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Luttes sociales et féministes dans l’Irak occupé

Publie le mardi 15 juin 2004 par Open-Publishing

Un an et quelques mois après la fin officielle de la guerre en Irak, une
guerre très brève et marquée par le brutal effondrement du régime, tout
semble indiquer que celle-ci ne fait en réalité que commencer. Les images se
focalisent sur les aspects les plus atroces, les tortures pratiquées de part
et d’autre, la violence aveugle. Tout cela ne doit pas faire oublier qu’il
existe en Irak un mouvement social et féministe dynamique, malgré le
dénuement et les conditions de lutte particulièrement difficiles. Sans
prétendre exposer l’ensemble de la situation, les éléments qui suivent
permettent de découvrir ces mouvements et de se faire une autre idée de
l’Irak et des possibilités concrètes d’agir sur la situation.

Chômeurs et chômeuses en lutte

Les estimations officielles admettent qu’au moins 40 % de la population est
actuellement au chômage. Pour les organisations de chômeurs et de
chômeuses, ce taux serait de l’ordre de 70 %. En l’absence de système de
contrôle social, l’évaluation précise est difficile, mais dans tous les cas
il est évident que le chômage est massif. La démobilisation de l’une des
plus vastes armées du monde, relativement à la population du pays, le grand
nombre de réfugié-es de guerre, l’obsolescence des structures industrielles,
l’échec total de la politique agricole de l’ancien régime sont autant de
causes de cette situation sociale. A l’heure actuelle, ces chômeurs et
chômeuses ne bénéficient d’aucune législation sociale, d’aucune forme
d’indemnisation, d’aucune source de revenus. C’est dans ce contexte que le
1er mai 2003, juste après l’entrée des troupes coalisées dans Bagdad, une
vingtaine de chômeurs, réunis dans le bâtiment qui servait auparavant de
siège à la défunte Fédération générale des syndicats irakiens, organe de
l’ancien régime, ont formé l’Union des chômeurs en Irak, présidée par Qasim
Hadi. Le mouvement lance une revendication simple : " Du boulot ou une
indemnité pour tous et toutes ", qui sera précisée un peu plus tard par la
revendication d’une indemnité de 100 dollars par mois pour les chômeurs et
chômeuses.

L’Union des chômeurs en Irak connaît une croissance rapide, montant à plus
de 130 000 militant-e-s. La situation sociale du pays mais aussi le
dynamisme de la nouvelle organisation expliquent cet accroissement
spectaculaire. Elle déploie son activité à Bagdad, à Kirkuk, à Nasiriyah, et
au total dans sept régions en Irak. L’action la plus spectaculaire fut, du
29 juillet au 13 septembre, un sit-in de plusieurs centaines de personnes
devant le bureau de Paul Bremer, l’admirateur civil américain, qui dura pas
moins de 45 jours. Malgré un soleil de plomb, les manifestant-e-s ont
organisé la lutte de manière conviviale et festive, animant spectacles,
poésies, musiques et danses, alternées de manifestations. Dès le deuxième
jour, Qasim Hadi, secrétaire général de l’Union des chômeurs en Irak, est
arrêté pour " violation du couvre-feu ", avec 18 de ses camarades, tandis
que les troupes américaines tentent de disperser le sit-in. Qasim Hadi est
relâché trois jours plus tard, puis arrêté de nouveau en même temps que 54
autres manifestant-e-s. Une campagne internationale de soutien s’engage
aussitôt pour leur libération, qui intervient au bout de quelques jours. Les
négociations avec le CPA (autorité provisoire de la coalition) reprennent.
Le 12 août, c’est à la baïonnette que l’armée américaine charge les
manifestant-e-s, sous un flot d’insultes racistes contre les " ali babas ",
surnom donné par les GI’s aux Irakiens. Toutefois, quelques militaires
témoignent discrètement de leur soutien aux manifestant-e-s et les
encouragent.

