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Yasser Arafat : un homme et son peuple

Publie le mardi 9 novembre 2004 par Open-Publishing
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de Uri Avnery

La stature d’un dirigeant ne se mesure pas seulement à l’importance de ses réalisations mais aussi à l’importance des obstacles qu’il a eu à surmonter.

Dans ce domaine, Arafat est sans équivalent dans le monde. Aucun autre dirigeant de notre génération n’a été confronté à des expériences aussi cruelles et à de telles adversités.

Où qu’il soit enterré quand il mourra, le jour viendra où sa dépouille mortelle sera inhumée dans les lieux saints de Jérusalem par un gouvernement palestinien libre.

Yasser Arafat est de la génération des grands leaders qui sont apparus après la Deuxième guerre mondiale.

La stature d’un dirigeant ne se mesure pas seulement à l’importance de ses réalisations mais aussi à l’importance des obstacles qu’il a eu à surmonter. Dans ce domaine, Arafat est sans équivalent dans le monde. Aucun autre dirigeant de notre génération n’a été confronté à des expériences aussi cruelles et à de telles adversités.

Quand il est arrivé sur la scène de l’Histoire, à la fin des années 50, son peuple était presque oublié. Le nom de Palestine avait été rayé de la carte. Israël, la Jordanie et l’Egypte s’étaient partagé le pays. Le monde avait décidé qu’il n’y avait pas d’entité nationale palestinienne, que le peuple palestinien avait cessé d’exister, comme les nations indiennes américaines - si tant est qu’il ait jamais existé.

A l’intérieur du monde arabe, la « cause palestinienne » était encore mentionnée, mais elle n’était qu’un ballon que les régimes arabes se renvoyaient entre eux. Chacun d’eux tentait de se l’approprier pour ses propres intérêts égoïstes, tout en rejetant brutalement toute initiative palestinienne indépendante. Presque tous les Palestiniens vivaient sous des dictatures, la plupart d’entre eux dans des situations humiliantes.

Quand Yasser Arafat, alors jeune ingénieur au Koweit, a fondé le « Mouvement de Libération palestinien » (dont les initiales inversées s’épellent Fatah), il entendait se libérer des différents dirigeants arabes pour permettre au peuple palestinien de parler et d’agir en tant que tel. C’était la première révolution d’un homme qui a réalisé trois grandes révolutions au cours de sa vie.

C’était une révolution dangereuse. Le Fatah n’avait aucune base indépendante. Il devait agir à partir des pays arabes, souvent soumis à des persécutions impitoyables. Un jour, par exemple, toute la direction du mouvement, y compris Arafat, a été jetée en prison par le dictateur syrien de l’époque, pour avoir désobéi à ses ordres. Seule, Umm Nidal, l’épouse d’Abou Nidal, est restée en liberté et elle a assumé le commandement des combattants.

Ces années-là ont forgé le style caractéristique d’Arafat. Il devait manœuvrer entre les dirigeants arabes, les jouer les uns contre les autres, utiliser la ruse, les demi-vérités et le double langage, échapper aux pièges et contourner les obstacles. Il est devenu un champion du monde de la manœuvre. C’est ainsi qu’il a sauvé le mouvement de libération de nombreux dangers à l’époque où il était faible jusqu’à ce qu’il devienne une force réelle.

Gamal Abdel Nasser, le chef d’Etat égyptien qui était le héros du monde arabe à l’époque, s’est inquiété de l’émergence d’une force palestinienne indépendante. Pour l’étouffer dans l’œuf, il a créé l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et mis à sa tête un mercenaire politique palestinien, Ahmed Choukeiry. Mais après l’humiliante défaite des armées arabes en 1967 et la victoire galvanisante des combattants du Fatah contre l’armée israélienne dans la bataille de Karameh (mars 1968), le Fatah a pris la tête de l’OLP et Arafat est devenu le leader incontesté de la lutte palestinienne dans son ensemble.

