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Petite et partielle visite au musée des horreurs constitutionnelles sous quelques aspects économique

Publie le mardi 5 avril 2005 par Open-Publishing

de Pierre Bachman

I- De l’Europe politique à l’Europe des marchés financiers.

Au lendemain de la guerre, en créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951, puis la Communauté européenne en 1957, La France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg unissaient leurs destins. A cette fin, ces nations ne se contentaient pas de créer un Marché commun se réduisant à un espace de libre-échange : la régulation publique et l’intérêt général y avaient leur place. Pendant toute cette période, le capitalisme tirait essentiellement son profit de la production industrielle et des services qui lui étaient associés.

Dans ce but, le travail humain avait une place centrale dans le processus de création et d’accumulation. Cette Europe était donc fondée sur un compromis entre les intérêts du travail et ceux du capital d’autant plus favorable aux salariés que la concurrence entre les pays occidentaux et le bloc socialiste était vive (régulation keynésienne).

En 1973, l’adhésion de la Grande-Bretagne sur l’insistance en France de Valéry Giscard d’Estaing, marquait une inflexion libérale de la construction européenne. Cette phase s’est concrétisée en 1992 par l’application du traité de Maastricht substituant l’ « Union européenne » à la « Communauté » antérieure. Ce traité consacrait la primauté des impératifs du libre-échange sur ceux du rapprochement des peuples. La crise du système capitaliste qui perdurait, ainsi que les transformations technologiques permettant la mise en réseau des opérateurs financiers, ont rapidement abouti entre les années 1985 et 1995 à la globalisation économique consacrant la toute-puissance des marchés financiers. Depuis, le capital va au capital sans passer par la production. Le travail est marginalisé, les garanties qui lui sont associées sont taillées en pièces au profit d’une société patrimoniale où les nouvelles formes de la rente asphyxient le développement humain.

II- L’Europe des « ressources humaines ».

Il s’agit d’offrir aux citoyennes et aux citoyens d’Europe « un espace de libre circulation et un marché ouvert où la concurrence est libre et non faussée » (Articles I-4, préambule partie II). La loi européenne définira le fonctionnement de ce marché (article III-172). La charte des droits fondamentaux place la personne au même niveau que les marchandises, les services et les capitaux (Articles I-3-2 & 3,I-4, préambule partie II, articles III-133 à 136, III-172 et III-177 & 178). En procédant ainsi le traité constitutionnel fonde sa propre nature et la nature du droit qui va en découler sur une ambiguïté fondamentale : le capital, assimilé à la personne est-il un sujet (a-t-il une âme pour les croyants) ? Inversement, puisque le capital est un objet, une chose, les personnes sont-elles, dans ce texte, conçues comme des objets ?

L’analyse logique de l’ensemble du texte montre que c’est la deuxième hypothèse qui est dominante : les personnes sont des ressources (vivantes certes) qui se meuvent sur un espace de libre circulation de façon à faciliter leurs combinaisons avec les marchandises, les services, les capitaux financiers. Dans cette optique, la personne n’est plus sujet et citoyenne. Elle devient objet soumis à la gouvernance des affaires. On voit bien ici pourquoi le texte, dans ses structures, présente un énorme volet de politique économique, de conduite des politiques publiques, des échanges et des rapports monétaires ou commerciaux (la partie III avec 322 articles sur un total de 448).

En poussant à son terme le sens du traité constitutionnel, on peut dire qu’il est fondé sur la réification de l’humain et tend à transformer l’homo sapiens en « homo économicus ».

Enfin, il faut noter qu’en droit européen la personne est aussi bien physique que morale comme un établissement ou une entreprise ( Article III-142). Cette assimilation renforce la réalité constitutionnelle : tout y est marchandise, ressource ou objet économique. Sur de tels fondements la directive Bolkestein et celles qui vont suivre sont naturelles : elles découlent directement de l’esprit et de la lettre de la constitution.

III- Un « plein emploi » qui ne peut se passer du chômage.

"L’Union tend au plein emploi..." (Articles I-3-3, III-117, III-205-2). De quoi s’agit-il ? Est-ce l’éradication du chômage ? Sûrement pas puisque cet objectif n’est pas un objectif de l’Union. En l’occurrence il n’est fait référence qu’au droit de travailler, à la liberté du travail, au droit d’en chercher (Article II-75) dans une logique de flexibilité et d’adaptabilité des travailleurs (Article III-203). Il ne faut d’ailleurs pas oublier que c’est au nom de la liberté du travail que les libéraux veulent restreindre le droit de grève.