Le mouvement résiste et tient. Encouragée par ses succès, l’Union des
chômeurs exige la mise en application du plan de création de 300 000 emplois
annoncée par les autorités d’occupation, et demande à être associée à leur
mise en place, ainsi qu’aux distributions de nourriture dans les villes.
Malgré plusieurs entrevues et promesses, Paul Bremer ne fait rien : il
compte sur la démobilisation des manifestant-e-s. Comme le mouvement semble
tenir et se durcir, d’autres moyens sont mis en ¦uvre pour tenter de briser
leur détermination. Au 40e jour du confit, le businessman Abdul Mussan
arrive avec un groupe de partisans, portant des portraits de leur leader.
Ils se présentent comme le " Mouvement démocratique pour une société
irakienne libre " et distribuent généreusement 2 000 dinars (1 dollar) à
chaque manifestant-e, en leur promettant un emploi... s’ils se
désolidarisent du mouvement. 70 % le suivront pour former une Association
des chômeurs... Une semaine plus tard, cette organisation fantoche disparaît
et ses membres retournent, honteusement, à l’Union des chômeurs, expliquant
qu’ils et elles avaient fait ça par désespoir. Il est temps de changer de
forme d’action : le sit-in se termine par un festival de solidarité, avec
théâtre et musique, le 13 septembre. Inlassable militant, Qasim Hadi sera de
nouveau arrêté quelques mois plus tard, le 23 décembre 2004, en même temps
qu’Adil Salih, membre du Parti communiste des travailleurs. Une nouvelle
campagne internationale obtient leur libération.

A Kirkuk, les militant-e-s de l’Union des chômeurs ont organisé onze jours
de sit-in en solidarité avec leurs camarades de Bagdad. Leur lutte est plus
fructueuse, quoique à une échelle plus limitée : ils obtiennent de la
municipalité la création de 50 emplois, payés 30 000 dinars par semaine (15
dollars) et financés par une organisation humanitaire. A Nassiriyah, l’un de
leurs bastions, une manifestation de 7 000 personnes est réprimée par les
milices islamistes. La répression est fréquente ; elle n’est pas toujours le
fait des seules forces d’occupation. Le 3 janvier 2004, c’est le groupe
islamiste Al-initfadah Al sha’baaniah qui tire sur une manifestation de
chômeurs, faisant quatre morts et plusieurs blessés. Ce jour-là, un
rassemblement s’était formé spontanément devant la mairie, à l’annonce de la
création d’emplois. Lorsqu’un responsable municipal déclare qu’aucun emploi
ne sera fourni, les chômeurs et chômeuses en colère lancent des pierres sur
l’hôtel de ville, jusqu’à l’irruption des islamistes dont le quartier
général est proche. A Al-Amarah, dans le Sud, ce sont des troupes irakiennes
sous commandement britannique qui font six morts et onze blessés, le 10
janvier 2004. Enfin, le 24 mars 2004 à Najaf, c’est la police irakienne qui
tire : il s’agit de l’une de ces manifestations présentées par les médias
occidentaux comme " shiite ", alors qu’elle est organisée par l’Union des
chômeurs et que certaines photos montrent des drapeaux rouges.

Récemment, l’Union des chômeurs en Irak a fait connaître son programme
social, rédigé en commun avec la Fédération des conseils ouvriers et
syndicats en Irak, sous la forme d’une proposition de loi fondamentale pour
le travail, en 48 articles. Un texte ambitieux, sans compromis avec le
patronat, expressément opposé à toute forme de nationalisme, et fondé sur
les seules nécessités de la classe ouvrière. On y trouve parmi les
revendications la semaine de 30 heures, la retraite à 55 ans, l’interdiction
des licenciements et du travail de nuit, la pleine égalité hommes-femmes, la
liberté totale du droit de grève et d’organisation, la gratuité totale de
l’instruction et de la santé. Décalage avec la réalité de l’Irak occupé, en
proie à la guerre entre armées et milices ? Pas totalement. Si le CPA est
fermement décidé à démanteler le système économique fortement étatisé fondé
sur la rente pétrolière, héritage de l’ancien régime baathiste, il doit
malgré tout gérer une situation sociale avec 10 millions de chômeurs et
précaires. En janvier, le ministère du travail et des affaires sociales a
annoncé qu’il envisageait un plan d’aide de six mois, avec une indemnité de
60 dollars mensuels pour les chômeurs et chômeuses, sans toutefois donner de
date pour sa mise en place. La pression continue exercée par les luttes de
chômeurs et de chômeuses n’y est pas pour rien.

