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Ne plus fabriquer de Dutroux

Publie le vendredi 18 juin 2004 par Open-Publishing
2 commentaires

Se pencher sur l’enfance de « monstres » permettrait de cesser d’en produire.

Dans le procès Dutroux, la question la plus importante n’a pas été posée. On a parlé, à juste titre, des terribles erreurs de la gendarmerie, de la possibilité d’un réseau pédophile, du dessaisissement du juge, etc. Tous problèmes évidemment essentiels.

Mais il en est un autre, dont l’importance n’est pas moins cruciale, car sa résolution, ou du moins l’éclairage qu’on peut y apporter, pourrait aider beaucoup de gens : comment Dutroux est-il devenu un monstre ?

Car il n’y a que deux solutions : ou Dutroux est né monstrueux, et alors « c’était dans les gènes », ce qui n’est pas vraisemblable ; ou son éducation l’a rendu tel.

Bien sûr, le personnage inspire une si grande répulsion qu’il n’est pas facile de se pencher sur son cas. Du reste, le fait de tenter de comprendre ce qui s’est passé ne saurait évidemment diminuer l’horreur des crimes qu’il a commis, pas plus que cela n’atténuerait en quoi que ce soit la nécessité du châtiment.

Le seul intérêt ­ mais il est grand ­ de savoir comment s’est passée l’enfance de Dutroux serait, pour tous ceux qui ont des enfants, d’essayer de ne pas faire la même chose que ce qu’ont accompli les parents de cet homme.

La presse a donné peu de renseignements sur les parents de Dutroux. On sait, cependant, par de nombreux témoignages néanmoins publiés, que sa mère était « autoritaire » et qu’elle « ne supportait pas » son fils, même quand il était bébé (de fait, c’est à ce moment, à l’évidence, que les choses se sont mises en place pour lui ; ce genre de criminel se fabrique très tôt). Elle le jugeait « un bébé difficile », « méchant » ­ comme s’il existait des bébés difficiles et méchants, alors que cette méchanceté n’est, à l’évidence, qu’une projection, venant des parents, de sentiments qui ne peuvent pas être ceux d’un nouveau-né .

Mais en quoi consistait précisément ce côté autoritaire de sa mère, et quelles étaient les manifestations concrètes de cette impossibilité de supporter l’enfant ? Quant au père, comment se jouait concrètement, dans la vie de tous les jours, le fait qu’il ne l’ait, dit-on, « jamais tout à fait reconnu » ? Ce qu’il faudrait savoir, dans cette enfance que le principal intéressé qualifie lui-même d’« innommable », et qui très certainement, en effet, s’est déroulée de manière aussi monstrueuse que l’existence qu’il a menée plus tard, c’est la manière dont se passaient les divers moments de sa vie quand il était tout petit. Que faisaient ses parents lorsqu’il avait faim ? Comment, avec quelle cruauté volontaire ou involontaire, réagissaient-ils quand il pleurait, quand il se faisait mal et qu’il voulait de l’aide, quand il demandait à être pris dans les bras ­ car il y a un âge où tous les petits le demandent ? Que se passait-il quand il ne voulait pas manger, ou se coucher ? En quoi consistaient les punitions, à l’évidence très sévères, qu’on lui infligeait ? De quelle manière a-t-on ignoré, ou s’est-on moqué de ses colères et de ses souffrances ­ puisque seul un être dont on n’a jamais pris les souffrances au sérieux peut devenir aussi aveugle à celles des autres ? Quels étaient les coups et les humiliations qui lui ont été le plus fréquemment donnés ?

Car il est tout à fait certain qu’il en a reçu, et à des doses effrayantes, comme tous les tueurs en série : on connaît, par exemple, le cas de Patrice Alègre, qui a été très durement battu par son père. Quels mots particulièrement dévalorisants a-t-on lancés au tout petit Marc Dutroux ? Quelles menaces terrifiantes a-t-on proférées contre lui ­ et là encore, à coup sûr il en a reçu, car un criminel est avant tout quelqu’un qui est possédé par la peur, quelqu’un à qui on a donné, depuis toujours, une crainte affreuse des autres et de lui-même ? Comment s’est passée pour cet homme ce qu’on appelle l’éducation à la propreté, chose sur laquelle la plupart des psychologues s’accordent pour dire que, quand les parents la pratiquent avec violence, les conséquences peuvent être incalculables ? Que se passait-il quand, comme tous les petits enfants, il touchait son sexe, et quel terrible châtiment lui a-t-on alors donné, ou promis, sachant que, dans ce domaine comme dans celui de la propreté, la plus grande douceur est la seule voie possible, toutes les autres étant redoutables ?

