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Forum Social Européen de Londres : une nouvelle façon de créer de l’espace commun

Publie le lundi 25 octobre 2004 par Open-Publishing
9 commentaires


Entretien avec Philippe Corcuff

Propos recueillis par Thierry Brun

Le mouvement altermondialiste est en débat sur son avenir. Selon Philippe Corcuff,
sociologue et membre du conseil scientifique d’Attac, il présente des caractéristiques inédites et peut constituer une nouvelle perspective d’émancipation.

Le Forum social européen de Londres a rendu de nouveau visible un mouvement altermondialiste apparu sur la scène politique à Seattle en 1999. Ce mouvement s’interroge de plus en plus sur son avenir. Comment analysez-vous cette situation ?

Philippe Corcuff : Le mouvement altermondialiste se présente comme une potentialité émancipatrice, et non comme une nécessité. C’est un mouvement d’émancipation à la manière du mouvement républicain des XVIIIe et XIXe siècles ou du mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles. Il inclut des questions venant du mouvement républicain, comme la citoyenneté et la volonté populaire, mais aussi la question sociale héritée du mouvement socialiste au sens large.
Mais l’altermondialisme est aussi un mouvement post-républicain et post-socialiste. Ce n’est pas un simple revival de la gauche républicaine et/ou du mouvement ouvrier. Cependant, l’émergence du mouvement républicain au XVIIIe, à travers notamment la philosophie des Lumières, ou l’émergence du mouvement ouvrier, à travers les premières formes associatives, mutuelles, syndicales, politiques, ont mis près d’un siècle à se constituer. Il y a donc un problème de temporalité dès qu’il s’agit d’un processus long d’émancipation, qui doit reconstruire tout à la fois un ensemble de forces sociales et une perspective neuve d’émancipation.

Les avis sont partagés sur l’organisation de ce mouvement altermondialiste. N’y a-t-il pas là une attente forte des citoyens ?

Il y a une rupture culturelle avec la façon de fonctionner des mouvements antérieurs. Le vocabulaire républicain et le vocabulaire socialiste sont des vocabulaires de la synthèse et de l’unification, alors que le mouvement altermondialiste est fondé davantage sur des notions comme la convergence et la coordination. Comme mouvement social, il est sans doute dans l’histoire, en tout cas moderne, celui qui est doté de la plus grande hétérogénéité : hétérogénéité sociale, culturelle, politique mais aussi parce qu’il regroupe des syndicats, des ONG humanitaires, des associations féministes, des collectifs écologistes, des groupes semi-religieux, des forces politiques, etc. Et cependant il essaie d’inventer une façon de créer de l’espace commun sans écraser la pluralité. Alors que le vocabulaire de l’unité et de la synthèse tendait, lui, à écraser la pluralité.
Par exemple, le mouvement des femmes et la question homosexuelle ont toujours été traités par le mouvement ouvrier comme des questions périphériques, dites « spécifiques ». Là, ça fonctionne autrement. Et l’une des méthodes qui a été réinventée, c’est un fonctionnement par consensus. Des gens hétérogènes vont ainsi pouvoir se regrouper à un moment donné autour d’un mot d’ordre, comme la taxe Tobin ou une manifestation contre la guerre.

En travaillant sur le consensus, personne ne perd sa personnalité. Mais cela comporte une difficulté : les repères communs constitués par cette méthode du consensus sont essentiellement des propositions ou des formes de mobilisation à court terme. Or, je pense qu’aujourd’hui nous devrions aller un peu plus loin dans la constitution de ces repères. Les deux repères communs dont on dispose pour l’instant sont : « Le monde n’est pas une marchandise » et « D’autres mondes sont possibles ». Ce n’est pas mal par rapport au vide politique des années 1980. Il faudrait pourtant clarifier davantage nos points communs. Mais avoir des repères communs, cela ne veut pas dire un projet de société commun ou une organisation commune. C’est plutôt le cadre minimal à partir duquel les gens pourraient s’opposer, exprimer leurs différences, leurs divergences, dans ce qui serait un espace de la pluralité.

Lors du FSE de Paris-Saint-Denis, on voyait une ONG comme Caritas, pas vraiment de gauche, à côté d’une organisation syndicale comme Force ouvrière. N’y a-t-il pas un danger dans cette diversité ?

Le danger, ce serait plutôt de penser qu’on doit nécessairement faire de la politique comme avant, c’est-à-dire envisager la fabrication du commun comme une unification autour d’un axe exclusif ou principal. Nos schémas sont encore trop marqués par les formes jacobines ou léninistes. En réaction à cette tendance, ce qui marche en ce moment dans le mouvement altermondialiste, c’est, à l’inverse, la catégorie molle de « multitude » de Toni Negri. Elle prend acte de la diversité, mais elle ne nous dit pas grand-chose sur le travail de convergence. Face au vocabulaire de l’unité, elle présente la multiplicité comme une réponse, alors que c’est une des données du problème. À partir de la pluralité, un travail de convergence est à effectuer.

