Accueil > Les Irakiennes ont perdu l’après-guerre

Les Irakiennes ont perdu l’après-guerre

Publie le mardi 2 septembre 2003 par Open-Publishing

Les Irakiennes ont perdu l’après-guerre

Viols, séquestrations, retour du voile se développent.

Par Marie-Laure Colson (Libération)

Mardi 02 septembre 2003

Dans la rue, on ne voit qu’elles. Les femmes tête nue sont si rares qu’on
les qualifie de « chrétiennes », même si elles ne le sont pas. En fin
d’après-midi, quand la température redevient tolérable et que les familles
font leurs courses, les cheveux féminins se voilent d’un foulard qui
découvre quelques mèches, d’un hijab ou de l’abaya, cape noire qui ne laisse
voir que le visage.

Peur de la violence, peur de l’insulte. « Presque toutes mes collègues ont
modifié leur comportement, dit la docteur Enas Al-Hamdani, l’une des
responsables de l’hôpital Al-alwaya. Celles qui n’avaient jamais porté le
voile le mettent pour éviter les problèmes. Elles ne se maquillent plus, ne
portent plus de bijoux. » Elle-même est coiffée d’un léger foulard. Elle ne
conduit plus sa voiture. C’est son mari ou son garde du corps, nouvel
attribut des classes aisées, qui l’accompagnent de l’hôpital à sa clinique.

Rideaux tirés. Celles qui ne travaillent pas vivent rideaux tirés, ouvrent
la porte sur des mines pâlottes et des yeux cernés. « La peur nous empêche de
sortir », souffle Virgin. Elle continue de préparer des pâtisseries mais ne
reçoit plus depuis la chute de Saddam, traîne à la maison en bermuda et en
tongs. Ses voisins ont rejoint leur fils aux Etats-Unis. La fille de sa
voisine d’en face est au lit, choquée depuis que des hommes ont tenté de la
traîner de force dans leur voiture. Virgin ne comprend plus le monde qui
l’entoure : « Ces histoires-là étaient rares du temps de l’ancien régime.

Aujourd’hui, tout peut arriver. Tenez, il y a quinze jours, une famille
rentrait à pied. Des bandits armés se sont arrêtés en voiture, ils ont
menacé le père, puis ils ont violé la mère et la fille devant lui. Toutes
les femmes disent la même chose : il ne faut pas sortir. Même ma petite, je
l’empêche d’aller au-delà de la porte. »

La sécurité est devenue une obsession à Bagdad. Dans cette parenthèse
chaotique que vit la capitale sous tutorat américain, les femmes se sentent
particulièrement vulnérables. Selon un rapport de Human Rights Watch publié
à la mi-juillet, il y aurait eu au moins 25 viols et enlèvements de femmes
entre fin mai et fin juin à Bagdad. Avant-guerre, la police ne recensait
qu’un cas tous les trois mois en moyenne. « Depuis le début de la guerre,
plus de 400 femmes ont été violées, enlevées et parfois vendues, affirme
pour sa part Yanar Mohammed, de l’Organisation pour la liberté des femmes en
Irak. Les liens familiaux et claniques sont devenus tellement étouffants
qu’elles préfèrent le cacher, ou disparaître. »

Le moindre incident prend des proportions dramatiques, y compris dans les
familles les plus ouvertes. Sawsan, pantalon et cheveux tirés, sortait du
cabinet médical où elle travaille quand trois hommes ont ouvert la portière
de sa voiture : « Ils m’ont insultée. J’ai pleuré, j’étais sûre qu’ils
allaient m’enlever. Heureusement, un ami est arrivé. Je l’ai supplié de ne
pas en parler, sinon mon frère m’empêchera de sortir. » A Bagdad, « beaucoup
de femmes préfèrent désormais renoncer à travailler », constate Human Rights
Watch. La maison n’est pas toujours un refuge : « Les hommes sont au chômage
 : ils vivent reclus, frustrés, et la violence domestique est en
augmentation », affirme Basma al-Khateb de l’Unifem, une agence des Nations
unies. « Saddam n’est plus là, mais il vit toujours dans la tête des hommes »,
soupire une infirmière.