Il s’agit donc de la conception perverse du « plein emploi » au sens libéral : ce plein emploi est atteint lorsque le taux de chômage permet d’abaisser les salaires à un niveau tel qu’ils n’entravent pas l’exigence de rentabilité des entreprises. Ce qui revient à dire cyniquement que ce taux de chômage (dit « structurel » ou « non accélérateur d’inflation ») est celui qui est nécessaire pour que les entreprises réalisent les profits qu’elles désirent sans avoir besoin d’accélérer l’inflation. Même si elle est issue de savants calculs, cette notion n’a rien de scientifique et se trouve en permanence contredite par la réalité. Elle sert simplement de cache sexes idéologique et scientiste aux stratégies de compétitivité et aux politiques de baisse du coût du travail. Elle signifie que le chômage serait une fatalité et qu’il ne serait pas possible de le réduire en dessous d’un certain seuil. Ce seuil était estimé à 9 % pour la France en 1999. Un an après il était estimé à 6 % puis à 3% selon les « experts » !

IV- De l’intérêt général au marché : la régression archaïque de l’Europe.

Au XIXe siècle la notion d’intérêt général s’est imposée aux intérêts particuliers. L’action publique a été légitimée par les réponses apportées à l’intérêt général en régulant l’initiative privée. C’est ainsi que pour satisfaire des besoins collectifs et généraux furent créés les services publics partout en Europe sous des formes ou des appellations diverses. En France ces services publics ont été consolidés à la Libération et transformés le plus souvent en grandes administrations ont grandes entreprises disposant de monopoles ou de quasi-monopoles. Il s’agissait de répondre à des besoins massifs et complexes que le marché était incapable de satisfaire.

Cette construction s’oppose radicalement à la théorie libérale qui postule que la "main invisible" du marché serait l’instrument le plus efficace pour allouer les ressources et les richesses et que l’enrichissement individuel serait la voie la plus pertinente conduisant à l’enrichissement de tous. Ces théories datent du milieu du XVIIe siècle, à l’époque où la bourgeoisie cherchait à justifier sa quête de pouvoir et sa place dans la société face à une noblesse parasitaire le plus souvent absente des processus de production. Pourtant, c’est au nom de cette théorie que s’organise l’économie mondiale depuis le début des années quatre-vingt. La construction européenne, en reniant et en détruisant les services publics au nom de la concurrence et du marché, est en train d’imposer aux peuples d’Europe des modes de régulations archaïques représentant, dans des termes modernisés, une régression vers l’époque du despotisme d’avant la Révolution de 1789 !

V- Les services publics comme résidus du libéralisme.

Les textes européens définissent les services universels, les services d’intérêt général et maintenant, avec la constitution, les services d’intérêt économique général (Articles II-96, III-122, III-148, III-166). Les premiers concernent plutôt des services non marchands alors que le dernier concept concerne plutôt des entreprises publiques fournissant des biens ou des services payants (l’eau, l’énergie, le courrier etc.). L’existence de tels services est toujours conçue comme une dérogation au marché ouvert dans lequel la concurrence est libre et non faussée. Il est donc inexact de dire que la construction européenne est muette sur les services publics, ou du moins sur ce qui en tient lieu dans la conception internationale. Mais comme le confirme la constitution, ils sont réduits à la plus stricte et faible expression par « dérogation » ou exception du marché, ils subissent sans cesse la contrainte libérale dans leurs activités et financements (Articles III-162-2, III-167-1), ils sont en permanence privatisables ou libéralisables « au delà de la mesure qui est obligatoire » (Article III-148).

La constitution ne présente aucune avancée pour les services publics. Elle introduit simplement la nouvelle notion de service d’intérêt économique général en confirmant les jurisprudences antérieures sur les services universels et les services d’intérêt généraux jusqu’à ce que ces jurisprudences changent (article IV - 438 : succession et continuité juridique). Tout ceci est cohérent d’un point de vue capitaliste : il ne s’agit pas de satisfaire les besoins des populations mais d’abord de permettre la libre circulation des capitaux pour en assurer la libre accumulation et expansion sur un marché de libre échange. Malgré certaines affirmations, tout ce qui ressemble de près ou de loin à un service public reste bien le résidu du dogme archaïque de la "main invisible du marché".

