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Le déficit social européen et la Constitution

Publie le samedi 2 avril 2005 par Open-Publishing

de Jean-Louis Andreani

Si le non n’était pas arrivé en tête dans des sondages d’opinion en France, la directive Bolkestein aurait sans doute continué son chemin dans les circuits européens, puisqu’il a fallu de longs mois avant que Bruxelles ne s’en émeuve, alors qu’elle avait subi de multiples critiques dès son apparition. Feu la proposition de l’ancien commissaire au marché intérieur n’avait certes pas de rapport direct avec le texte de la Constitution, mais elle a montré comment l’Europe peut facilement tomber du côté où elle penche. Et c’est pourquoi elle a soulevé une telle émotion.

Le projet de directive n’était en effet qu’un mode d’emploi "outrancier", selon la formule de Jacques Chirac le 23 mars lors du sommet européen de Bruxelles, pour la mise en oeuvre du marché unique des services, dont l’importance est réaffirmée par le traité constitutionnel. Or la fermeté qui accompagne l’évocation de cet objectif tranche avec la façon, beaucoup moins volontariste, avec laquelle les objectifs sociaux sont traités. Ainsi, pour la sécurité et la protection sociales ou les conditions de licenciement, une loi européenne ne peut être adoptée qu’à l’unanimité du conseil des ministres, et non à la majorité qualifiée, (article III-210).

L’Europe sociale est l’éternel point faible de la construction de l’Union. En dépit des avancées saluées par ses défenseurs, la Constitution n’inverse pas la tendance. Cosignataire avec Stéphane Hessel et Pierre Larrouturou d’un point de vue publié par Le Monde du 9 juin 2004, Michel Rocard rappelait qu’en 1992, quelques jours avant le référendum sur le traité de Maastricht, Jacques Delors avait lancé : "Votez oui à Maastricht, et on se remettra au travail tout de suite sur l’Europe sociale". M. Rocard continuait : "Jacques Delors reconnaissait que le traité était très insuffisant en matière sociale mais demandait aux citoyens de ne pas casser la dynamique européenne [...]. Douze ans plus tard [...], l’argument "Faites-nous confiance, on va se mettre au travail" ne portera plus. Si l’on ne veut pas que le non l’emporte aux référendums [...], si l’on ne veut pas que l’Europe [...] devienne une zone de libre-échange sans puissance politique, il faut d’urgence inclure dans la Constitution un vrai complément social [...] aussi [...] contraignant que le fut le traité de Maastricht en matière monétaire."

Cet appel n’a pas été entendu. Bien sûr, dès l’article I-3 sur "les objectifs de l’Union", le texte affiche des buts ­ justice sociale, plein-emploi... ­, qui, en eux-mêmes, ne peuvent que susciter l’adhésion générale, tout comme l’encouragement au dialogue entre partenaires sociaux (III-211). Mais les problèmes commencent avec la mise en oeuvre. Ainsi la Constitution évoque une "stratégie coordonnée pour l’emploi" (III-203), mais ajoute immédiatement que cette stratégie doit être "compatible avec les grandes orientations des politiques économiques des Etats membres et de l’Union" (III-204).

Le deuxième article restreint beaucoup la portée du premier. La principale orientation des politiques économiques des Etats est décidée à Bruxelles et consiste, malgré les entorses au pacte de stabilité puis son assouplissement, à réduire les déficits publics. Le III-204 semble donc exclure, par exemple, toute politique budgétaire nationale un peu massive pour l’emploi. La tonalité aurait été tout autre si le texte avait indiqué que ce sont les "grandes orientations" de l’UE et des Etats qui doivent être "compatibles" avec une stratégie pour l’emploi...

La Constitution explique aussi que l’Union "contribue à la réalisation d’un niveau d’emploi élevé", mais "respecte pleinement les compétences des Etats membres dans la matière" (III-205). Autrement dit, il n’y aura pas de réelle politique de l’emploi au niveau de l’Union. Le texte précise même que "la loi ou loi-cadre européenne ne comporte pas d’harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres" (III-207). Alors que la Constitution indique, par ailleurs, que "l’Union adopte les mesures destinées à établir ou assurer le fonctionnement du marché intérieur" (III-130).

De même, pour la "politique sociale" (III-209), les objectifs sont généreux : "promotion de l’emploi, [...] amélioration des conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation dans le progrès [...], protection sociale adéquate [...], dialogue social". Mais le texte ajoute aussitôt : "A cette fin, l’Union et les Etats membres agissent en tenant compte de la diversité des pratiques nationales, en particulier dans le domaine des relations conventionnelles, ainsi que de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union".

Ce dispositif est protecteur pour les pays scandinaves à forte protection sociale. Mais il revient aussi, pour les autres, à limiter l’harmonisation des conditions sociales à une conséquence attendue, à terme, de la libre circulation des biens et services et d’un rapprochement volontaire des dispositions légales. Les craintes de dumping social liées à l’élargissement et au mode de construction de l’Europe ne sont donc pas absurdes.

Ainsi, le fait qu’en Pologne le marché du travail ne respecte que des normes sociales très minimales, n’a pas empêché Varsovie de faire partie de l’élargissement de mai 2004. Et rien dans la Constitution n’oblige, ni n’incite, les dirigeants polonais à améliorer rapidement leur système social. Au contraire, pourrait-on dire, puisque leurs entreprises pourront profiter à plein du marché unique.

C’est peut-être parce qu’il a conscience de ce décalage que M. Chirac a laissé transparaître ses doutes en public, au moins une fois, le 11 février, lors de son meeting à Barcelone pour le oui avec José Luis Rodriguez Zapatero, le président du gouvernement espagnol. Interrogé sur la place des droits sociaux dans la Constitution, M. Chirac avait déclaré, après plusieurs secondes de réflexion : "J’ai tendance à penser que l’on aurait pu être un peu plus ambitieux." Rien de ce qui s’est passé depuis ne l’a sans doute fait changer d’avis.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-631760,36-634232,0.html