Il faudrait, du reste, pour en avoir une connaissance plus approfondie encore, se pencher non seulement sur ce qu’ont fait les parents de Dutroux, mais aussi sur ce qui a été fait à ceux-ci par leurs propres parents, à la génération précédente, car ce n’est évidemment pas par hasard qu’un père et une mère se comportent de cette façon, à coup sûr terrible, avec leur enfant.

On a, en tout cas, la certitude que la mère de Dutroux a agi de façon autoritaire, et qu’elle a commencé très tôt à agir de cette manière ­ comme pour Patrice Alègre, et comme, si l’on passe aux hommes d’Etat, pour Saddam Hussein, battu, dit-on, « sauvagement » par son beau-père ; comme cela s’est passé, également, pour les dignitaires nazis, dont Alice Miller, dans son remarquable livre C’est pour ton bien, a montré qu’ils avaient tous été élevés de la façon la plus autoritaire, tous battus et humiliés.

L’objection est connue : « Si les enfants maltraités devenaient des criminels, nous serions tous des assassins. » Certes, la plupart des enfants battus deviennent, à l’évidence, des gens bien ; mais les Dutroux, les Alègre et les Hitler se recrutent, tous, parmi les enfants que leurs parents ont traités avec la plus grande dureté.

Il faut distinguer, bien sûr, les petites maltraitances des plus importantes ; il faut distinguer l’enfant qui reçoit quelques coups, de l’enfant martyr. Mais si on peut éviter ces quelques coups ­ qui peuvent avoir bien plus d’importance qu’on ne le croit ­, si on peut éviter aussi les humiliations et les menaces effrayantes, tout le monde y aura beaucoup gagné : et il est possible, sans avoir recours à cela, de fixer à l’enfant les nécessaires limites.

Aujourd’hui, pourtant, nombre de « spécialistes » insistent sur la nécessité d’une éducation très dure ; des pédopsychiatres et des psychanalystes écrivent tranquillement, comme il y a cent ans, que l’on peut sans problème battre les tout-petits, car « cela ne peut leur faire aucun mal plus tard » : c’est pourquoi l’étude, sur des cas concrets comme celui de Dutroux, de ce que donne l’éducation autoritaire n’est peut-être pas superflue.

Car, depuis quatre ou cinq ans, de même que l’on remet en cause, sur le plan social, les conquêtes des dernières décennies, on assiste, parallèlement, à un retour en force des anciennes idéologies de l’éducation. On passe délibérément sous silence les horribles ravages qu’a produits, pendant si longtemps, l’éducation autoritaire. Les grands découvreurs psychologiques des décennies 60 et 70 sont vilipendés, moqués, cloués au pilori : on leur reproche d’avoir « culpabilisé les parents », alors qu’au contraire Françoise Dolto a dit que les difficultés des enfants « n’étaient pas de la faute des parents, mais de leur fait », ce qui veut dire que les parents, même quand ils sont à l’origine des problèmes, n’en sont pas directement responsables, puisqu’ils ne les ont pas voulus ; Bruno Bettelheim, de son côté, a écrit, à propos des enfants autistes, que « si les mères ont agi comme elles l’ont fait, c’est qu’elles ne pouvaient pas faire autrement », ce qui, là encore, innocente ces mères de toute accusation d’avoir voulu le mal de leurs enfants. Mais va-t-on reprocher à ces grands initiateurs d’avoir dit que certaines attitudes éducatives, de compréhension et d’écoute ­ ce qui ne veut pas dire de totale permissivité ­ étaient préférables à d’autres ?

Actuellement, pas un mois ne passe sans que l’on voie paraître un livre sur la nécessité de réprimer durement les enfants. Aldo Naouri, dans son récent les Pères et les mères (1), manie à l’envi le concept, tellement à la mode actuellement, de « tyran domestique » pour désigner l’enfant. Diane Purper-Ouakil (2) consacre un livre aux Enfants tyrans, parents souffrants, où elle ne cesse de répéter l’expression « jeunes tyrans », tout en admettant que « la maltraitance des enfants sur leurs parents est probablement beaucoup plus rare que les violences dont sont victimes les femmes et les enfants » ; elle ne dit pas que, bien souvent, si des enfants maltraitent leurs parents, situation évidemment inadmissible, c’est parce que ceux-ci leur ont assigné inconsciemment ce rôle, afin de rejouer leur propre enfance auprès de parents trop autoritaires : les parents tyrannisés par leurs enfants l’ont déjà été, étant enfants, par leurs propres parents.