Quels pourraient être les repères communs ?

Il y a d’abord les questions héritées. Ce mouvement hérite de l’aspiration républicaine à la démocratie politique comme de l’aspiration à la justice sociale, entre les groupes sociaux et entre les peuples, qui ont fécondé les combats socialistes et tiers-mondistes. Mais il y a aussi des problèmes renouvelés : comme la question individualiste, la question écologiste, la question féministe, la question mondiale et la question expérimentale. Dans nos sociétés, on est arrivé à un haut niveau d’individualisation. La question du statut de l’individualité par rapport au collectif devient alors centrale : à la fois du fait de sa place dans les dispositifs du néocapitalisme, mais aussi dans ses effets sur l’engagement critique ou encore quant au rapport entre l’individuel et le collectif dans un projet d’émancipation.

D’abord, le néolibéralisme contribue à individualiser, dans des modèles de consommation et dans un type de management valorisant l’autonomie individuelle. Mais le mouvement altermondialiste, les associations comme Attac, les syndicats sont eux-mêmes frappés par l’individualisation. Les gens n’ont plus le même rapport à l’engagement. Cela peut créer des retraits. Et le rapport vie privée/vie publique se pose autrement. On ne peut plus penser l’engagement sur le mode du sacrifice et de la discipline. L’engagement est devenu plus intermittent, plus mobile.
Par ailleurs, le mouvement altermondialiste critique justement la façon dont le néolibéralisme défait les collectifs antérieurs, avec la flexibilité. Mais l’objectif de l’émancipation n’est-il pas aussi de développer les capacités créatrices de chacun ? N’y a-t-il pas alors un danger à laisser l’individualité au néolibéralisme ? Ne faut-il pas aussi critiquer le néolibéralisme dans la façon dont la marchandisation entrave les possibilités de développement de l’individualité, en réduisant l’individu à une définition essentiellement commerciale ? Ce faisant, le mouvement retrouverait la richesse de tradition libertaire ou même une certaine lecture individualiste de Marx (1).

La question écologiste oblige les référents républicains et socialistes à se redéfinir, car ils étaient calés sur une vision naïve du progrès. La question du rapport aux générations futures, les limites écologiques de la planète, la possibilité de catastrophes irréversibles nous conduisent à reproblématiser le progressisme, sans pour autant l’abandonner. La question féministe, elle, est présente dans l’altermondialisme à travers la Marche mondiale des femmes, mais dans les mouvements républicain et socialiste, elle était reléguée à la périphérie. Et puis il y a, bien sûr, la question mondiale. Elle a déjà été posée antérieurement avec le cosmopolitisme des Lumières et avec l’internationalisme prolétarien. Mais aujourd’hui elle apparaît plus opératoire qu’avant. Le mouvement altermondialiste, sans déserter les niveaux locaux et nationaux, pose immédiatement les problèmes à l’échelle mondiale.

J’ajoute enfin la question expérimentale. La culture expérimentale, présente au départ du mouvement ouvrier, avec les mutuelles ou les coopératives, s’est perdue sous l’hégémonie de la politique partisane, de la politique parlementaire ou des « avant-gardes révolutionnaires ». Pourtant, au début du XXe siècle, Jaurès définit encore le socialisme par trois piliers : les coopératives, le syndicalisme et l’action parlementaire. Les libertaires ont continué à davantage cultiver la fibre expérimentale, des pédagogies alternatives aux squats autogérés. On note aussi l’apport de courants plus « réformateurs », avec aujourd’hui les expériences d’économie sociale et solidaire. Or, si on est conscient que personne n’a les clés de l’avenir, que l’incertitude fait partie de notre mouvement, que les traits de la société à construire demeurent flous, alors il faut expérimenter dès aujourd’hui d’autres façons de vivre, de travailler, de produire, de décider. Au risque de se tromper, en avançant et en reculant, en explorant des impasses. Dans cette perspective, il faut dès maintenant marcher sur ses deux jambes : revendiquer et expérimenter.

Dans une organisation comme Attac, le débat interne montre qu’il n’est pas évident de formuler ces repères ?

