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Un rapport américain livre les détails particulièrement horribles du décès de deux détenus afghans

Publie le mardi 28 juin 2005 par Open-Publishing

« En ce qui concerne ces prétendus mauvais traitements et actes de torture qui auraient eu lieu dans les centres de détention, ces rumeurs et ces affirmations qui ont été disséminées parmi la population puis prétendument confirmées ensuite par des prisonniers libérés... Eh bien ! J’affirme catégoriquement que ces agissements n’étaient pas, comme certains ont pu le prétendre, le fruit de l’application méthodique de consignes, mais des excès, des dérapages commis par certains individus parmi les gardes ainsi que par certains de leurs assistants. Ces hommes, qui ont posé leurs mains violentes sur les détenus, sont des brebis galeuses qui n’ont rien à voir avec le fonctionnement normal des centres de détention. »

Déposition de Rudolf Hoess, commandant SS du camp d’Auschwitz, Nuremberg 1946.

de Tim Golden The New York Times Traduit par Jean-Marie Flémal pour Stop USA

Le jeune Afghan avait beau agoniser devant eux, ses geôliers américains ne cessaient pour autant de le torturer.

Le prisonnier, un jeune et frêle chauffeur de taxi dont on ne connaît que le prénom, Dilawar, fut tiré de sa cellule du centre de détention de Bagram, en Afghanistan, vers 2 heures du matin, afin de répondre à des questions concernant une attaque à la roquette contre une base américaine. Quand il arriva à la chambre des interrogatoires, un interprète présent déclara que les jambes du jeune homme ballottaient de façon incontrôlée sur la chaise en plastique qu’il occupait et qu’il n’avait plus aucune vigueur dans les mains. Il avait été enchaîné par les poignets au plafond de sa cellule durant la quasi-totalité des quatre jours précédents.

M. Dilawar demanda à boire un peu d’eau et l’un des deux interrogateurs, le spécialiste Joshua R. Claus, 21 ans, exhiba une grosse bouteille en plastique. Mais il perça d’abord un trou dans le fond de la bouteille, déclara l’interprète, de sorte que lorsque le prisonnier affaibli dévissa tant bien que mal le capuchon, l’eau dégoulina sur ses treillis orange de prisonnier. Le militaire reprit alors la bouteille et se mit à en asperger violemment le visage de M. Dilawar.

« Allez, bois ! », cria le spécialiste Claus (toujours selon l’interprète), comme le prisonnier essayait d’éviter le jet, « bois donc ! »

A la demande des interrogateurs, un garde tenta de forcer le jeune homme à s’agenouiller. Mais ses jambes, qui avaient reçu des coups des gardes durant plusieurs jours, ne pouvaient plus se plier. Un interrogateur dit à M. Dilawar qu’il pourrait voir un médecin après qu’ils en auraient fini avec lui. Pourtant, quand on le renvoya enfin dans sa cellule, les gardes n’avaient eu pour consigne que d’enchaîner à nouveau le prisonnier au plafond.

« Laissez-le debout », aurait dit le spécialiste Claus, selon l’un des gardes.

Plusieurs heures passèrent avant qu’un médecin urgentiste pût enfin voir M. Dilawar. Mais il était déjà mort et son corps commençait à se raidir. Plusieurs mois allaient s’écouler avant que les enquêteurs de l’armée apprennent un dernier détail horrible. La plupart des interrogateurs avaient cru que M. Dilawar était innocent et qu’il était simplement passé en taxi au mauvais moment à proximité de la base américaine.

Le récit de la mort brutale de M. Dilawar au centre de rassemblement de Bagram - et de celle d’un autre détenu, Habibullah, décédé six jours plus tôt en décembre 2002 - ressort d’un dossier confidentiel de presque 2.000 pages établi par le service des enquêtes criminelles de l’armée sur l’affaire, dossier dont le NY Times a pu obtenir un exemplaire.

Tel un récit faisant pendant aux images digitales d’Abou Ghraïb, le dossier de Bagram dépeint l’implication de jeunes militaires peu entraînés dans des cas répétés de mauvais traitements. Ces brutalités, qui ont débouché sur des accusations criminelles contre sept militaires, allaient bien au-delà de ces deux décès.

Dans certains cas, indiquent des témoignages, les brutalités étaient dirigées ou commises par les interrogateurs dans le but d’arracher des informations. Dans d’autres, il s’agissait de punitions infligées par les gardes de la polices militaires. Parfois, il semble que les tortures n’aient été infligées que par ennui ou par cruauté, ou les deux.

Dans des dépositions adressées sous serment aux enquêteurs de l’armée, les militaires parlent d’une interrogatrice affichant une prédilection pour les humiliations : elle écrasait du pied le cou d’un détenu affalé au sol ou envoyait des coups de pied dans les parties d’un autre prisonnier. Ils parlent également d’un détenu enchaîné forcé à se traîner en tous sens sur le sol de sa cellule et à embrasser les bottines de ses interrogateurs. Un autre prisonnier encore a été forcé de ramasser des capuchons de bouteilles en plastique dans un tonneau rempli d’eau et d’excréments : tout cela faisait partie d’une stratégie destinée à le rendre plus malléable aux interrogatoires.

Le NY Times a obtenu un exemplaire du dossier auprès d’une personne impliquée dans l’enquête et qui s’était montrée très critique à l’égard des méthodes utilisées à Bagram et plus que sceptique quant aux réponses des militaires concernant les décès.

Bien que des cas de mauvais traitements infligés à des prisonniers, y compris certains détails sur deux décès, aient déjà été rapportés à Bagram en 2002, les officiels américains les ont qualifiés de problèmes isolés ayant déjà fait l’objet d’enquêtes approfondies. Et bien des officiers et soldats questionnés dans l’enquête sur Dilawar ont déclaré que la grande majorité des détenus de Bagram se montraient dociles et qu’ils étaient raisonnablement bien traités.