Banditisme. Les viols ont d’abord été attribués à des règlements de comptes,
des vengeances contre les familles des anciens du régime déchu. Quatre mois
après la fin des opérations, on ne parle plus que de banditisme : « Des
hommes armés veulent voler une voiture, ils font sortir l’homme et gardent
la femme qu’ils vont violer, kidnapper contre rançon ou vendre à d’autres
délinquants », résume un officier de police qui dit avoir reçu trente
plaintes de ce genre depuis la chute de Saddam. Enas Al-Hamdani affirme que
les viols sont en diminution, bien que la peur du lendemain soit là, attisée
par l’émergence sur la scène politique d’islamistes radicaux.

Virgin la chrétienne envisage de porter la jupe longue et large des
musulmanes. « Les femmes sont convaincues que cela va empirer, dit Yanar
Mohammed. Les groupes islamistes extrémistes sont là pour rester. Les femmes
se voilent comme prix de leur tranquillité. Par cette température, c’est une
véritable punition. D’autant qu’à Bagdad, elles avaient une certaine
liberté. Nous avions, dans ce domaine, la Constitution la plus avancée du
monde arabe, même si elle n’était pas toujours appliquée. » Les premières
femmes arabes à être ambassadrices, médecins, militaires ou
haut-fonctionnaires étaient des Irakiennes, pourtant les appels du pied de
Saddam aux dignitaires musulmans, dans les années 90, ont brouillé leur
statut. Les femmes de moins de 45 ans se sont vues interdire de voyager sans
la « protection » d’un homme de leur famille. La polygamie a été encouragée
pour « secourir » les veuves de guerre. Ce fut aussi l’époque des crimes
d’honneur et des décapitations de femmes accusées de prostitution.

Les dures années d’embargo, la propagande de l’ancien régime et le repli
religieux ont isolé les femmes mieux que des abayas. Répéter des rumeurs, se
contredire n’a rien d’insolite dans l’Irak d’aujourd’hui. Ce sont par
exemple trois jeunes avocates, formées à l’université de Bagdad et portant
le hijab, qui assurent qu’elles exercent leur métier grâce à Saddam et
contre l’avis de l’ONU. Elles affirment qu’elles veulent devenir juges et
approuvent néanmoins les fatwas des religieux contre la tentative de la
coalition de nommer une femme juge à Najaf. « De façon générale, notre
société s’intéresse peu à la question de l’égalité entre les sexes, constate
Basma al-Khateb, et les femmes, moi la première, méconnaissent leurs
droits. »

Ilots de militantisme. On trouve autour des Irakiens rentrés d’exil quelques
îlots de militantisme pour l’égalité des femmes. Au moment de constituer
l’équipe de son journal à Bagdad, Kaïs Jewad, trente ans en France, a pris
soin de prendre autant d’hommes que de fem mes, dont de jeunes musulmanes
habillées à l’occidentale, qui n’hésitent pas à rompre avec un fiancé qui
veut leur imposer le voile.

L’écrivain Jabbar Yassin Hussin, de retour au pays après un exil de
vingt-sept ans, est optimiste : « Ma soeur, qui portait une minijupe dans les
années 70, a mis le voile dans les années Saddam. Le voile était une sorte
d’apitoiement sur elle-même, presque un signe de deuil. Depuis que je suis
rentré, elle l’a enlevé. » Il fait partie de ceux qui pensent que
l’enfermement physique et psychique des femmes est temporaire : « L’Irak va
se remoderniser. On est encore dans le provisoire. Quand le gouvernement,
l’administration seront en place, les voiles finiront en serpillières. » En
attendant, le premier gouvernement de l’après-Saddam ne compte qu’une femme
sur 25 ministres.