VI- Pour une vraie constitution : des droits, des institutions, un budget, un texte court et exit les politiques économiques !

Une constitution représente un acte juridique, politique et social supérieur aux autres actes fondant le droit. Cet acte est la loi suprême d’un rassemblement de peuples qui fondent un état ou une union d’États. Il repose sur des valeurs historiques, juridiques et politiques communes légitimant le rassemblement. La constitution définit alors les droits fondamentaux des citoyens ainsi rassemblés en nations ou groupes de nations ou d’états (confédération, fédération). Elle définit les institutions, leur rôle, leurs rapports entre elles et avec les institutions d’autres États. Dans une démocratie elle constitue un cadre durable et modifiable dans lequel se déroulera l’activité politique pour en déterminer le contenu. Elle doit même en permettre l’alternance et tout particulièrement la mise en oeuvre de choix alternatifs en matières économiques et sociales.

Le projet de constitution européenne qui consacre les choix économiques et monétaires libéraux, qui les institue comme droits fondamentaux, qui les développe en particulier tout au long du volumineux titre III et du tome II du traité est inacceptable d’un point de vue démocratique et juridique. Le texte constitutionnalise des dogmes économiques qui ne devraient éventuellement relever que de politiques conjoncturelles et circonstancielles. Il y a de ce point de vue une raison simple, forte, élémentaires et de bon sens pour rejeter ce projet de constitution. Pourquoi est-il 30 fois plus gros que la constitution française et 50 fois plus volumineux que celle des États-Unis d’Amérique ? Donc : exit les politiques économiques irréversibles, exit les considérations concernant l’organisation de la recherche, des transports etc. sous peine de ne pas permettre, en particulier aux générations futures, la maîtrise de leurs choix, ce qui serait particulièrement contraire au principe affiché de développement durable.

De plus, il est préoccupant de constater que le budget de l’Union européenne restera extrêmement faible, la privant de moyens directs d’intervention puisque aucune ressource nouvelle viendrait l’abonder. Par contre, les compétences qui lui sont conférées, notamment sur les politiques économiques (Articles I-13-1, I-14, I-15, III-178&179, III-184) la dotent de moyens juridiques et politiques extrêmement contraignants pour tous les Etats où toutes les nations qui voudraient s’affranchir des dogmes libéraux ou même, beaucoup plus modestement, réguler leurs activités économiques ( Articles III-131&132).

VII- La Banque centrale européenne indépendante des peuples mais pas des lobbies.

Le traité de Maastricht en application depuis le 1er janvier 1992 institue l’union monétaire fondée sur la création de l’Euro. La Banque centrale européenne (BCE) est responsable de la politique monétaire de l’Union. Son directeur est nommé par les États membres. Elle organise le système des banques centrales nationales dont l’objectif principal est de maintenir la stabilité des prix (Article III-185) et la « maîtrise » dans les dépenses publiques. La Banque centrale européenne n’a de comptes à rendre ni aux instances politiques de l’Union ni à celles des États membres (Articles I-30 et III-188). Elle échappe à tout contrôle politique et à plus forte raison à tout contrôle populaire. Elle se présente ainsi comme un pouvoir supra-politique qui supplante les trois pouvoirs constitutionnels traditionnels que sont le législatif, l’exécutif et le judiciaire.

La BCE est imperméable aux logiques de développement social. Son action vise à maintenir l’inflation. Le faible niveau de l’inflation est considéré comme l’un des dogmes fondamentaux de la libre concurrence et de la circulation des capitaux : le stupide « pacte de stabilité » apprécié comme inopérant et récessif dès le début, mais à peine modifié aujourd’hui, en est un exemple. Pour cette raison la BCE prône la baisse du coût du travail, les restrictions budgétaires, le dumping fiscal et social etc. Force est de constater que la politique de la BCE, au nom de la stabilité des prix, joue contre la croissance et l’emploi dans la mesure où la politique monétaire est extrêmement restrictive et n’intègre pas ces objectifs dans sa mise en oeuvre. Contrairement au choix de la Banque fédérale américaine, la BCE applique des stratégies qui aggravent les crises cycliques conjoncturelles comme celle que l’Europe traverse actuellement.