« Ce que nous avons appris au cours des toutes ces enquêtes, c’est que certaines personnes violaient manifestement les normes de traitement humain communément admises », a déclaré le principal porte-parole du Pentagone, Larry Di Rita. « Nous rencontrons également des cas où il n’y avait nullement lieu de s’inquiéter ».

Pourtant le dossier sur Bagram comprend d’amples témoignages disant que la violence de la part de certains interrogateurs était une routine et que les gardes pouvaient virtuellement frapper des détenus enchaînés en toute impunité. Des prisonniers considérés comme importants ou difficiles étaient également menottés et enchaînés au plafond et à la porte de leur cellule, parfois durant de longues périodes, une mesure que les procureurs de l’armée ont récemment classée au nombre des voies de fait criminelles.

Certains des mauvais traitements étaient absolument évidents, suggère le dossier. A maintes reprises, des officiers supérieurs ont visité le centre de détention et plusieurs d’entre eux ont affirmé avoir vu des prisonniers enchaînés en guise de punition ou afin d’être privés de sommeil. Peu avant les deux décès, des observateurs du Comité international de la Croix-Rouge se sont spécifiquement plaints aux autorités militaires de Bagram à propos de la mise aux fers des prisonniers dans des « positions immobiles », attestent les documents.

Même si les enquêteurs militaires avaient appris peu de temps après le décès de M. Dilawar qu’il avait été maltraité par au moins deux interrogateurs, l’enquête criminelle de l’armée n’avait progressé que très lentement. Pourtant, nombre des interrogateurs de Bagram, dirigés par la même chef des opérations, le capitaine Carolyn A. Wood, furent redéployés en Irak et, en juillet 2003, prirent en charge les interrogatoires de la prison d’Abou Ghraïb. Selon une enquête de haut niveau de l’armée, l’an dernier, le capitaine Wood a utilisé là-bas des techniques « étonnamment similaires » à celles qu’elle utilisait déjà à Bagram.

En octobre dernier, le Commandement des enquêtes criminelles de l’armée concluait qu’il y avait des motifs plausibles pour accuser 27 officiers et militaires engagés de charges criminelles dans l’affaire Dilawar, charges allant de négligence dans le service à mutilation et homicide involontaire. Quinze des mêmes militaires furent également cités pour responsabilité criminelle probable dans l’affaire Habibullah.

Jusqu’à présent, seuls sept soldats ont été accusés, y compris quatre la semaine dernière. Aucun n’a été condamné pour l’un ou l’autre homicide. Deux interrogateurs de l’armée ont également été réprimandés, a déclaré un porte-parole militaire. La plupart de ceux qui pourraient toujours affronter une action en justice ont refusé de reconnaître qu’ils avaient mal agi, que ce soit dans leurs déclarations aux enquêteurs ou dans des commentaires à la presse.

« Toute la situation est injuste », a déclaré dans une interview téléphonique le sergent Selena M. Salcedo, une ancienne interrogatrice de Bagram accusée de mauvais traitements à M. Dilawar, de négligence dans le service et de mensonges aux enquêteurs. « Tout cela ressortira quand tout aura été dit et terminé. »

Dans la plupart des actions légales en cours, l’histoire des violences à Bagram demeure incomplète. Mais des documents et des interviews révèlent une disparité frappante entre les découvertes des enquêteurs de l’armée et ce que les hautes instances militaires ont déclaré dans le sillage des décès.

Des porte-parole militaires ont prétendu que les deux hommes étaient morts de causes naturelles, même après que les juges d’instruction militaires eurent statué qu’il s’agissait de morts par homicide. Deux mois après les autopsies, le commandant américain en Afghanistan, à l’époque le lieutenant-général Daniel K. McNeill, dit qu’il n’avait aucune preuve que les sévices commis par les soldats avaient contribué aux deux décès. Les méthodes utilisées à Bagram, dit-il, étaient « conformes à ce qui est généralement admis en fait de techniques d’interrogatoire ».

Les interrogateurs

Au cours de l’été 2002, le centre de détention militaire de Bagram, à environ 65 kilomètres au nord de Kaboul, se dressait comme un énorme souvenir de l’emprise improvisée des Américains sur l’Afghanistan.

Construit par les Soviétiques comme un magasin de mécanique aéronautique pour la base d’opérations qu’ils avaient établie après leur intervention dans le pays en 1979, le bâtiment avait survécu aux guerres suivantes en tant que relique sans cesse pilonnée - un long bloc de béton trapu, avec des tôles de métal rouillé là où, naguère, il y avait eu des fenêtres.

Réaménagé avec cinq grands enclos de barbelés et une demi-douzaine de cellules d’isolement en contre-plaqué, le bâtiment devint le Point de Rassemblement de Bagram (PRB), un dépôt pour les prisonniers capturés en Afghanistan et ailleurs. Le PRB, comme les soldats l’appelaient, comptait d’ordinaire entre 40 et 80 détenus pendant qu’on les interrogeait et qu’on les triait pour un éventuel transfert au centre de détention à plus long terme du Pentagone, à Guantánamo Bay, à Cuba.

La nouvelle unité chargée des interrogatoires qui débarqua en juillet 2002 avait été également réunie à la hâte. Le capitaine Wood, 32 ans, à l’époque encore lieutenant, vint avec treize soldats de la 525e Brigade des Renseignements militaires de Fort Bragg, en Caroline du Nord ; six réservistes parlant arabe furent ajoutés en provenance de la Garde nationale de l’Utah.

Une partie du nouveau groupe, qui avait été renforcé et incorporé à la Compagnie A du 519e Bataillon des Renseignements militaires, était constituée de spécialistes du contre-espionnage qui n’avaient aucune expérience des interrogatoires. Seuls deux des militaires avaient jamais interrogé de véritables prisonniers.