Au milieu des années 1960, Yasser Arafat a lancé sa deuxième révolution : la lutte armée contre Israël. La prétention était presque dérisoire : une poignée de guérilleros pauvrement armés, pas très efficaces, contre la puissance de l’armée israélienne, et cela non pas dans un pays de jungles infranchissables et de chaînes montagneuses, mais dans une petite bande de terre, plate, densément peuplée. Mais cette lutte a mis la cause palestinienne sur l’agenda mondial. Il faut le dire franchement : sans les attentats meurtriers, le monde n’aurait porté aucune attention à l’appel palestinien pour la liberté.

Résultat, l’OLP a été reconnu comme le « seul représentant du peuple palestinien », et il y a 30 ans, Yasser Arafat a été invité à prononcer son discours historique devant l’Assemblée générale de l’ONU : « Dans une main je tiens un fusil, dans l’autre un rameau d’olivier... »

Pour Arafat, la lutte armée n’était qu’un moyen, rien de plus. Pas une idéologie, pas une fin en soi. Il était clair pour lui que cet instrument renforcerait le peuple palestinien et lui permettrait d’être reconnu par le monde, mais pas de vaincre Israël.

La guerre du Kippour d’octobre 1973 a constitué un autre tournant dans sa façon de voir les choses. Il a vu comment les armées d’Egypte et de Syrie, après une brillante victoire initiale obtenue par surprise, ont été stoppées et finalement vaincues par l’armée israélienne. Cela l’a convaincu qu’Israël ne pouvait pas être vaincu par les armes.

Par conséquent, immédiatement après cette guerre, Arafat a commencé sa troisième révolution : il a décidé que l’OLP devait rechercher un accord avec Israël et se contenter d’un Etat palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Cela le mettait devant un défi historique : convaincre le peuple palestinien d’abandonner sa position historique qui niait la légitimité de l’Etat d’Israël et de se contenter de 22% seulement du territoire de la Palestine d’avant 1948. Bien que non explicite, il était clair que cela supposait également l’abandon du retour des réfugiés sans aucune limite sur le territoire d’Israël.

Il a commencé cette tâche à sa façon caractéristique, avec persévérance, patience et ruse, deux pas en avant, un pas en arrière. On peut mesurer l’ampleur de cette révolution dans un livre publié par l’OLP en 1970 à Beyrouth attaquant violemment la solution des deux Etats (qu’il appelait « le plan Avnery », parce que j’étais son plus ardent partisan à l’époque).

La vérité historique veut que l’on dise clairement que c’est Arafat qui a envisagé l’accord d’Oslo à une époque où tant Yitzhak Rabin que Shimon Pérès s’accrochaient désespérément à « l’option jordanienne », selon laquelle on pouvait occulter le peuple palestinien et rendre la Cisjordanie à la Jordanie. Des trois lauréats du Prix Nobel de la Paix, c’est Arafat qui le mérite le plus.

A partir de 1974, j’ai été témoin oculaire de l’immense effort fourni par Arafat pour obliger son peuple à accepter sa nouvelle approche. Petit à petit, elle a été adoptée par le Conseil national palestinien, le parlement en exil, d’abord par une résolution pour instaurer une autorité palestinienne « dans toute partie de la Palestine libérée », et, en 1988, d’instaurer un Etat palestinien à côté d’Israël.

La tragédie d’Arafat (et la nôtre) a été que, chaque fois qu’il s’approchait d’une solution de paix, les gouvernements israéliens se retiraient. Ses conditions minimales étaient claires et sont restées inchangées depuis 1974 : un Etat palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza ; la souveraineté palestinienne sur Jérusalem-Est (y compris le Mont du Temple mais non le Mur occidental et les quartiers juifs) ; la restauration de la frontière d’avant 1967 avec la possibilité d’échanges limités et à égalité de territoires ; l’évacuation de toutes les colonies israéliennes en territoire palestinien et la solution du problème des réfugiés en accord avec Israël. Pour les Palestiniens, cela est le strict minimum. Ils ne peuvent pas abandonner davantage.