Attac est actuellement en débat, afin de dégager une « nouvelle dynamique ». Il me semble, en l’état de la discussion, qu’une majorité pense que le mouvement altermondialiste constitue, en germe, un nouveau type d’émancipation. En même temps, les gens qui fabriquent Attac restent encore très marqués par la tradition jacobine et/ou par la tradition marxiste. En pratique, ils ont parfois du mal à être au niveau des enjeux qu’ils identifient pourtant intellectuellement. Nécessairement, les organisations et les personnes qui sont amenées à réinventer les choses sont issues du passé. Ce passé est utile, car il nous fournit des points d’appui pour avancer, mais dans le même temps « le mot saisit le vif », selon la formule de Marx. Est-ce qu’on va réussir à se frayer une chemin novateur par-delà l’inertie, les rigidités, les habitudes des gens qui construisent ce nouveau mouvement ? Ce n’est pas seulement une question de dirigeants, cela révèle une tendance à la rigidité culturelle également active parmi les militants. C’est une question qui se pose à moi, à travers l’engourdissement de mes propres routines ou l’histoire de mes déceptions successives, comme à beaucoup d’entre nous.

Peut-être le poids des habitudes héritées est-il plus grand en France ? Cela expliquerait les difficultés que rencontre Attac France à accrocher des jeunes, à la différence d’autres secteurs du mouvement altermondialiste, en Espagne, en Italie ou en Grande-Bretagne. Ce point faible est sans doute partiellement lié à un trop grand écart générationnel dans la façon de formuler les questions.

Autre problème : Attac est aussi composé d’associations plus anciennes, d’organisations syndicales, de personnes ayant eu des passés politiques divers, avec certaines tensions habituelles. Un des risques est que ces tensions rituelles entre les institutions et les cultures politiques déjà constituées prennent le pas sur la réinvention de repères communs. Plus fondamentalement, c’est une des manifestations d’un problème général d’inertie, tendant à nous ramener aux façons antérieures de poser et de régler les problèmes. On l’a bien vu avec le débat autour de l’initiative de listes « 100 % altermondialistes » aux élections européennes. C’était là la tentation de trouver une traduction électorale immédiate au mouvement altermondialiste, au risque de mettre en danger le patient travail de convergence.

Je suis pourtant de ceux qui pensent qu’il doit y avoir une place pour une composante partisane-électorale dans le mouvement altermondialiste. Mais il faut rompre à la fois avec la tradition sociale-démocrate/léniniste et avec la tradition anarcho-syndicaliste. Il faut d’abord rompre avec l’idée sociale-démocrate/léniniste qu’il y a un rapport hiérarchique entre les institutions partisanes et les mouvements sociaux, avec l’idée que les mouvements sociaux seraient en bas et les partis en haut de l’échelle d’importance politique, que cela soit dans une logique parlementaire ou dans celle d’une « avant-garde révolutionnaire ». Mais la politique partisane a suscité tellement de déceptions dans les mouvements sociaux qu’une certaine humeur anarcho-syndicaliste est entée de s’exprimer : on n’a plus besoin des institutions politiques, on n’a plus besoin des partis, les mouvements sociaux vont donner leurs réponses directement, indépendamment des institutions politiques. Ce peut être un danger. On l’a vu avec l’élection présidentielle du 21 avril 2002. Si on contribue à dévaloriser la scène politique institutionnelle, on laisse des forces régressives y jouer un rôle. Et puis c’est une façon de réunifier l’ensemble autour du « mouvement social », au lieu de s’inscrire plus radicalement dans un jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs entre plusieurs institutions (associations, syndicats, formes provisoires d’auto-organisation, expérimentations, partis, etc.). À l’inverse, la réussite d’un mouvement social, ce n’est pas forcément de trouver une traduction électorale ou que des gens de ce mouvement deviennent députés. Or, c’est une tentation de notre culture politique d’inspiration à la fois jacobine et marxisante encore fort active.

Propos recueillis par Thierry Brun

Lire Penser radicalement à gauche, n° 11 de la revue ContreTemps, septembre 2004, éditions Textuel, 19 euros.

(1) Voir Philippe Corcuff, La Question individualiste - Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon, éditions Le Bord de l’Eau, 2003.