Le peu de formation spécialisée qu’avait reçu l’unité venait du boulot, lors des sessions avec deux interrogateurs qui avaient travaillé à la prison durant quelques mois. « Rien ne nous préparait à mener une opération d’interrogatoire », comme on le faisait à Bagram, déclara plus tard aux enquêteurs le sous-officier responsable des interrogateurs, le sergent d’état-major Steven W. Loring.

Les modalités de la tâche n’étaient pas très claires non plus. L’équipe disposait du manuel officiel d’interrogatoire, le manuel 34-52 de l’armée en opérations, et d’un ordre, émanant du secrétaire à la Défense, Donald H. Rumsfeld, de traiter les prisonniers « humainement » et, si possible, en conformité avec les Conventions de Genève. Mais avec la décision finale du président Bush, en février 2002, disant que les Conventions ne s’appliquaient pas au conflit avec al-Qaïda et que les combattants taliban ne se verraient pas accorder les droits de prisonniers de guerre, les interrogateurs crurent qu’ils « pouvaient s’écarter légèrement des règles », dit un des réservistes de l’Utah, le sergent James A. Leahy.

« Pour les prisonniers ennemis, il y avait les Conventions de Genève, mais il n’y avait rien pour les terroristes », déclara le sergent Leahy aux enquêteurs de l’armée. Et les détenus, ajoutèrent les officiers des renseignements, devaient être considérés comme des terroristes jusqu’à preuve du contraire.

Les déviations comprenaient l’usage de « positions de sécurité » ou de « positions contraignantes » censées priver les détenus du moindre confort sans nécessairement les blesser - agenouillés sur le sol, par exemple, ou appuyés en position de « chaise » contre le mur. La nouvelle équipe avait également été formée dans la privation de sommeil, alors que l’équipe précédente s’était généralement limitée à 24 heures et moins, insistant sur le fait que l’interrogateur devait rester éveillé avec le prisonnier afin d’éviter de dépasser les limites du traitement humain.

Mais quand les interrogateurs du 519e prirent leurs fonctions, ils instaurèrent leurs propres procédures de privation de sommeil. Ils se mirent d’accord pour dire que de 32 à 36 heures constituait le temps maximal pour gagner les prisonniers éveillés et éliminèrent et éliminèrent la pratique consistant à rester éveillés eux-mêmes, déclara Eric LaHammer, un ancien interrogateur, lors d’un entretien.

Les interrogateurs travaillaient à partir d’un échantillonnage de méthodes de base destinées à gagner la coopération du prisonnier, allant de l’approche « amicale » aux méthodes du « brave flic - mauvais flic », jusqu’à la menace d’emprisonnement à long terme. Mais certains interrogateurs ayant moins d’expérience finirent par s’appuyer sur la méthode que l’armée désignait sous le vocable de « Fear Up Harsh » (accroître la crainte en se montrant de plus en plus agressif) et qu’un soldat désigna comme la « technique des hurlements ».

Le sergent Loring, alors âgé de 27 ans, tenta avec un succès limité, de détourner ces interrogateurs de cette approche, qui impliquait généralement que l’on se mette à crier et à balancer des chaises. M. Leahy déclara que le sergent « mettait le holà quand certaines approches allaient trop loin ». Mais il pouvait également abandonner certaines méthodes qu’il jugeait trop douces, dirent plusieurs soldats aux enquêteurs et lâcher bien davantage la bride avec certains des interrogateurs les plus agressifs. (Les efforts pour retrouver M. Loring, qui a quitté l’armée, ont été vains.)

« Parfois, nous développions certaines relations avec les prisonniers et le sergent Loring nous obligeait à nous rasseoir et nous rappelait que c’étaient des gens très mauvais, il nous rappelait le 11 septembre et disait qu’ils n’étaient pas nos amis et qu’on ne pouvait leur faire confiance », déclara également M. Leahy.

On choisissait souvent le spécialiste Damien M. Corsetti, un interrogateur de grande taille et barbu, parfois appelé « le monstre » - il portait ce surnom tatoué en italien sur l’estomac - pour intimider les nouveaux détenus. Le spécialiste Corsetti, déclarèrent-ils, prenait des airs menaçants et se mettait à gueuler à l’arrivée des détenus enchaînés à une barre qui leur passait au-dessus de la tête ou couchés sur le ventre à même le sol de la cellule de garde. (Un policier militaire de l’unité K-9 se promenait souvent parmi les nouveaux prisonniers avec des chiens qui grognaient et cela avait des effets similaires, peut-on voir sur certains documents.)

« Les autres interrogateurs se servaient de sa réputation », déclara un interrogateur, le spécialiste Eric H. Barclais. « Ils disaient au détenu : ‘Si tu ne coopères pas, nous allons faire venir le monstre, et il est moins gentil que nous.’ » Un autre soldat dit aux enquêteurs que le sergent Loring faisait allusion d’un ton badin au spécialiste Corsetti, 23 ans à l’époque, comme étant « le roi de la torture ».

Un détenu saoudien interrogé par les enquêteurs de l’armée en juin dernier à Guantanamo déclara que le spécialiste Corsetti avait sorti son pénis au cours d’un interrogatoire à Bagram, qu’il l’avait tenu contre le visage du prisonnier et qu’il l’avait menacé de le violer, comme le montrent des extraits de la déclaration de l’homme.

En automne dernier, les enquêteurs citèrent des motifs probables pour accuser le spécialiste Corsetti de violences et de mauvais traitements sur un prisonnier, ainsi que d’actes indécents durant l’incident. Mais il n’a pas été accusé. A Abou Ghraïb, il fut également l’un des trois membres du 519e à être mis à l’amende et dégradé pour avoir forcé une femme irakienne à se déshabiller durant un interrogatoire, déclara un autre interrogateur. Un porte-parole de Fort Bragg déclara que le spécialiste Corsetti n’avait pas l’intention de faire le moindre commentaire.