Christiane Olivier, dans son livre au titre éloquent, l’Enfant roi, plus jamais ça (3), va plus loin : elle n’hésite pas à prôner « la fessée... pour apprendre à l’enfant le respect des grandes personnes, respect qu’il devra appliquer avec toute grande personne », car, c’est bien connu, toutes les grandes personnes sont respectables, et il est bien connu aussi que la violence faite à l’enfant lui enseigne le respect. Cet auteur continue ainsi : « Il est inconséquent de promulguer des lois pour interdire une fessée, qui n’a jamais fait de mal que dans les familles de sadiques... » Comment un enfant sait-il qu’il reçoit, ou non, une fessée sadique ? Et sur quelles études l’auteur s’appuie-t-elle pour déduire que frapper un enfant en l’humiliant ne peut lui faire aucun mal ? On ne le saura pas.

Diane Purper-Ouakil est, elle aussi, favorable aux châtiments corporels : elle brocarde une petite fille de 11 ans se plaignant de ses parents qui, « loin d’être maltraitants », donnent « des fessées très occasionnelles », et se moque d’autres enfants qui se plaignent « pour une gifle sans gravité, mais qu’ils ont ressentie comme une humiliation insupportable ». Mais qui a le droit de juger qu’une gifle est sans gravité, quand toutes sont faites précisément pour faire mal et humilier ? Et peut-on dire que des fessées, même occasionnelles, n’ont pas d’importance, quand on sait, au moins depuis Rousseau, que quelques fessées peuvent rendre un homme masochiste pour le reste de sa vie ?

Christiane Olivier, qui dans son livre s’oppose explicitement aux idées de 68, accusées d’avoir donné l’essor à une idéologie de la liberté, s’insurge contre le fait que nous ayons « accepté la dangereuse définition de l’enfant comme une personne » (l’auteur ne précise pas si l’enfant est plutôt, à ses yeux, un animal ou une chose). Et quand elle parle de la nourriture, elle nous apprend que le petit enfant a intérêt à manger « tout ce qu’il a dans son assiette », même s’il en a horreur ­ on voit à quel point cette idéologie est novatrice ­, faute de quoi il ne faut, bien entendu, rien lui donner d’autre : s’il a faim ensuite, après un repas qu’il n’a pas voulu prendre, Christiane Olivier, magnanime, présente ce conseil aux mères : « Donnez-lui la nourriture du puni ou du prisonnier : trois biscottes et un verre d’eau... » Qu’il faille traiter l’enfant comme un prisonnier, c’est le fond des idées de tous ces gens qui, n’ayant jamais pu regarder en face leur propre enfance maltraitée, n’ont eu d’autre choix que de s’identifier à leur agresseur, et, sans en rien savoir, tentent de se venger en s’efforçant que les autres enfants, eux aussi, aient à souffrir.

Se pencher sur le cas de Dutroux et des autres assassins, et sur l’éducation de coups et d’humiliations qu’ils ont reçue, n’a pas, encore une fois, pour but d’enlever un jour de prison aux châtiments qui doivent leur être justement infligés. Mais, face à la souffrance affreuse des victimes et de leurs familles, on est obligé de s’interroger sur ces choses, pour pouvoir tenter de cerner le problème essentiel : comment faire pour que l’on ne fabrique plus, dans le futur, d’autres Dutroux ?

Essayer de résoudre cette question, c’est tenter de faire qu’il y ait, plus tard, le moins possible de parents amenés à pleurer leurs enfants assassinés.

Dernier ouvrage paru : Voyage de l’enfance, Presses universitaires de France, 2003.

(1) Odile Jacob, 2004.

(2) Aubier, 2004.

(3) Albin Michel, 2002.

Jean-Claude Snyders,
enseignant
et écrivain, ancien élève de l’Ecole normale supérieure

http://www.liberation.fr/page.php?Article=216296

Messages

  • Cet article est remarquable, il pose le problème du processus transgénérationnel qui conduit à la reproduction de la maltraitance. En même temps il évoque l’enfance avec finesse et sensibilité.

    Le fait de diaboliser "les monstres", de les éliminer, emprisonner à vie, n’a jamais brisé cette chaîne là ou il faudrait des thérapies en mileiu fermé certes, seules susceptibles d’enrayer cette spirale infernale.

    Tenter de comprendre le processus ne signifie pas dédouaner, excuser.

    L’humiliation, la hainel les chàtiments corporels n’ont jamais produit des enfants épanouis, mais des amputés du coeur, blindés à force de se protéger d’affects qui les torturent. Ils deviennent alors ivres de vengeance inaccessibles à la souffrance qu’ils infligent à leur tour.