Malgré la répression, l’Union des chômeurs est devenue une force
incontournable en Irak. Il lui faut encore renforcer son organisation, car
une croissance aussi rapide n’est pas facile à gérer, surtout en l’absence
de tous moyens matériels. Même l’impression des bulletins d’adhésion pose
des problèmes techniques et financiers difficiles à surmonter sans l’aide de
la solidarité internationale. Son journal, titré Les Conseils ouvriers, dont
le logo est issu d’une affiche française de Mai 68, est diffusé à un faible
nombre d’exemplaires, faute de moyens d’impression. En l’absence de
véhicules, les déplacements à pied sont fort dangereux en raison de la
situation de guerre, et la création de sections dans d’autres villes est
limitée par les simples problèmes de transport. La misère même des
militant-e-s est un frein à l’organisation, car il faut trouver chaque jour
les moyens de subsister.

Grèves et revendications ouvrières

Le 2 novembre 2003, les employé-e-s de la filature de coton de Bagdad se
mettent en grève, exigeant l’élection de nouveaux chefs d’atelier, le
paiement des heures supplémentaires et une prime d’urgence. Les portes de
l’entreprise sont bloquées pour empêcher le départ des camions de
marchandises. Les négociations s’engagent très mal avec la direction, qui
tente de brutaliser les délégués syndicaux. Pour mettre en minorité les
grévistes, elle organise une contre-manifestation menée par les agents de
sécurité, qui contraignent une partie des salarié-e-s à les suivre. Face au
refus patronal, les ouvrier-ère-s prennent d’assaut les bureaux de la
direction et en chassent le directeur, qui est contraint de quitter l’usine.
Pour garantir le paiement des jours de grève, les marchandises sont vendues
directement, sous contrôle ouvrier. Trois jours plus tard, la direction cède
sur les revendications et le travail reprend. Les agents de sécurité sont
remplacés et les élections des chefs d’atelier organisées. Voilà,
brièvement, le résumé d’une grève à l’irakienne.

C’est à Bagdad également que les ouvriers de l’industrie du cuir ont mené
une série de grèves, d’abord pour protester contre l’augmentation du nombre
d’heures de travail, ensuite, au mois de janvier... pour s’opposer aux
retenues sur salaires effectuées en mesure de rétorsion contre les
grévistes. Les services de sécurité de l’entreprise, débordés, font appel à
la police, qui tente de disperser la foule en tirant en l’air, avant
d’ouvrir le feu sur les grévistes. Deux syndicalistes sont blessés. Malgré
cela, le mouvement tient bon jusqu’à l’éviction du directeur. Dans d’autres
conflits, le remplacement de la direction, le plus souvent formée d’anciens
baasistes mis en place par l’ancien régime, est une revendication
importante, de même que le rejet du pillage des entreprises par des cadres
corrompus. A Al-Askandaria, la grève de l’industrie mécanique puisait
largement sa source dans l’enrichissement soudain et inexpliqué de plusieurs
cadres ex-baasistes.