Fin août 2002, les interrogateurs de Bagram furent rejoints par une nouvelle unité de la police militaire assignée à la garde des détenus. Les soldats, pour la plupart des réservistes de la 377e Compagnie de la Police militaire cantonnée à Cincinatti et à Bloomington, Indiana, n’étaient nullement préparés à leur mission, ont déclaré des membres de l’unité.

La compagnie reçut les formations de base dans le traitement des prisonniers à Fort Dix, New Jersey, et certains officiers de police et d’autres spécialisés dans les questions qui faisaient partie de la compagnie assurèrent des compléments de formation. Cette instruction comprenait un survol des « méthodes de contrôle de points de pression », dont « l’habituelle frappe sur le péroné » - un coup censé faire perdre l’équilibre, donné sur le côté de la jambe, juste en dessous du genou.

Les MP déclarèrent qu’on ne leur avait jamais dit que les coups sur le péroné ne faisaient pas partie de la doctrine de l’armée. La plupart d’entre eux n’avaient jamais non plus entendu l’un de leurs anciens officiers de police dire à un de leurs compagnons, durant l’entraînement, qu’il ne devait pas utiliser ce genre de coups parce qu’ils pouvaient « déglinguer » les jambes du prisonnier.

Mais, une fois en Afghanistan, les membres du 377e découvrirent que les règles habituelles ne semblaient pas être de mise. Le coup au péroné devint l’arme de base de l’arsenal des MP. « C’était une chose à peu près communément admise : on pouvait donner des coups de genou dans la jambe de quelqu’un », déclara l’ancien sergent Thomas V. Curtis aux enquêteurs.

Après quelques semaines passées au sein de la compagnie en mission, le spécialiste Jeremy M. Callaway entendit un autre garde se vanter d’avoir battu un détenu qui lui avait craché dessus. Le spécialiste Calloway déclara également aux enquêteurs que les autres soldats avaient félicité le garde « de ne pas s’en être laissé conter » par le détenu.

Un capitaine surnomma les membres du 3e Peloton « le gang de la testostérone ». Plusieurs de ses membres pratiquaient assidûment le body building. A leur arrivée en Afghanistan, un groupe de soldats orna sa tente d’un drapeau confédéré, déclara un soldat.

Certains de ces MP s’intéressaient particulièrement à un détenu afghan présentant des troubles émotionnels et qui passait pour manger ses excréments et se mutiler avec du fil barbelé. A plusieurs reprises, les soldats frappèrent le détenu de coups de genou dans les jambes et, un jour, l’enchaînèrent même avec les bras en l’air, déclara le spécialiste Callaway aux enquêteurs. Ils l’avaient également surnommé « Timmy » d’après un enfant handicapé de la série télévisée d’animation, « South Park ». L’un des gardes qui battait le prisonnier lui enjoignait également de hurler à la manière du personnage, ajouta le spécialiste Callaway.

Finalement, l’homme fut renvoyé chez lui.

Le détenu récalcitrant

Le détenu connu sous le nom de « Individu sous contrôle n° 412 » était un Afghan corpulent et bien soigné. Certains fonctionnaires américains l’identifièrent comme étant le « mollah Habibullah », frère d’un ancien commandant taliban de la province méridionale d’Oruzgan, en Afghanistan.

Il tranchait sur les autres combattants de la guérilla et villageois maigrichons que les interrogateurs de Bagram avaient l’habitude de voir. « Il avait un regard perçant et il était très sûr de lui », déclara le marshal prévôt supervisant des MP, le major Bobby R. Atwell, un rappelé.

Des documents de l’enquête suggèrent que M. Habibullah avait été capturé par un seigneur de guerre afghan le 28 novembre 2002 et livré à Bagram par des agents de la CIA, deux jours plus tard. Son état physique à ce moment est sujet à controverse. Le docteur qui l’examina à son arrivée à Bagram fit un rapport établissant qu’il était en bonne santé. Mais le responsable des opérations de renseignement, le lieutenant-colonel John W. Loffert Jr., déclara plus tard aux enquêteurs : « Il était déjà en mauvais état quand il est arrivé. »

Une chose est claire, c’est que M. Habibullah fut identifié à Bagram comme étant un prisonnier important et, de plus, un prisonnier insubordonné et à la langue bien pendue.

Un des sergents du 3e Peloton du 377e, Alan J. Driver Jr., raconta aux enquêteurs que M. Habibullah s’était redressé après un examen du rectum et qu’il lui avait envoyé un coup de genou dans les parties. M. Habibullah « était alors devenu très violent », déclara le sergent Driver, et il avait dû être maîtrisé par trois gardes et emmené avec une clé de bras.

Il fut ensuite enfermé dans l’une des cellules d’isolement de 2,70 mètres sur 2,10 mètres, ce que, plus tard, le commandant des MP, le capitaine Christopher M. Beiring, décrivit comme la procédure réglementaire. « Une des mesures prévoyait que le détenu soit encapuchonné, mis aux fers et isolé pendant au moins les 24 premières heures, parfois 72, de captivité », dit-il aux enquêteurs.

Alors que les gardes tenaient certains prisonniers éveillés en criant ou en les secouant en encore en cognant sur la porte de leur cellule, M. Habibullah fut attaché par les poignets au plafond en treillis de sa cellule, dirent des soldats.

Le second jour, le prisonnier fut à nouveau « non coopérant », cette fois avec le spécialiste Willie V. Brand. Le garde qui, depuis lors, a été accusé de violences et autres délits, a raconté aux enquêteurs qu’il avait riposté par trois coups au péroné. Le lendemain, déclara le spécialiste Brand, il avait dû donner de nouveaux coups de genou au prisonnier. D’autres coups avaient suivi.