    Bien entendu il faut donner des cadres et des repères à l’enfant, le laxisme étant probablement aussi dévastateur que la maltraitance, en l’exposant à tous les dangers. Il s’agit simplement de l’aider à grandir en sécurité à s’adapter au monde et lui donner suffisamment confiance pour devenir un être autonome, capable de libre-arbitre.

    Si nous voulons être respectés soyons respectables, le respect ne se décrète pas, il vient spontanément à l’enfant, lorsqu’il sent que malgré nos maladresses l’amour qu’on lui porte est authentique.L’adulte qui lève la main sur plus faible que lui ne peut qu’apporter la preuve de sa lâcheté, la lâcheté n’est pas respectable.

    Les enfants ne nous appartienent pas ils n’appartiennent quà eux-mêmes.

    Merci à vous

    Sophie

    • Je m’appelle Jean-Michel, vit en fuite à l"étranger depuis la découverte de la perversité de la "justice", et doit rester anonyme.

      J’ai subi plusieurs viols. J’ai été humilié, bafoué, mutilé.

      Dans ces textes, enchaïnement de raisonnements, je lis quelques résonnements d’amour pour les innocents.
      Vous rendez-vous compte de ce que je ressens en lisant ce gimmick du cycle ? Oui, il y a des aggresseurs et qui ont des manières de leurs aggresseurs.
      Je suis un gars qui se bat pour deux gosses. Parfois la colère contre quelqu’un qui venait de violenter sous mes yeux m’a fait utiliser les mots de ceux qui m’ont humilié étant enfant.
      On dit "connard !", on utilisant (sans savoir souvent) les concepts les plus machistes (le "con", sexe péjorativement nommé de la femme).

      Mais le coeur ? Allons voir un peu en profondeur ce que ressent quelqu’un plein de colère, et allons voir ce que ne ressentent pas les tueurs froids.
      Excusez une digression. Pulsions ? J’ai ai eu pour des bonbons volés à la maternelle. Souffrir de ne pas les retenir eu égard à une fillette ? Dans la plus intellectuelle acceptation de débattre de se sujet, pourquoi l’onanisme ne vient pas à l’esprit ?

      Avez-vous déjà vu le regard vide d’humanité de celui qui décide de vous violer ? Vous qui faites des études sur cette fameuse circularité ? En même temps, avez-vous eu le courage de recevoir la vengeance mafieuse aprés avoir fait échappé un petit à la violence ?

      Dans la marge des cas de la violence mésinterprêtative -le célébre "ce mec est parano" - il doit y avoir grand intérêt à enseigner aux enfants de favoriser la fuite avant la réaction, face à la violence.
      Vous les avez vous ces petits qui sortent de leurs gonds aprés une note un peu baclée par le correcteur à l’école ? Ils avaient la terreur de quelquechose dont toute la classe n’a pas idée.
      Ils sont violents ? On les amalgames avec un Dutroux devant une petite fille ?

      Distinguons violence gratuite et réaction dans chaque maille de nos raisonnements, ce sera plus clair. Dans tous les cas, l’auteur(e) de "Ne plus fabriquer de Dutroux" à des idées bienvenues : le cas limite donc rare où ce mêle violence gratuite et mésinterprêtative sera réprimé. Mais je suis convaincu que cette utilité immense ne rend pas la théorie adaptée au cas général.

      Le cas général de la violence est motivé par la faiblesse ou l’absence de compassion. On la confonds donc avec l’aveuglement de la colère dans l’amalgame précité. Reprenons le môme qui crie en classe. Il insulte sa professeure. Je compatis avec elle, je ferais en sorte qu’il/elle répare, s’explique, s’excuse sinsèrement.
      Mais jamais je ne le punirait en aucune sorte : c’est l’urgence de la douleur, de la crainte qui a motivé son choix. Il le pensais même utile (comme dans l’urgence on fait le choix de perdre un doigt pour sortir de piège
      d’une voiture en feu). Mais le doigt n’aurait pas de valeur à ses yeux ? Le respect des enseignants n’a plus dès lors de sens pour lui ?
      La compassion s’oppose à la violence mais s’efface devant la violence chez les réactants par urgence,
      la compassion est nulle devant la violence chez les - attention pas de pièges à me tendre - ..., disons les, ..., euh les ... Pardon, je ne trouve pas de nom ni ridicule ni galvauldé pour le concept du tueur dans les histoires qu’on narrait aux enfants pour les protéger tout en préservant leurs nuits.

      Cette urgence, vous, gens qui réflechissez, ressentez-là ne serait-ce qu’au miliardième s’il vous plaît.