Paru dans Politis
N°822, semaine du 21 au 27 octobre 2004

Messages

  • On a l’impression à lire M. Corcuff que l’on vit en démocratie. Il critique l’héritage de ce qu’il appelle "mouvement républicain" (18e et 19e siècle) et "mouvement socialiste" (19e et 20e), comme si ceux-ci avaient au moins partiellement réalisé leurs programmes historiques. Rappelons une réalité de "bon sens" que M. Bébéar, grand capitaliste rappelait naguère : la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise. A l’intérieur règne la hiérachie, juste tempéré de quelques principes de protection juridique ( à Rome même, le pouvoir du maître sur l’esclave était tempéré par le droit) ; M. Bébéar appelle cela "Démocrature" : une dictature protégée de l’arbitraire par le droit.
    A la domination formelle s’étant progressivement substituée la "domination réelle" (Marx. Dont on se demande quelle lecture ou quel usage M. Corccuf peut bien faire), cela signifie que le régime de l’entreprise (sous l’empire de la loi de valorisation )s’est peu à peu imposé à tous : consommateurs, citoyens, gouvernements. Dans ce contexte sa plate défense (ou supposée réhabilitation) de l’individu et de l’individualisme, d’une platitude qui ne dépare pas de tous les M. Prudhomme apologiste de notre société de liberté et de responsabilité, n’est qu’une apologie de ce régime d’entreprise, de l’économie ayant étendue sa domination à l’ensemble des autres sphères sociales ( y compris de sa vieille alliée, mais qui cependant revendiquait jadis un semblant d’autonomie : la politique). Sa soi disant idéologie "individualiste" n’est que le cache-sexe de son adhésion pleine et entière à un réformisme sans réformes, à une politique entièrement dépolitisée, à un individualisme sans individu, à une soi-disant autonomie du sujet entièrement hétéronome ( sujet économique enchainé aux lois de l’économie et de l’entreprise).
    Mais qu’attendre d’un étrange universitaire, qui, venu du parti socialiste va constituer une "fraction trotskyste" chez les verts, avant d’aller constituer une fraction prétendumment libertaire chez les trotskystes, tout en continuant de juger les socialistes archaïquement collectiviste, et cherche à les moderniser avec un "digest" des vieux libéraux de l’époque de la domination formelle ?

    • Quand on lit sans lire, parce qu’on sait d’avance ce qu’on va lire, parce qu’on lit invariablement des messages identiques, parce qu’on lit ce qu’on a déjà dans la tête, quand les certitudes et les évidences sont trop enracinées, le texte lu n’a pas grande importance : dans l’annuaire ou sur Bellaciao, on lira toujours LA MEME chose...

      "Il n’est pas de remède contre la clairvoyance : on peut prétendre éclairer celui qui voir trouble, pas celui qui voit clair."
      Cément Rosset, Le réel - Traité de l’idiotie (Minuit, 1977)

      Le borgne libertaire

    • Le borgne "libertaire" se parle à lui-même. Quant à l’anté-cartésianisme primaire...

    • Certes le borgne libertaire se parle aussi à lui-même, car il est conscient de son handcap, et il a la soif d’apprendre malgré ses oeillères.

      Le Clairvoyant se complaît, quant à lui, dans le miroir de sa Certitude auto-suffisante en croyant penser, lire, voire parler aux autres. Le tragi-comique de sa situation est à l’égal de sa prétention : béante.

      Pour sauver la raison des menaces irrationnelles contemporaines qu’on nous délivre de tels intégristes d’une Raison déifiée et solipsiste !

      Le borgne libertaire

    • Le borgne" libertaire", au lieu de se contenter de soliloquer sur le solipsisme d’autrui, devrait un peu argumenter. "miroir", "certitude", "auto-suffisance", "tragi-comique", "prétention", "béance"...et j’en passe, que de grands mots enfilés comme des perles. Mais on reste dans un registre qui est celui de la pure insulte, polie, littéraire... mais de l’imprécation et de l’insulte. Et d’une grandiloquence, qui franchement, encore une fois s’autodésigne.
      Pour en finir, et pour en revenir au sujet initial, il n’y a pas grande clairvoyance à noter les palinodies de M. Corcuff. Quant au reste pour vous renvoyer dans votre style pontifiant, en moins visuel : "il n’y a de pire sourd que celui qui ne veut entendre"
      Le myope qui porte des lunettes.

    • Vous savez que vous etes chiants, les mecs ?
      Echangez vos mails et continuez en privé vos dissertations sur l’éventuelle utilité qu’aurait le port de lunettes chez le cyclope, merci !
      :D

      Brunz

    • Je suis trop ébloui par tant de Lumières, assomé par tant de Certitudes ! Mais comme cet échange incommode, je vais m’en aller passer un petit moment par la case "doutes". Ca me rafraîchira peut-être l’esprit après la surchauffe cognitive provoquée par notre ami à lunettes...

      Le borgne libertaire (qui s’en va au purgatoire du doute, sans espérer jamais atteindre la Paradis de la Certitude squatté par les Clairvoyants)

    • Pacioli Luca, Divine proportion. (1494)

      Ch. II

      « Quod nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu » ; càd. « Que rien n’est dans l’esprit qui n’ait été d’abord offert aux sens d’une quelconque façon. Et parmi nos sens, pour les sages le plus noble se révèle êtres la vue(…) »

      « Quod omnia concistunt in numero, pondere et mensura » (« Que toutes choses sont soumises au nombre, au poids et à la mesure ».