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La télévision en Italie : la rage

Publie le mercredi 14 décembre 2005 par Open-Publishing

"[...] C’est en restant en enfer avec
une volonté de marbre de le
comprendre qu’il faut chercher
le salut. Une société désignée
pour se perdre, il est fatal qu’elle
se perde : une personne jamais"
Pier Paolo Pasolini

de Fabrizio Violante traduit de l’italien par karl&rosa

L’Italie est une république fondée sur la télévision. Une télévision qui mange tout, dans une frénésie boulimique où tout ce qui est dévoré n’a plus aucun goût : tout est indistinct à la télévision. La télévision passepartout. Bavarde, qui ne dit rien. Généraliste et généralisante. Sans mémoire et révisionniste. Et revencharde. Goujate, qui hurle et invective. Légère, très légère. Danseuse et joueuse. La télévision qui abrutit. La télévision qui a élevé l’horrible monstre de l’Italien moyen. Un homme sans pensée qui ne voit sur (et de) l’écran que ce qu’il reconnaît, un monde trituré et simplifié. Homologué. La télévision abuse les incapables. Qu’elle génère elle-même.

De cette télévision , je ne supporte pas les faux mythes. Les saints et les héros qu’elle invente. De cette télévision, je n’accepte pas les commémorations. Le pape est un saint (tout de suite) et le Che un visage bon pour les t-shirts. Pier Paolo Pasolini, trente ans exactement après sa mort, est l’homicide non résolu d’un pédé. C’est l’artiste polémique, irrévérent et incommodant de son vivant pour la droite et pour la gauche, aujourd’hui moralisateur pour la droite et pour la gauche.

Ne nous en souvenons pas. Et ne l’oublions pas : lisons ses écrits, regardons mille fois La Ricotta et tous ses autres films. Tout est là. La télévision aussi. La télévision qu’il n’aimait pas. La télévision qui oublie et qui, à l’heure de l’anniversaire de sa mort, tente de l’aplatir sur sa propre (in)culture et sur sa propre idéologie (?).

Pasolini saisit à temps le rôle central du média télévisuel dans la formation de l’Italie moderne, fille légitime d’un système dans lequel on "prétend qu’ il est impossible de concevoir d’autres idéologies que celle de la consommation", d’un pouvoir qui n’accepte pas les différences : "chacun en Italie ressent l’anxiété dégradante d’être égal aux autres dans la consommation, dans le bonheur [...]. La différence n’a jamais été une faute aussi épouvantable [...]".

Il chercha alors son alternative parmi ceux qui n’avaient pas encore été emportés par la modernité, les paysans, les sous-prolétaires, les gamins de banlieue, son idée d’humanité. Son utopie. Il changea aussi de langue, de l’italien de la littérature au cinéma : "en faisant du cinéma, j’ai voulu changer de nationailté. Le cinéma est une langue transversale aux nations et aux classes" ; il ne représente pas la réalité à travers des symboles, les mots, mais à travers la réalité elle-même : "le cinéma est un plan séquence infini qui exprime la réalité par la réalité.

Il y a toujours, face à chacun de nous, une éventuelle caméra virtuelle [...] qui "tourne" notre vie depuis que nous sommes nés jusqu’à ce que nous mourrions". Pasolini filme ainsi sa réalité à partir de Accatone, en 1961, évoluant parmi les siens, là où finit la ville, là où elle rencontre la terre nue, un territoire en équilibre instable qui n’est pas encore la ville mais qui l’attend. Là, le protagoniste vit sa condition de reclus de la banlieue sans possibilité de salut et accomplit sa tragique parabole jusqu’à la mort, vue comme unique voie de sortie : "Maintenant, je suis bien", dira-t-il en fermant les yeux.

Pour le cinéaste, dans le montage cinématographique, le final éclaire le sens du film, de même que le sens de "une vie, avec toutes ses actions n’est entièrement et vraiment déchiffrable qu’après la mort : à ce moment-là, ses temps se resserrent et l’insignifiant tombe".

Donc, qui a vraiment tué Pasolini, ne nous le demandons plus, que l’on arrête avec l’autopsie médiatique de son cadavre et que l’on admette que l’homicide est la faute de tous. De tous les anesthésiés par la télévision, par le pouvoir qui s’auto conserve à l’infini, par l’impératif de la consommation homologante. Et la faute revient à la victime elle-même : un paradoxe au nom de la liberté qui est "un attentat auto-mutilant à la conservation. La liberté ne peut être manifestée autrement que par un grand ou un petit martyr. Et tout martyr se martyrise lui-même à travers le bourreau conservateur".

Finalement, la seule vérité est que par son corps, par ses paroles, par ses films, par sa vie et par sa mort, Pasolini parlait du monde, ouvrait les yeux, pressentait le sens du danger. C’est de cela qu’il faut se souvenir, que c’est à l’artiste et à l’intellectuel de ne pas se laisser tromper par un consolateur espoir en l’avenir mais de crier le désespoir du présent : "dans une société comme la nôtre, l’état de douleur, de crise, de division ne peut pas être simplement refoulé au nom d’une santé envisagée en perspective, prévue, forcée". Mots d’il y a trente ans mais encore plus vrais aujourd’hui qu’alors...