Un avocat du spécialiste Brand, John P. Galligan, dit qu’il n’y avait aucune intention criminelle chez son client et qu’il n’avait eu l’intention de blesser aucun détenu. « A l’époque, mon client a agi en conformité avec le modèle de procédure d’opération en vigueur sur le site de Bagram. »

Il s’avère que la communication entre M. Habibullah et ses geôliers a été presque exclusivement d’ordre « physique ». Malgré des demandes répétées, les MP ne se virent assigner aucun interprète susceptible de les aider. En lieu et place, ils les choisissaient parmi les interrogateurs et comptaient même sur des prisonniers qui parlaient un peu d’anglais pour obtenir des traductions.

Quand les détenus étaient battus ou frappés à coups de pied pour « non-obéissance », déclara l’un des interprètes, Ali M. Baryalai, c’était souvent « parce qu’ils n’ont aucune idée de ce que dit le MP ».

Le matin du 2 décembre, ont affirmé des témoins, M. Habibullah toussait et se plaignait de douleurs à la poitrine. Il se traîna dans la chambre des interrogatoires, toujours dans ses fers, la jambe droite raidie et le pied droit très gonflé. Le principal interrogateur, le sergent Leahy, le fit s’asseoir sur le sol parce qu’il ne pouvait plus plier les genoux et s’asseoir sur une chaise.

L’interprète disponible à ce moment, Ebrahim Baerde, déclara que les interrogateurs s’étaient tenus à distance, ce jour-là, « parce qu’il crachait tout un tas de glaires ».

« Ils rigolaient et se moquaient de lui, disant que c’était ‘grossier’ ou ‘vilain’ », déclara M. Baerde.

Bien que copieusement tabassé, M. Habibullah restait inflexible.

« Une fois, ils lui ont demandé s’il voulait passer le reste de sa vie avec des menottes », dit M. Baerde. Le prisonnier répondit : « Oui, pourquoi ? Elles ne me vont pas ? »

Le 3 décembre, la réputation de récalcitrant de M. Habibullah sembla faire de lui une cible toute désignée. Un MP déclara qu’il lui avait donné cinq coups sur la jambe parce qu’il était « désobéissant et rebelle ». Un autre lui donna trois coups parce qu’il était « rebelle et désobéissant ». Plusieurs gardes affirmèrent par la suite qu’il avait été blessé en tentant de s’enfuir.

Quand le sergent James P. Boland vit M. Habibullah le 3 décembre, il était dans une des cellules d’isolement, attaché au plafond par deux jeux de menottes et une chaîne autour de la poitrine. Son corps s’était affaissé vers l’avant, retenu par les chaînes.

Le sergent Boland déclara aux enquêteurs qu’il était entré dans la cellule avec deux autres gardes, les spécialistes Anthony M. Morden et Brian E. Cammack. (Tous trois ont été accusés de violences et d’autres délits.) L’un des trois hommes a retiré le capuchon noir du prisonnier. Il avait la tête inclinée sur un côté, la langue lui sortait de la bouche. Le spécialiste Cammack déclara qu’il avait mis un peu de pain sur la langue de M. Habibullah. Un autre soldat mit une pomme dans la main du prisonnier ; elle était tombée sur le sol.

Quand le spécialiste Cammack se retourna vers le prisonnier, dit-il dans une de ses déclarations, un crachat de M. Habibullah le toucha à la poitrine. Plus tard, le spécialiste Cammack reconnut : « Je ne suis pas sûr qu’il m’ait craché dessus. » Suer le moment, il avait explosé en criant : « Ne me crache plus jamais dessus ! » et il avait donné de vilains coups de genou dans la cuisse du prisonnier, « peut-être deux fois ». Le corps meurtri de M. Habibullah balançait d’avant en arrière dans ses chaînes.

Quand le sergent Boland retourna à la cellule quelque 20 minutes plus tard, M. Habibullah ne bougea pas et son pouls ne battait plus. Finalement, le prisonnier fut libéré de ses chaînes et déposé à même le sol de sa cellule.

Le garde dont le spécialiste Cammack avait mentionné qu’il l’avait mis en garde, lorsqu’il était encore au New Jersey, contre les dangers des coups sur le péroné, le trouva dans la cellule où était couché M. Habibullah. Le corps était déjà froid.

« Le spécialiste Cammack est apparu très perturbé », déclara le spécialiste William Bohl à un enquêteur. Le soldat « courait à travers la pièce comme frappé d’hystérie ».

Un MP fut envoyé pour réveiller l’un des assistants médicaux.

« Vous m’appelez pour quoi ? », demanda l’infirmier, le spécialiste Robert S. Melone, en lui disant qu’il ferait mieux d’appeler une ambulance, au lieu.

Quand un autre assistant médical arriva enfin, il trouva M. Habibullah couché sur le sol, les bras écartés, les yeux et la bouche ouverts.

« On aurait dit qu’il était déjà mort depuis un bout de temps, et on aurait dit que tout le monde s’en foutait », déclara le sergent d’état-major Rodney D. Glass, un rappelé.

Tous les gardes n’étaient pas indifférents, comme le montrent leurs déclarations. Mais si la mort de M. Habibullah en secoua quelques-uns, elle n’aboutit toutefois pas à des changements majeurs dans les opérations du centre de détention.

Des gardes de la police militaire furent chargés d’être présents lors des interrogatoires afin de contribuer à empêcher les mauvais traitements. Le prévôt marshal, le major Atwell, déclara aux enquêteurs qu’il avait déjà instruit le commandant de la compagnie de MP, le capitaine Beiring, de cesser d’enchaîner les prisonniers au plafond. D’autres ont prétendu qu’ils n’avaient jamais reçu cet ordre.

Des officiers dirent plus tard aux enquêteurs qu’ils n’avaient pas été mis au courant de sévices graves au PRB. Mais le premier sergent de la 377e, Betty J. Jones, déclara aux mêmes enquêteurs que l’usage des contraintes de position debout, de privation de sommeil et de coups personnels était bien sûr monnaie courante.