Ailleurs, c’est le blocage des salaires, institué par la nouvelle grille de
salaires récemment mise en place par le conseil provisoire de gouvernement,
qui est la cause de nombreuses grèves dans les usines de tapis, de
cigarettes, d’ameublement, dans l’agro-alimentaire et la santé, et
naturellement, dans l’industrie du pétrole. Récemment, ce sont même les
universitaires qui ont protesté contre le blocage des salaires et la
nouvelle grille des salaires. A la Banque centrale, c’est pour défendre des
employées injustement accusées de vol à l’occasion du changement des billets
de banque que la mobilisation a démarré.
A la Southern Oil Company, qui exploite les vastes champs pétrolifères de
Kirkuk, Baaji et Daura, trois mois de mouvement social, appuyés sur la
menace d’un passage à la lutte armée, sont venus à bout de la résistance de
la direction. Le syndicat s’est aperçu que les salaires étaient inférieurs
au minimum fixé par l’autorité d’occupation pour les entreprises publiques.
Celles-ci prévoient un salaire de 69 000 dinars, alors qu’un loyer de 50 000
dinars est commun pour la plupart des salarié-e-s. Suivant un calcul fondé
sur les besoins vitaux des travailleurs et sur le coût actuel de la vie en
Irak, le syndicat a exigé 155 000 dinars mensuels (soit 110 dollars), avec
une grille salariale nettement simplifiée. A l’issue du conflit, les
salarié-e-s ont obtenu 102 000 dinars comme salaire minimum, et un
rééchelonnement de tous les autres salaires. D’autre part, des primes de
risques permettent d’y ajouter 18 à 30 %, notamment pour le travail effectué
dans les zones contaminées par l’uranium appauvri...

La vétusté des structures industrielles rend le travail particulièrement
dangereux dans la plupart des usines. Dans l’ensemble, les installations
n’ont pas été renouvelées depuis la première guerre du Golfe, en 1991. Les
machines défectueuses sont réparées à l’aide de pièces récupérées sur celles
qui ont définitivement rendu l’âme, de manière artisanale en l’absence des
plans de construction, disparus avec les ingénieurs-ses étranger-ère-s qui
les avaient installées. Les systèmes de sécurité, les équipements de
protection individuels (casques, lunettes, combinaisons, etc.) font
également défaut. Quant aux crèches d’usine et aux cantines, elles ont
quasiment disparu. A Bassorah, c’est pour tenter d’en finir avec cette
situation et avec la nouvelle grille de salaires que les employé-e-s de la
centrale électrique se sont mis en grève, menaçant de couper définitivement
l’électricité de toute la ville et de passer à la grève armée. Le conflit
est finalement arbitré directement par le ministre, alarmé par la situation,
et se termine par la mise en place de la grille des salaires proposée par le
syndicat, ainsi que le relèvement général des salaires. Parmi les
revendications syndicales figuraient également l’égalité salariale entre
hommes et femmes, l’interdiction du travail de nuit et la mise en place de
crèches.

Cette vague de luttes a vu la résurgence d’un syndicalisme libre en Irak et,
dans certains secteurs comme le pétrole, de conseils ouvriers inspirés des
shoras de l’insurrection de 1991 et de la révolution iranienne de 1979 -
toutes deux réprimées par Saddam Hussein avec le soutien des Etats-Unis.
Certaines organisations, dont la pratique est fondée sur des luttes
radicales et des décisions prises par l’assemblée générale des
travailleurs-ses, ont cherché à se coordonner. En décembre 2003, une
conférence tenue à Bagdad, en présence de délégué-e-s venus de Basra,
Kirkuk, Nassiriyah, Ramali, Hilla, Kut, Samwa et Bagdad, fonde la Fédération
des conseils ouvriers et syndicats en Irak. Elle affiche immédiatement sa
volonté de dépasser les clivages ethniques, tribaux, nationaux ou religieux,
pour ne se fonder que sur la nécessaire unité des travailleurs et des
travailleuses. Quelques mois plus tard, elle rédige en commun avec l’Union
des chômeurs en Irak son programme social, déjà évoqué. Il lui faut encore
se structurer et se faire reconnaître comme une interlocutrice, aussi bien
nationalement qu’internationalement < notamment auprès de l’Organisation
internationale du travail. En effet, dans un pays considéré comme celui où
la force de travail est la moins chère du golfe Persique, la référence aux
normes internationales est intéressante car elle fournit un standard que
l’Etat et le patronat peuvent difficilement écarter. Cela nécessite une
meilleure formation des militants syndicaux, pour laquelle l’aide
internationale est importante.

