche radicale manifeste l’existence potentielle d’un acteur social nouveau, au-delà des clivages traditionnels. C’est aujourd’hui et non demain qu’il doit, sous peine de dispersion pour longtemps, s’identifier. Et c’est pourquoi s’impose une démarche commune face à l’échéance présidentielle.

José Bové, qui a brusqué l’évènement, apparaît comme une figure emblématique, un porte-parole bienvenu pour un programme dans lequel « la gauche de la gauche » se met en position de force. La priorité est cependant d’abord à l’établissement d’une plate-forme commune. Et l’expérience récente montre que les convergences nécessaires existent. Ne perdons plus un jour.

Avant d’avoir à choisir entre le bon plaisir de la finance et la bonne volonté de l’élite, essayons d’être assez forts pour qu’un choix légitime soit possible. Assez forts pour ne pas avoir à s’en remettre à des promesses.

Par Jacques Bidet, philosophe

Messages

  • Bonjour,

    Je viens de pondre une ébauche de "réponse" à une complainte de François Fillon titrée "Complaisance zéro pour l’extrême gauche" (http://jeunespopulaires15eme.hautet...)

    Votre texte vient pour moi juste à point, en proposant en quelque sorte une analyse critique d’un état des choses que je constatais seulement. Votre manière "d’articuler" d’une manière potentiellement constructive des éléments que Fillon instrumentalise pour tenter de maintenir la PS dans son rôle actuel et préserver l’actuelle "division du travail", est très intéressante.

    A l’occasion du referendum, il m’a semblé percevoir une rage plus violente chez les membres de cette "élite autoproclamée" partisant du oui, peut-être parce que la construction européenne, tout en promouvant la vision libérale chère aux détenteurs de capitaux, donne aux membres de ce second pôle de pouvoir un rôle important et absolument central, et aussi parce que la supercherie qu’est leur prétention à représenter les intérêts du peuple était dévoilée.

    Amicalement

    Jean-Jacques Monot,
    Informaticien, un peu statisticien, membre d’Attac "Pays de Gex"


    Proposition de réponse "ouverte" que j’envisagerais d’envoyer à François Fillon, encore que je me demande si ça a le moindre intérêt. Suggestions bienvenues.

    Les "trotskistes", utilisés ici, à leur corps défendant, pour mener une "frappe préventive" contre le PS afin de lui faire renoncer par avance à un "droit au retour" vers des positions plus progressistes, me pardonneront de ne pas prendre leur défense. Ils sauront le faire, mieux que moi, ailleurs.


    Cher M. Fillon,

    Ni membre ou sympathisant du Parti Socialiste, ni trotskiste, je suis fort peiné par le caractère simpliste et ignorant des réalités de votre prise de position.

    Le rejet de l’idéologie ultralibérale n’est en rien assimilable, sauf incompétence ou mauvaise foi extrême, avec l’adoption d’une idéologie ultra-dirigiste. Entre ces deux folies (deux manières, opposées seulement en apparence, de promouvoir la domination du plus fort), il existe un immense espace libre où toutes les économies réelles se situent nécessairement, dans un "compromis" entre liberté d’initiative et intervention publique. En démocratie, c’est l’un des rôles des élus, en accord avec le mandat qu’ils reçoivent des électeurs, de définir et de gérer ce compromis.

    Aujourd’hui, un fort déséquilibre en faveur de la réduction du rôle des pouvoirs publics a commencé à produire de graves effets nocifs, et un retour vers plus de raison, c’est à dire vers plus d’interventions publiques, est devenu de toute urgence nécessaire pour arrêter les dégâts et commencer à y remédier. Des effets néfastes semblables peuvent être constatés en Grande-Bretagne et en Allemagne, en conséquence du même type d’errements.

    On peut bien sûr avoir un avis différent, mais assimiler les partisans de l’intervention étatique à "une extrême gauche qui abhorre l’économie de marché et qui s’inspire d’une idéologie qui a enfanté la terreur et la misère" est une manifestation exacerbée de malhonnêteté intellectuelle. Quand à la simple formulation "l’appropriation sociale des principaux secteurs de l’économie, de l’auto-organisation et de l’action directe des travailleurs pour instaurer une démocratie socialiste...", il est pour le moins ironique de se préoccuper de ses immenses dangers potentiels pour l’humanité, et de ne pas voir les incitations délibérées à la haine que constituent maints propos des dirigeants américains, et la mise en danger de la sécurité mondiale que constituent leurs actions.

    Il est plus que facile de trouver dans l’histoire, ancienne ou récente, des situations de terreur et de misère qui ne doivent rien à des idéologies "gauchistes", mais qui sont au contraire étroitement associées à des visions du monde dont l’ultra-libéralisme économique est une composante centrale, parfois couplée à une division en classes de la société, dont certaines sont "naturellement" destinées à dominer les autres.

    Un "virage à gauche" du Parti Socialiste, ou même un simple recentrage, serait extrêmement bienvenu après d’aussi nombreuses années de soumission aveugle au délire libéral.

    Par ailleurs, peut-on affirmer sans vergogne que "la droite républicaine a suffisamment combattu l’extrême droite", quand certaines des pires thèses de celle-ci sont mises en oeuvre sous une forme à peine atténuée, dans des domaines comme la sécurité ou l’immigration ?

    Veuillez croire en mon désaccord avec l’essentiel de vos propos,

    Jean-Jacques Monot