En fait, elle joue un rôle essentiel dans la défense des intérêts des systèmes financiers et bancaires privés. La constitution lui interdit d’accorder des crédits aux pouvoirs publics qui sont priés de s’adresser au secteur privé (Article III-181). En ce sens, même si la constitution établit " l’indépendance" de la Banque centrale européenne, celle-ci reste soumise à la pression des lobbies industriels et financiers qui agissent en permanence dans les salons de Bruxelles et dont le rôle est constitutionnalisé (Article I-47-1 et 2) sous couvert de dialogue « avec les associations représentatives de la société civile » dont aucun critère de représentativité n’est précisé.

VIII- Libre circulation ou libre accumulation des capitaux ?

Dans de nombreux articles de la constitution, déjà cités dans les commentaires précédents, il est établi la libre circulation des personnes physiques ou morales, des services, des marchandises et des capitaux, le libre droit d’établissement. S’agit-il réellement d’une liberté ou de moyens destinés à concentrer les capitaux là où ils vont trouver le maximum de rentabilité ? A l’analyse de ce qui se passe dans le monde économique et sur le tissu des entreprises on voit bien que ce seront tout d’abord les « investisseurs institutionnels » (banques, assurances, fonds spéculatifs, fonds de pensions) qui seront les premiers intéressés à la mobilité du capital dans la recherche de bénéfices et de plus-values financières en Bourse. La mobilité du capital et sa libre circulation vont gonfler des réserves accumulées en vue d’opérations non seulement inutiles mais le plus souvent nuisibles comme les fusions et acquisitions, comme les OPA, comme les délocalisations. De leur côté les PME et les très petites entreprises souffrent d’un mal quasi généralisé : le manque de fonds propres et de trésorerie pour assurer leur fonctionnement et leur développement. Elles restent en marge des circuits de la « libre circulation ». Elles en sont aussi les proies par le jeu des financements bancaires ou des prises de participations.

En fait de libre circulation des capitaux il s’agit surtout d’assurer leur libre accumulation destinée à produire le maximum de "valeur" pour ses actionnaires. Une telle logique est contraire au développement des activités, de l’emploi, de la justice sociale et de l’efficacité des fonds investis. Elle étouffe les possibilités de croissance réelle. Elle interdit par exemple leur taxation et des politiques fiscales efficaces pour un développement social durable ou pour la sécurisation de l’emploi et des trajectoires professionnelles. Avec l’insécurité sociale qui frappe les travailleurs, c’est l’insécurité économique qui est imposée aux PME sous la contrainte des donneurs d’ordres pour les sous traitantes ou celle de la faiblesse des salaires et de la consommation pour l’artisanat et l’agriculture paysanne.

Plus grave encore : ce sont les entreprises qui financent la Bourse dans ce monde économique à l’envers. En 2004, en France, elles ont recueilli sur la place de Paris un total de 10,4 milliards d’€ sous forme d’émissions de capital. D’un autre côté elles ont versé 18,5 milliards de € de dividendes à leurs actionnaires et racheté pour 10 milliards de leurs propres actions. Le marché financier a donc reçu 18 milliards d’€ de plus qu’il n’en a rapporté aux entreprises !

IX- Une minuscule harmonisation fiscale favorable au dumping et aux délocalisations.

La constitution européenne ne ferme pas la porte à l’harmonisation fiscale, administrative ou réglementaire mais elle reste très limitée à ce sujet ( Articles III - 170 à 176). La règle de l’unanimité est nécessaire pour statuer sur les taxes les plus importantes comme la taxe sur le chiffre d’affaires ou les impôts indirects. La fiscalité reste la chasse gardée des États. Le refus d’harmonisation fiscale est significatif de cette construction européenne qui entend mettre en concurrence les populations et les territoires pour développer, non pas les coopérations, mais la guerre économique. Il s’agit là d’un puissant facteurs de dumping et de délocalisations par exemple.

X- Le saviez-vous : quid du tome II... ?

Le texte dont l’approbation sera soumise au référendum du 29 mai est constitué d’un document de 350 pages dans sa version officielle. Ce document est composé de quatre parties dont la partie III, qui définit les politiques économiques, en représente plus de la moitié. Ce que l’on sait moins c’est que ce premier volume, le tome I de la constitution et complété par un tome II de 460 pages. On y trouve 36 protocoles et 2 annexes à valeur constitutionnelle et 48 déclarations à valeur interprétative de l’ensemble des articles contenus dans le premier volume. Tous ces textes complémentaires fort peu connus ajoutent aux restrictions déjà visibles dans le premier tome, des conditions draconiennes qui devraient ramener à plus d’honnêteté intellectuelle tous ceux qui disent que cette constitution représente une "avancé.