La reconnaissance est également un enjeu, même si elle est déjà acquise dans
certaines entreprises, car les forces occupantes s’appuient largement sur
les anciens syndicats baasistes pour discipliner la classe ouvrière. Il faut
également signaler la situation conflictuelle au sein de la Fédération
irakienne des syndicats, puissante fédération, fortement bureaucratisée et
dominée par le Parti communiste irakien < qui fut autrefois le plus
important en dehors des pays socialistes. Si les militant-e-s de cette
organisation, souvent âgé-e-s et ayant l’expérience de la répression,
regardent avec méfiance les jeunes activistes de la Fédération des conseils
ouvriers et syndicats, plus dynamiques, plus démocratiques, plus à l’écoute
de la classe ouvrière, certain-e-s sont extrêmement mal à l’aise avec le
ralliement du Parti communiste irakien aux forces d’occupation et sa
participation au conseil provisoire de gouvernement mis en place par les
Etats-Unis < une position qui lui fait perdre un nombre croissant de
militant-e-s.

Des femmes contre la charia

Les femmes bénéficiaient en Irak de plus de libertés et de possibilités que
dans la plupart des autres pays du Moyen-Orient, même si leur situation
avait commencé à se dégrader dès la guerre Iran-Irak, dans les années 80. La
loi sur le statut personnel de 1958 avait été maintenue, malgré divers
amendements qui en restreignaient la portée. C’est le gouvernement
provisoire mis en place par les forces d’occupation qui a tenté en février
2004, par sa " résolution 137 ", d’instituer ce que Saddam Hussein avait
tenté sans oser aller jusque-là : l’établissement de la charia. Certaines
dispositions avaient déjà été mises en place par l’ancien régime, lors de
son revirement en faveur des religieux après la première guerre du Golfe, et
des pratiques barbares comme le meurtre d’honneur (droit pour un homme de
tuer sa femme, sa s¦ur ou sa fille suspectée d’adultère, même non consenti)
bénéficiaient d’une large tolérance. La charia constitue l’essentiel du
programme social des organisations religieuses, et le renvoi des femmes à la
maison et derrière un voile, leur obsession majeure. Durant toute la période
de négociations sur le retour à la souveraineté, les islamistes firent
pression pour que la charia soit l’un des piliers du nouvel Irak, refusant
toute discussion sur la présence des femmes dans les assemblées élues.

La résolution 137 du conseil provisoire de gouvernement leur offrait
satisfaction sur le statut des femmes, même si Paul Bremer, représentant de
l’administration américaine, semblait y être hostile. Elle suscita
immédiatement la réprobation de la majeure partie de la population
irakienne, et en premier chef des organisations de femmes, qui malgré les
dangers immenses que cela représentait, appelèrent à des manifestations.
Parmi elles, l’Organisation pour la liberté des femmes en Irak, menée par
Yanar Mohammed. Cette architecte irakienne, sportive de haut niveau, vivait
en exil au Canada depuis plusieurs années, où elle militait pour le droit
des femmes au Moyen-Orient. Après la chute de l’ancien régime, elle décide
de revenir en Irak et participe à la fondation de l’organisation, qui centre
son action sur l’aide aux femmes réfugiées, notamment dans le quartier
pauvre de Al’Huda, et l’organisation de centres d’accueil pour femmes
menacées de meurtre d’honneur ou victimes de violences conjugales. En raison
de ses discours véhéments dans des manifestations contre la charia, elle
reçoit des menaces de mort de la part de l’Armée des compagnons du prophète,
une organisation pro-talibane d’origine pakistanaise, ce qui l’oblige à
circuler armée ou entourée de gardes du corps. Une campagne internationale
de soutien, bien relayée par les associations féministes dans le monde
entier, fait connaître sa situation et lui donne une envergure nouvelle.