« Tout le monde, c’est-à-dire tout le monde sans exception, est passé par le bâtiment en une occasion ou l’autre », dit-elle.

La major Atwell déclara que la mort « ne causait guère d’inquiétude, parce qu’elle apparaissait comme naturelle ».

En fait, l’autopsie de M. Habibullah, effectuée le 8 décembre, montrait des hématomes et des éraflures sur la poitrine, les bras et la tête. Il y avait de profondes contusions aux chevilles, aux genoux et aux cuisses. Sa cheville gauche portait la trace manifeste d’une semelle de bottine.

La mort fut attribuée à un caillot de sang, probablement dû aux sévères blessures aux jambes, caillot qui avait ensuite voyagé jusqu’au cœur et avait bloqué l’arrivée de sang aux poumons.

Le détenu timide

Le 5 décembre, c’est-à-dire le lendemain de la mort de M. Habibullah, M. Dilawar arriva à Bagram.

Quatre jours plus tôt, la veille du jour férié musulman de l’Id al-Fitr, M. Dilawar quitta son petit village de Yakubi au volant d’une nouvelle possession de prix, un vieux sedan Toyota que sa famille lui avait achetée quelques semaines plus tôt afin qu’il fasse le taxi.

M. Dilawar n’avait rien d’un aventurier. Il quittait rarement la ferme de pierre qu’il partageait avec son épouse, sa petite fille et le reste de sa famille. Il n’avait jamais été à l’école, dirent ses parents, et n’avait qu’un seul ami, Bacha Khel, avec qui il s’asseyait et bavardait dans les champs de blé aux alentours du village.

« C’était un homme timide, un homme très simple », dit son frère aîné, Shahpoor, au cours d’un entretien.

Le jour de sa disparition, la mère de M. Dilawar lui avait demandé d’aller chercher ses trois sœurs dans les villages des alentours et de les amener à la maison pour le congé. Mais il avait besoin d’argent pour son essence et, en lieu et place, il décida de se rendre à la capitale de la province, Khost, à trois quarts d’heure de là, pour se faire quelques clients.

Là-bas, à un arrêt de taxi, il trouva trois hommes qui faisaient route vers Yakubi. En cours de route, ils passèrent devant une base utilisée par les troupes américaines, Camp Salerno, qui avait été la cible d’une attaque à la roquette, le matin même.

Des miliciens loyaux au commandant de la guérilla qui gardait la base, Jan Baz Khan, arrêtèrent la Toyota à un check-point. Ils confisquèrent un walkie-talkie détérioré à l’un des passagers de M. Dilawar. Dans le coffre, ils trouvèrent un stabilisateur électrique utilisé pour régler le courant d’un générateur. (La famille de M. Dilawar déclara que le stabilisateur ne lui appartenait pas ; à l’époque, elle n’avait pas du tout l’électricité.)

Les quatre hommes furent incarcérés et remis aux soldats américains de la base comme suspects de l’attentat. M. Dilawar et ses passagers passèrent leur première nuit menottés à une clôture de façon à ne pouvoir dormir. Quand un médecin les examina le lendemain matin, déclara l’homme plus tard, il trouva M. Dilawar fatigué et souffrant de maux de tête, mais en bonne santé pour le reste.

Les trois passagers de M. Dilawar furent finalement expédiés par avion à Guantánamo et détenus durant plus d’une année avant d’être renvoyés chez eux sans la moindre accusation. Au cours d’interviews qui suivirent leur libération, les hommes décrivirent leurs traitements à Bagram comme bien pires qu’à Guantánamo. Alors que tous trois déclarèrent qu’ils avaient été battus, ils déclarèrent avec beaucoup d’amertume avoir été déshabillés en face de femmes soldats pour des douches et des examens médicaux, lesquels comprenaient le premier de plusieurs examens du rectum, très douloureux et particulièrement humiliants.

« Ils m’ont fait des tas de sales trucs », dit Abdur Rahim, un boulanger de 26 ans originaire de Khost. « Je criais et le pleurais, et personne n’écoutait. Quand je criais, les soldats me cognaient la tête sur le pupitre. »

Pour M. Dilawar, dirent ses codétenus, la chose la plus difficile fut le capuchon noir qu’on lui avait passé sur la tête. « Il ne pouvait pas respirer », dit un homme appelé Parkhudin, qui avait été l’un des passagers de M. Dilawar.

M. Dilawar était un homme frêle de 1,75 m et ne pesant que 55 kg. Mais, à Bagram, il fut bien vite étiqueté comme l’un des « désobéissants ».

Quand l’un des MP de Premier Peloton, le spécialiste Corey E. Jones, fut envoyé à la cellule de M ? Dilawar pour lui donner de l’eau, il dit que le prisonnier lui avait craché au visage et qu’il s’était mis à lui donner des coups de pied. Le spécialiste Jones riposta, dit-il, deux coups de genou dans la jambe du prisonnier enchaîné.

« Il s’est mis à crier ‘Allah ! Allah ! Allah !’ et la première réaction a été de penser qu’il appelait son dieu », dit le spécialiste Jones aux enquêteurs. « Tout le monde l’entendait crier et trouvait ça marrant. »

D’autres MP du Troisième Peloton vinrent plus tard au centre de détention et s’arrêtèrent à la cellule d’isolement pour le constater eux-mêmes de visu, déclara le spécialiste Jones.

Cela devint un genre de plaisanterie à la mode, et les gens n’arrêtaient pas de venir pour aller donner au détenu un coup dans les jambes rien que pour l’entendre crier « Allah ! », dit-il encore. « Ca a duré au moins 24 heures et je dirais qu’il a reçu plus de 100 coups. »

Dans une déclaration suivante, le spécialiste Jones fut imprécis quant au MP qui avait donné les coups. Le nombre qu’il avait cité ne fut jamais confirmé, mais d’autres gardes finirent par reconnaître avoir frappé M. Dilawar à diverses reprises.