Peut-être Yitzhak Rabin s’est-il approché de cette solution vers la fin de sa vie, quand il a déclaré « Arafat est mon partenaire ». Tous ses successeurs ont rejeté cette solution. Ils n’étaient pas prêts à rendre les colonies, mais au contraire, à les étendre sans cesse. Ils ont résisté à toute tentative de fixer une frontière définitive étant donné que leur conception du sionisme demande une extension perpétuelle. Donc ils voyaient en Arafat un dangereux ennemi et ont essayé de le détruire par tous les moyens, y compris par une campagne de diabolisation sans précédent. Ainsi Golda Meir (« Il n’existe rien qui pourrait s’appeler le peuple palestinien »). Ainsi Menahem Begin (« Un animal à deux pieds... l’homme au visage poilu... le Hitler palestinien »). Ainsi Benyanin Netanyahou, ainsi Ehoud Barak (« J’ai arraché le masque de son visage »), ainsi Ariel Sharon, qui a tenté de le tuer à Beyrouth et a continué à le faire depuis.

Aucun autre combattant de libération dans le dernier demi-siècle n’a dû affronter de tels obstacles. Il ne se confrontait pas à une puissance coloniale haïe, ni à une minorité raciste méprisée, mais à un Etat issu de l’Holocauste et soutenu par la sympathie et le complexe de culpabilité du monde. Dans tous les domaines, militaire, économique et technologique, la société israélienne est incommensurablement plus forte que la société palestinienne. Quand il a été appelé à former l’Autorité palestinienne, il n’a pas hérité d’un Etat existant, en état de marche, comme Nelson Mandela ou Fidel Castro, mais des parties de territoires séparées, appauvries, dont l’infrastructure avait été détruite par des décennies d’occupation. Il n’a pas hérité d’une population vivant sur sa terre, mais d’un peuple dont la moitié est composée de réfugiés dispersés dans de nombreux pays et l’autre moitié d’une société traversée de fractures politiques, économiques et religieuses. Tout ceci alors que la lutte de libération n’est pas terminée.

Avoir fait de tout ceci un ensemble uni et l’avoir conduit vers sa destination dans de telles conditions, pas à pas, est l’exploit historique de Yasser Arafat.

Les grands hommes ont de gros défauts. Un des gros défauts d’Arafat est sa tendance à prendre toutes les décisions seul, surtout depuis que tous ses proches collaborateurs ont été tués. Comme l’a dit un de ses critiques les plus incisifs : « Ce n’est pas de sa faute. C’est nous qui devons nous mettre en cause. Pendant des décennies nous avons pris l’habitude de fuir toutes les décisions difficiles qui demandaient du courage et de l’audace. Nous disions toujours : « Laissons Arafat décider ! »

Et décider, il le faisait. Comme un vrai dirigeant, il allait de l’avant et entraînait son peuple derrière lui. C’est ainsi qu’il a affronté les dirigeants arabes, c’est ainsi qu’il a débuté la lutte armée, c’est ainsi qu’il a tendu la main à Israël. Grâce à ce courage, il a gagné la confiance, l’admiration et l’amour de son peuple, malgré les critiques.

Si Arafat disparaît, Israël perdra un grand ennemi, qui aurait pu devenir un grand partenaire et allié.

Les années passant, sa stature grandira de plus en plus dans la mémoire historique.

Quant à moi : je le respectais comme patriote palestinien, je l’admirais pour son courage, je comprenais les contraintes auxquelles il était soumis, je voyais en lui le partenaire pour construire un nouvel avenir pour nos deux peuples. J’étais son ami.

Comme Hamlet le disait à propos de son père : « C’était un homme, tout bien considéré, je ne retrouverai pas son pareil »

http://www.france-palestine.org/article775.html

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