Le mouvement soulevé contre la résolution 137 contraint le conseil
provisoire de gouvernement à la retirer moins d’un mois après sa
proclamation. Le statut des femmes n’est pas sauvegardé pour autant, car si
la loi ne change pas la pression des forces réactionnaires s’accentue. Le
voile, considéré auparavant comme vieillot, devient une nécessité pour les
femmes qui veulent sortir sans trop de risques dans la rue. Outre les
insultes, les islamistes ont recours à la violence pour les y contraindre,
allant jusqu’à lancer du vitriol au visage de certaines. Les viols se
multiplient, les enlèvements et les ventes de femmes également, selon un
tarif fixé : 200 dollars pour une vierge, la moitié seulement si elle ne
l’est pas. Les exécutions sommaires de prostituées, nombreuses dans un pays
où le commerce de leur corps est souvent la seule ressource qui reste aux
réfugiées, récidivent le geste ignoble de Saddam Hussein, qui avait fait
décapiter publiquement 200 femmes accusées de prostitution pour complaire à
ses nouveaux alliés islamistes.

La pression sur les organisations de femmes n’est pas le seul fait des
islamistes, loin s’en faut. Au Kurdistan d’Irak, plus ou moins autonome
depuis 1991, les organisations nationalistes au pouvoir ont toujours tenu
les femmes en minorité. Dans la zone contrôlée par l’Union patriotique du
Kurdistan, pro-américaine, c’est ce parti nationaliste qui multiplie les
pressions pour fermer les locaux de l’Organisation pour la liberté des
femmes en Irak, considérant que les femmes n’ont pas à faire de politique.
L’UPK tolère, dans sa zone, les meurtres d’honneur ; son leader, Jalal
Talabani, fut le premier président du conseil provisoire de gouvernement mis
en place pour administrer l’Irak occupé. Le droit de lutter pour la pleine
égalité hommes-femmes n’est toujours pas accepté par les mouvements
nationalistes au Kurdistan d’Irak.

Quelle alternative politique en Irak ?

La situation telle qu’elle est le plus souvent, avec d’heureuses exceptions,
relayées par les médias traditionnels, consiste en une simple opposition
entre les forces d’occupation et les milices islamistes. Deux nuances
viennent parfois troubler ce bel agencement : la résurgence du baasisme,
tiraillé entre la tentation de la guérilla urbaine et le retour au pouvoir
avec l’aval des Etats-Unis (rappel de militaires, voire de ministres de
l’ancien régime) et les oppositions entre islamistes, dont témoignent les
récents affrontements entre les partisans de Sistani et la milice d’Al’Sadr’
 pour bonne part composée d’anciens jihadistes étrangers venus soutenir le
régime de Saddam Hussein après sa volte-face religieuse en 1991, et rejointe
par des militaires licenciés et des chômeurs. Il n’est pas difficile de voir
qu’il s’agit d’une lutte entre camps réactionnaires, même si les
implications de la victoire de l’un ou l’autre sont loin d’être
indifférentes.