Plusieurs MP nièrent finalement avoir eu la moindre idée des blessures de M. Dilawar, expliquant qu’il n’avait jamais vu ses jambes sous sa combinaison. Mais le spécialiste Jones rappela que le cordon du pantalon du costume orange de détenu de M. Dilawar se défaisait toujours et que le pantalon ne cessait de tomber quand il était enchaîné.

« J’ai vu l’hématome parce que ses pantalons ne cessaient de tomber dans qu’il était tenu aux fers debout », déclara le soldat aux enquêteurs. « Au bout d’un certain temps, j’ai remarqué que ça avait la taille d’un poing. »

Comme M. Dilawar était de plus en plus désespéré, il se mit à crier de plus en plus fort pour être relâché. Mais même les interprètes avaient du mal à comprendre son dialecte pashto. Quant aux gardes ennuyés, ils n’y voyaient que du bruit et du tapage.

« Il avait crié en permanence : ‘Relâchez-moi, je ne veux pas rester ici’ et des choses de ce genre », déclara le seul linguiste capable de déchiffrer sa détresse, Abdul Ahad Wardak.

L’interrogatoire

Le 8 décembre, M. Dilawar fut emmené pour son quatrième interrogatoire. L’affaire tourna rapidement au vinaigre.

Le principal interrogateur, âgé de 21 ans, le spécialiste Glendale C. Walls II, prétendit plus tard que M. Dilawar était vague : « Certains trous étaient apparus et nous voulions qu’il nous dise la vérité », dit-il. L’autre interrogateur, le sergent Salcedo, se plaignit que le prisonnier souriait, ne répondant pas aux questions et refusant de rester à genoux sur le sol ou de s’asseoir contre le mur.

L’interprète présent, Ahmad Ahmadzai, raconta la rencontre d’une autre manière aux enquêteurs.

Les interrogateurs, dit M. Ahmadzai, accusèrent M. Dilawar d’avoir lancé les roquettes qui avaient frappé la base américaine. Il nia. Tout en étant à genoux sur le sol, il était incapable de tenir ses mains menottées au-dessus de sa tête comme on le lui avait ordonné, ce qui obligeait le sergent Salcedo à les remettre en arrière chaque fois qu’elles recommençaient à tomber.

« Selena l’a réprimandé parce qu’il était faible et a mis en doute sa qualité d’homme, ce qui était très insultant en raison de son héritage », dit M. Ahmadzai.

Quand M. Dilawar fut incapable de s’asseoir en position de chaise contre le mur, à cause de ses jambes meurtries, les deux interrogateurs l’attrapèrent par la chemise et le cognèrent à plusieurs reprises contre le mur.

« Ça a duré 10 ou 15 minutes », déclara l’interprète. « Il était si épuisé qu’il ne pouvait plus se lever. »

« Ils l’ont mis debout et, à un moment, Selena a marché sur son pied nu avec sa bottine et l’a attrapé par la barbe et l’a attiré à elle », poursuivit-il. « Une fois, Selena l’a frappé d’un coup du pied droit dans les parties privées. Elle se trouvait à une certaine distance de lui, elle a reculé avant de le frapper.

« Pendant les dix premières minutes environ, ils l’ont questionné effectivement, après quoi, ç’a été des tiraillements, ils l’ont secoué en tous sens, le frappant à coups de pied et lui criant dessus », continua M. Ahmadzai said. « Il n’y avait plus du tout d’interrogatoire. »

La séance se termina, dit-il, quand le sergent Salcedo ordonna aux MP de garder M. Dilawar enchaîné au plafond jusqu’à ce que la nouvelle équipe prenne le relais.

Le matin suivant, M. recommença à crier. Vers midi environ, les MP appelèrent un autre des interprètes, M. Baerde, pour aller calmer M. Dilawar.

« Je lui ai dit : ‘Tu vois, dis, si tu veux pouvoir t’asseoir et être délivré de tes fers, tu n’as qu’à rester tranquille pendant une heure encore.’ Il m’a répondu que s’il restait une heure de plus avec les fers, il allait mourir », déclara M. Baerde.

Une demi-heure plus tard, M. Baerde retourna à la cellule. Les mains de M. Dilawar étaient suspendues sans énergie aux menottes et sa tête, couverte du capuchon noir, s’était affaissée vers l’avant.

« Il voulait que j’aille chercher un docteur et dit qu’il avait besoin d’une ‘piqûre’ », se souvint M. Baerde. « Il dit qu’il ne se sentait pas bien. Il dit que ses jambes lui faisaient mal. »

M. Baerde transmit la demande de M. Dilawar à l’un des gardes. Le soldat prit la main du prisonnier et appuya sur les ongles de ses doigts pour vérifier sa circulation.

« Il est OK. » M. Baerde répéta les paroles du MP : « Il essaie tout simplement d’échapper à ses menottes. »

Au moment au M. Dilawar fut amené pour son dernier interrogatoire, aux premières heures du lendemain, le 10 décembre, il apparut épuisé et balbutiait que sa femme était morte. Il déclara également aux interrogateurs qu’il avait été battu par les gardes.

« Mais nous n’avons pas vérifié la chose », déclara M. Baryalai, l’interprète.

Le spécialiste Walls était à nouveau le principal interrogateur. Mais son partenaire agressif, le spécialiste Claus, prit bientôt le relais, déclara M. Baryalai.

« Josh avait une règle qui voulait que le détenu le regarde obligatoirement, et non moi », dit l’interprète aux enquêteurs. « Il lui donna trois chances, puis il l’attrapa par la chemise et l’attira à lui, par-dessus la table, lui cognant la poitrine sur la table. »

Quand M. Dilawar fut incapable de s’agenouiller, déclara l’interprète, les interrogateurs le mirent sur ses pieds et le poussèrent contre le mur. Obligé d’adopter une position de contrainte, le prisonnier inclina la tête contre le mur et tomba endormi.

