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Les jeunes qui vivent sans abri augmentent dans toute l’Europe. Le cas de Bucarest

Publie le dimanche 24 juillet 2005 par Open-Publishing

Dans la rue et sous la rue, dans la grande ville

de EMANUELE GIORDANA* traduit de l’italien par karl&rosa

"Pourquoi quitter la maison ? Les raisons sont nombreuses. Pour la plupart des jeunes c’est un question d’argent, toujours trop peu en famille. Aucun avenir, en somme, et alors la rue t’offre un espoir. Mais il y a aussi ceux qui s’en vont parce qu’ils subissent des parents des violences ou des abus sexuels. Ici il y a un stress psychologique très fort, là il y a la rue".

De grands yeux et les cheveux tirés en arrière. Il est difficile de dire son âge, mais ce qui ne manque pas à Aura est la décision. Et un fort désir de rêver, pourvu que le rêve se conjugue avec la réalité.

Aura a un passé difficile derrière elle. Et un avenir incertain devant elle, parce qu’en Roumanie, le pays qui, en janvier 2007, devrait entrer à part entière en Europe, rêver ne coûte peut-être rien, mais joindre les deux bouts est un problème.

Surtout si tu as 18 ans et que tu ne peux pas te contenter des promesses nées en ’89, quand, dans le fameux et confus décembre de Timisoara, on consomma rapidement la "révolution" qui fit tomber Ceausescu et que le conducator fut tout aussi rapidement exécuté. Il le fut aussi par nombre de ses ex collaborateurs, qui le préféraient bouche cousue à tout jamais. A l’époque, Aura était petite et, comme pour beaucoup de gamins de son âge, la révolution ne fut qu’une fête à la télé. Puis, il y avait tout le reste : des familles en difficulté qui allèrent vers la crise qui s’ouvrait dans l’après Ceausescu. Et le phénomène des gamins des rues naquit de là.

Avec de l’attention et peut-être de la pitié, mais aussi avec la dose de voyeurisme congénital qui traverse désormais les chaînes de télévision, la Bucarest de l’après Ceausescu offrait un spectacle parfait. Des milliers de gamins choisissaient la rue et il y avait tous les ingrédients nécessaires : des égouts où se bâtir un abri, des chefs de bande de 13 ans avec un air de durs, de la colle à sniffer et des vêtements sales. Un enfer parfait pour dépeindre les tragédies du communisme. Evidemment aussi une réalité dont tenir compte, au moins tant que le phénomène était éclatant. Maintenant qu’il s’est réduit drastiquement, même si il reste une sonnette l’alarme, il intéresse moins. Et les autorités roumaines aussi préfèrent la sourdine à une très mauvaise publicité pour qui veut entrer dans le club européen.

Juan Miguel Petit, qui s’occupe pour les Nations Unies du trafic des mineurs, a défini la situation roumaine "désespérée". Nombre de jeunes filles, a-t-il dit dans un interview avec la Bbc, sont racolées à l’aide de fausses promesses et finissent en France et en Espagne, où elles se prostituent. Ce qu’elles voient est une Europe à deux vitesses. Les statistiques officielles disent qu’en Roumanie il y a environ 2.000 gamins des rues et que le phénomène est en perte de vitesse, même si beaucoup pensent que précisément les standards européens, auxquels la Roumanie doit adhérer d’ici 2007, en produiront de nouveaux. La loi exige la fermeture des orphelinats, une des nombreuses horreurs de l’époque de Ceausescu. Mais où iront ces gamins, souvent des enfants ?

"Il n’y a pas un âge précis - raconte encore Aura - on va de 6-7 jusqu’à 30 ans. Il y en a qui vivent dans la rue depuis une vie entière. Et leur vie est la rue". Sonia Diaconescu, de l’Agence nationale pour l’emploi des forces de travail, le confirme : "le risque de marginalisation sociale arrive jusqu’à 30 ans". Mais on fait des pas en avant. "Depuis 2002, une loi de protection sociale des jeunes à risque existe et l’Etat finance les entrepreneurs jusqu’à 50% du salaire s’ils embauchent des jeunes en difficulté". Ceux qui le savent sont peu nombreux et beaucoup préfèrent l’ignorer.

Franco Aloisio, de l’ONG locale Apel, estime qu’il y a à Bucarest environ 1.500 gamins des rues. "Il y en avait 6.000 dans les années ’90. Le nombre est descendu mais il s’est stabilisé. Il est, disons, physiologique". Apel est née de la Fondation Parada, une des premières à s’occuper du phénomène, créée à Bucarest trois ans après que le clown français Miloud Oukli ait rencontré des gamins des rues à la gare de la capitale en 1992. 25% du budget de Apel viennent de Parada et 75% de la Fondation italienne Unidea. "Nous nous occupons surtout de réinsertion", explique Aloisio, qui a milité longtemps dans différentes ONG italiennes avant d’atterrir à Apel. "Mais réinsertion veut dire beaucoup de choses, par exemple comprendre la réalité effective du phénomène. La vérité est qu’il n’y a pas de chiffres précis". En effet, plusieurs ONG pensent que 2.000 soit un chiffre par défaut. Une des tâches de Apel est précisément le monitorage du phénomène, mais à la première place il y a la réinsertion. Tu sors un gamin de la rue, et après ?

