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Disparue en Argentine : "Moi, Sœur Alice", un film d’alberto marquardt

Publie le jeudi 23 septembre 2010 par Open-Publishing

de José Maldavsky

Le 19 mars 2004, un juge de Buenos Aires déclarait inconstitutionnelles les grâces octroyées dans les années 1990 par le président Carlos Menem à six généraux argentins, responsables de violation des droits humains durant la dictature militaire de 1976 à 1983. Quelque temps auparavant, le Congrès avait annulé les lois dites du "point final" (1986) et du "devoir d’obéissance" (1987), qui avaient concédé l’impunité à l’ensemble des militaires accusés pour les mêmes raisons. Ces deux événements constituent un précédent qui pourrait permettre la réouverture de nombreux procès.

En tout cas, le 24 mars, au nom de la nation, l’actuel président, M. Nestor Kirchner, a demandé pardon aux victimes de la dictature et a décidé de transformer en Musée de la mémoire les installations de la sinistre Ecole de mécanique de la marine argentine (ESMA), haut lieu des détentions clandestines et de la torture durant le gouvernement militaire.

Car, dans les placards des dictateurs qui ont gouverné l’Argentine, les ossements ne sont pas le produit de l’imagination d’un cinéaste de films policiers. Les traces de sang laissées par les tyrans sont bien réelles. La "folie" des Mères de la place de Mai, dans leur combat pour les trente mille "disparus", l’est aussi. Une "folie" vouée à la défense des droits humains. Une "folie" que le cinéaste Alberto Marquardt, qui a connu l’enfermement dans les geôles argentines, mais aussi l’exil en France depuis presque vingt ans, nous dévoile dans son documentaire Moi, sœur Alice (1), avec une charge émotive pleine de lucidité.

Alice Domon est née en Franche-Comté, le 23 septembre 1937, et elle a disparu en Argentine le 8 décembre 1977. Elle était arrivée à Buenos Aires dix ans avant son enlèvement, après être passée par l’Institut des missions étrangères de Notre-Dame de la Motte, une congrégation fondée en 1931 par une riche Argentine, Marie Dolorès Salazar, et le Père Nassoy.

Les lettres d’Alice sont la trame de ce portrait dessiné par Alberto Marquardt, avec en toile de fond les années les plus tourmentées de l’Argentine. Elles livrent la clairvoyance et la pugnacité d’une femme, indignée par l’injustice sociale, bouleversée par la solidarité de ceux qui n’ont rien. Elle travaille à Villa Lugano, où elle habite une baraque de trois mètres sur deux et partage la vie de tous. Dans ce bidonville, elle retrouve sa véritable vocation de religieuse : « Je crois que je réalise ce pour quoi je suis née. »

Ses amis d’alors la décrivent comme une femme incroyable, sans voile, très différente d’une religieuse traditionnelle : « Elle était de toutes les fêtes, dansant avec les Paraguayens et les Boliviens. » Dans sa progression, le film nous montre l’inépuisable foi religieuse d’Alice Domon et l’éveil de son inévitable complément, sa vision des vexations sociales, des injustices répétées, de la barbarie politique. Elle le paiera cher. Un jour, à la nuit tombée, sur la dénonciation de l’« ange de la mort » Alfredo Astiz, un mouchard infiltré dans la « folie » des Mères de la place de Mai, Alice est arrêtée par un commando de la marine. On ne la reverra jamais plus. « J’ai été moi-même emprisonné, raconte Alberto Marquardt, mais j’étais considéré comme un détenu “reconnu”, incarcéré officiellement dans une prison légale. Une différence “bureaucratique”, pour la machine répressive de la dictature mais qui, pour nous, détenus “reconnus”, signifiait une nette frontière entre la vie et la mort. »

Seul regret : Moi, sœur Alice n’échappe pas à la règle. Alberto Marquardt, ébloui par l’histoire, sacralise son personnage. Néanmoins, en nous faisant découvrir les choix d’une femme, son évolution tant spirituelle que politique, son engagement humain, cet émouvant portrait rappelle aussi le souvenir de tous les disparus, et les raisons qui portent encore aujourd’hui à réclamer le procès des ex-dictateurs sud-américains.

(1) Production Argentine : Cine Ojo Marcelo Cespedes/Carmen Guarani. Production France : Point du jour. Luc Martin-Goussert/Emmanuelle Fage. Sortie en salles : le 5 mai 2004.

http://www.monde-diplomatique.fr/2004/05/MALDAVSKY/11176