« Il me sembla que M. Dilawar était susceptible de coopérer, mais qu’il était incapable physiquement d’accomplir les tâches », dit M. Baryalai.

Finalement, le spécialiste Walls attrapa le prisonnier et « le secoua violemment », dit l’interprète, en lui déclarant que s’il ne voulait pas coopérer, il allait être transféré à une prison des Etats-Unis, où il serait « traité comme une femme par les autres hommes » et qu’il aurait à affronter la colère des criminels qui « seraient très fâchés contre quelqu’un qui était impliqué dans les attentats du 11 septembre ». (La semaine dernière, le spécialiste Walls a été accusé de violences, de mauvais traitements et d’incapacité à obéir à un ordre légal ; le spécialiste Claus a été accusé de violences, de mauvais traitement, ainsi que d’avoir menti aux enquêteurs. Chacun des deux hommes a refusé tout commentaire.)

Un troisième spécialiste des renseignements militaires qui parlait un peu le pachto, le sergent d’état-major W. Christopher Yonushonis, avait interrogé M. Dilawar un peu plus tôt et s’était arrangé avec le spécialiste Claus pour qu’il prenne sa relève quand il aurait fini. En lieu et place, le sergent arriva à la chambre des interrogatoires et trouve une large mare d’eau sur le sol, une tache mouillé sur la chemise de M. Dilawar et le spécialiste Claus debout derrière le détenu, tordant l’arrière du capuchon qui couvrait la tête du prisonnier.

« J’avais l’impression que Josh, en fait, tenait le détenu droit sur ses pieds en tirant sur le capuchon », dit-il. « J’étais furieux à ce propos parce que j’avais vu Josh resserrer le capuchon d’un autre détenu la semaine précédente. Ce comportement semblait tout à fait gratuit et sans rapport avec la quête de renseignements. »

« Que diable s’est-il passé avec cette flotte ? », aurait demandé le sergent Yonushonis, selon ses dires.

« Nous devions nous assurer qu’il reste hydraté », aurait répondu le spécialiste Claus, toujours selon lui.

Le lendemain matin, le sergent Yonushonis se rendit chez le sous-officier responsable des interrogateurs, le sergent Loring, afin de rapporter l’incident. M. Dilawar, toutefois, était déjà mort.

L’après-mort

Les résultats de l’autopsie de M. Dilawar furent brefs. Il souffrait d’une maladie des artères coronaires, rapporta le médecin qui examina le corps, mais ce qui força son cœur à lâcher, ce furent « les blessures provoquées par les coups violents sur les membres inférieurs ». Le même type de blessures qui contribuèrent au décès de M. Habibullah.

L’une des juges d’instruction traduisit plus tard la déclaration lors d’une audition d’avant procès du spécialiste Brant, disant que les chairs des jambes du jeune homme « avaient été littéralement transformées en bouillie ».

« J’ai vu des blessures semblables sur un individu qui avait été écrasé par un bus », ajouta à l’époque le lieutenant-colonel Elizabeth Rouse, la juge d’instruction, en s’adressant à un major.

Après le second décès, plusieurs des interrogateurs du 519e Bataillon furent provisoirement remplacés à leur poste. Un médecin fut assigné au centre de détention après de travailler durant les pauses de nuit. Suite à des ordres du responsable des renseignements de Bagram, les interrogateurs se virent interdire tout contact physique avec les détenus. Il fut également interdit d’encore enchaîner les prisonniers à quelque objet fixe, et le recours à des positions contraignantes fut supprimé.

En février, un fonctionnaire militaire américain découvrit que le commandant de guérilla afghan dont les hommes avaient arrêté M. Dilawar et ses passagers avait été lui-même emprisonné. Ce commandant, Jan Baz Khan, était soupçonné d’avoir attaqué lui-même la base de Camp Salerno et d’avoir ensuite remis des « suspects » innocents aux Américains dans une tentative de gagner leur confiance, déclara le fonctionnaire de l’armée.

Les trois passagers du taxi de M. Dilawar furent renvoyés de Guantánamo dans leurs foyers en mars 2004, soit quinze mois après leur arrestation. Ils étaient en possession de lettre disant qu’ils ne représentaient « aucune menace » pour les forces américaines.

Plus tard, ils reçurent la visite des parents de M. Dilawar, qui les supplièrent d’expliquer ce qui était arrivé à leur fils. Mais les hommes déclarèrent qu’ils étaient dans l’impossibilité de narrer les détails de l’affaire.

« Je leur ai dit qu’il avait un lit », dit M. Parkhudin. « Je leur ai dit que les Américains avaient été très gentils parce qu’il avait un problème cardiaque. »

En août dernier, peu avant que l’armée ne termine son enquête sur les décès, le sergent Yonushonis, qui était en caserne en Allemagne, alla trouver de son propre chef un agent du Commandement des Enquêtes criminelles. Jusqu’à ce jour, toutefois, il n’a toujours pas été entendu.

« Je m’attendais à être contacté à un moment ou l’autre par les enquêteurs dans cette affaire », dit-il. « Je vivais à quelques portes de la chambre des interrogatoires et j’avais été l’une des dernières personnes à voir ce détenu encore en vie. »

Le sergent Yonushonis décrivit ce à quoi il avait assisté lors du dernier interrogatoire du détenu. « Je me souviens d’avoir été tellement en colère que j’avais des problèmes pour parler », ajouta-t-il.

Il ajouta également un détail qui avait été négligé dans le dossier d’enquête. Au moment où M. Dilawar fut amené pour son dernier interrogatoire, dit-il, « la plupart d’entre nous étions convaincus de son innocence. »

Ruhallah Khapalwak, Carlotta Gall et David Rohde ont contribué à la rédaction de cet article et Alain Delaqueriere les a aidés de ses recherches.

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