Tous les épisodes de cet imbroglio peuvent être suivis heure
par heure dans la presse internationale. Par contre, la vague de grèves des
derniers mois, les mouvements de chômeurs-ses, les attaques contre les
associations de femmes n’y font que des apparitions pour le moins éparses.
Le plus curieux, c’est sans doute de voir, dans les pays occidentaux, des
organisations de gauche se laisser prendre à ce piège manichéen et sacrifier
les précautions politiques les plus élémentaires pour apporter leur soutien
aux milices réactionnaires ou aux auteurs d’attentats aveugles, sous
prétexte qu’ils combattent les Etats-Unis. Le culte viril de l’arme à feu
fait passer tout porteur de kalachnikov pour un résistant, indépendamment de
son programme social. N’existe-t-il aucune alternative aux islamistes et aux
baasistes dans la lutte contre l’occupation ? L’existence des mouvements,
associations, syndicats cités plus haut démontre le contraire. Il n’existe
pas, pour répondre à une question couramment posée, de mouvement libertaire
en Irak, pays dans lequel le mouvement ouvrier < contrairement à la majeure
partie de l’Europe, de l’Amérique latine et de l’Asie du Sud-Est < ne plonge
pas ses racines dans l’anarcho-syndicalisme. Pendant longtemps, la
principale organisation de gauche était un parti communiste prosoviétique
particulièrement nationaliste, à peine concurrencé par quelques dissidents
prochinois. De toute façon, le régime totalitaire du Parti Baas en même
temps que les velléités socialistes de celui-ci ont constitué un frein au
développement d’une alternative de gauche.

L’insurrection de 1991 a bouleversé les choses. La première guerre du Golfe
ayant entraîné une forme de vide politique et laissé croire à la chute
rapide du régime détestée, un vaste soulèvement avait traversé le sud et
l’est du pays. Dans plusieurs villes, des conseils ouvriers, formés sur le
modèle des shoras de la révolution iranienne de 1979, s’étaient emparés du
pouvoir et avaient commencé à organiser la vie sociale sur de nouvelles
bases, démontrant les capacités d’auto-organisation de la population.
L’armée coalisée avait alors laissé tranquillement les troupes de Saddam
Hussein réprimer massivement ce mouvement, tandis qu’au Kurdistan les partis
nationalistes se chargeaient du travail. De nombreuses organisations
révolutionnaires s’étaient formées, sur la base de l’idée des conseils
ouvriers. En 1993, cinq d’entre elles fusionnaient pour donner naissance au
Parti communiste des travailleurs, s’associant au mouvement iranien du même
nom. Celui-ci, fondé sous l’impulsion du marxiste iranien Mansoor Hekmat
deux ans plus tôt, se distinguait par sa défense des conseils ouvriers, son
opposition résolue au nationalisme et son rejet de toute forme de
capitalisme, qu’il soit fondé sur le marché ou sur l’Etat < un programme
social qui le situe nettement dans la lignée du communisme de conseils. En
Irak, des militants du Parti communiste des travailleurs sont à l’origine de
l’Union des chômeurs, de la Fédération des conseils ouvriers et syndicats,
de l’organisation pour la liberté des femmes et de plusieurs autres
organisations de masse. Il constitue aujourd’hui la principale organisation
de gauche dans ce pays.

La solidarité internationaliste

Quoi que l’on puisse penser de ces organisations, il est clair qu’elles
constituent une alternative sociale et féministe plus souriante que les
milices d’Al’Sadr’ et consorts, ou que la poursuite, sous une forme ou une
autre, de la politique néocoloniale des Etats-Unis et de leurs alliés. Les
conditions dans lesquelles elles agissent sont particulièrement difficiles,
dans un pays où les besoins les plus élémentaires de la population sont déjà
hors d’atteinte. Les soutenir, ou soutenir d’autres mouvements qui iraient
dans le sens de l’émancipation politique et sociale, de la lutte contre
l’exploitation capitaliste et patriarcale, c’est agir sur la situation en
Irak avec bien plus d’efficacité que de crier, une fois de temps à autres,
quelques slogans contre la guerre. C’est, pour toutes celles et ceux qui
croient fermement qu’un changement social ne peut être que mondial, un moyen
simple et concret de manifester leur solidarité internationaliste.

Nicolas

Plus d’informations sur le site de Solidarité Irak :

www.solidariteirak.org

solidarite_irak@yahoo.fr