Aura y est arrivée. Et elle arrive à parler d’un passé dont il n’est pas facile de se libérer. "La rue donne un sens de liberté. C’est évidemment une fausse liberté, mais il n’y a pas de contrôles, il y a la sensation qu’on peut enfin faire ce qu’on veut". L’attraction est la "bande" qui a conquis une zone, un quartier, une place. "La bande devient la famille, satisfait cette nécéssité, ne fut-ce que d’une façon apparente. La bande est famille quand on mange, quand on dort ensemble. Et après, elle a ses règles, ses dynamiques. De l’extérieur, tu la perçois comme un groupe qui a la liberté de vivre comme il veut, mais après tu dois apprendre les métiers de la survie : voler, se prostituer, laver les vitres ou faire la manche".

Le rêve est celui de la normalité : "Avoir une maison, une famille heureuse, la respectabilité. C’est le rêve de tant de gamins et, peut-être, tu dois toucher le fond. Nous disons ici : si tu ne te cogne pas à la huisserie, tu ne vois pas la marche. Mais ce n’est pas facile d’en sortir. Il faut déjà une chance, une occasion".

L’occasion peut être un emploi, mais il ne suffit pas de le dire. Apel fonctionne comme un service de "médiation", pour faire rencontrer les jeunes avec le travail. Mais le problème n’est pas seulement de l’obtenir mais de le garder : se réveiller à sept heures, y aller tous les jours, se réinsérer. "Aux entreprises - dit Aloisio - nous présentons ces jeunes comme une ressource. Nombre de sociétés ignorent même qu’il y a des allocations publiques qui arrivent jusqu’à 75% du salaire pendant les deux premières années". Valentin Bestea, entrepreneur, est de ceux qui se sont mis à disposition. Mais pour le moment un seul jeune travaille pour lui. "Il s’est bien inséré, il travaille avec nous depuis longtemps. Il est précieux", dit-il. Mais tous ne résistent pas.

"Ceux qui t’aident ont une tâche immense. La plus petite négligence te rejette à la rue", raconte Aura. "Il te faut du soutien, de l’encouragement, de l’estime. Et puis, la rue t’appelle. Si tu fais le choix, pour ton groupe tu es un traître. Tu comprends comment il est seulement quand tu en es dehors, mais pour faire ce pas il faut beaucoup de force parce que tu dois devenir une autre personne". Du courage. "Oui, du courage, parce que dans le groupe sont en vigueur certaines règles. On s’habitue à voler même ses propres amis, il y a une lutte interne pour le leadership, pour commander. Si tu t’en vas..."

"Pour chaque année dans la rue - explique Aloisio - il en faut 5 pour se réinsérer. Ce n’est pas facile de trouver un travail et parfois le taux d’insuccès est décourageant, surtout pendant les trois premiers mois. L’un des plus gros problèmes est ce que les autres pensent de toi". "La meilleure chose - ajoute Bestea - est de ne rien dire du garçon à ses collègues, justement pour éviter qu’on en dise du mal derrière son dos".

"Il est difficile de sortir de la rue quand on manque d’espoir. L’espoir d’avoir un avenir acceptable. Et puis, quand tu quittes la rue, les problèmes commencent. Déjà celui de l’école, étant donné que plusieurs n’ont même pas terminé l’école primaire". Aura a terminé l’école, a fait un cours de dactylo ensuite et, enfin, un stage de pâtisserie en France. Maintenant elle a un appartement et un fiancé. Happy end ? Non, elle est en quête d’un emploi et le voyage a été une escalade. "Le passé pèse. Certes, les gens ne sont pas tous pareils. Et les âmes non plus. Ceux qui ont bon cœur comprennent, mais les autres ? En France, il y a beaucoup de racisme. Il te regardent de travers. Ils entendent que tu est Roumaine et tout de suite ils pensent... Je me suis faite des amis, des amis français aussi. Mais ils étaient tous des enfants d’immigrés. Avec eux cela a été facile". Mais après, sur son visage jaillit un sourire. "Sais-tu quel était le vrai problème ? Que je suis trop petite et j’avais de la peine à enfourner les tartes". Elle rit. Et mon calepin n’arrive plus à se faire assez grand pour raconter son histoire.

*Lettera22

http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/20-Luglio-2005/art75.html