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Déchirer le voile

Publie le mardi 23 novembre 2004 par Open-Publishing

de Alina Reyes

"Où en sommes-nous avec le temps ?", demandait à André Gide le facétieux Arthur Cravan. "Il est six heures moins un quart ", répondait platement le maître. "Le moyen de cacher un homme ?", interroge un jour Paul Valéry, en présence du même Gide qui, cette fois, se tut.

"Pourtant les réponses ne manquaient pas", commente Jean-Paul Sartre, qui rapporte ensuite cette phrase de Paul Nizan : "Où l’homme s’est-il caché ? Nous étouffons ; dès l’enfance on nous mutile..." A la première question, on pourrait répondre : sale temps ! A la deuxième, aux réponses de Sartre (la misère, la faim, les dîners, la maison centrale, l’Académie, ...), on pourrait ajouter celle-ci : derrière la femme.

A quoi sert donc le voile que certaines Françaises éprouvent le besoin de porter ? A les cacher, ou à cacher les sentiments inavouables d’autres Français qui veulent le leur ôter ? Et qui n’ont en général pas envie de voir, non plus, des mosquées pousser sur leur sol ni la Turquie entrer en Europe... Si l’on a bien fait le parallèle entre terrorisme et frustration sexuelle, on oublie de se rappeler que la xénophobie, la peur (le désir inavouable) d’être envahi par l’autre, sont aussi liées à un phénomène d’attirance-répulsion sexuelle. Ah, la sensualité orientale, les moustachus aux yeux de biche, les femmes secrètes épilées au miel, tout un vieux fond fantasmatique qui nous ramène loin en arrière dans une histoire compliquée !

Aujourd’hui, dans notre pays, des filles et des garçons ont été contraints de passer les premières semaines de la rentrée scolaire à l’écart des autres élèves, exclus des salles de classe et des cours de récréation avant d’être exclus du collège ou du lycée, c’est-à-dire de l’accès au savoir, au motif qu’ils cachent leurs cheveux sous un foulard, un bandana, un turban ou un sous-turban. Et au nom de la loi, qui permet à un être humain, en toute bonne conscience laïque et républicaine, de nier un autre être humain, là, sur le terrain, face à face, sans soulever la moindre indignation, sinon celle des victimes. Une fois ce mécanisme enclenché et entériné, l’Histoire nous apprend qu’on peut aller très loin dans le pire...

"Ces deux bourgeois trop fameux, poursuit donc Sartre, avaient bonne opinion d’eux-mêmes, ils faisaient tous les jours, publiquement, la toilette de leurs âmes jumelles et croyaient se révéler dans leur vérité nue... Ils moururent, longtemps après, l’un morose, l’autre satisfait, tous les deux dans l’ignorance..."

L’exposition "Véronèse profane", qui se tient à Paris au Musée du Luxembourg, nous offre une humanité glorieuse, richement vêtue ou fort dévoilée. Le corps y est heureux, le paysage architecture, la vie haute en couleur. Ce temps est celui de la Renaissance. Le nôtre est celui où l’on se presse autour des tableaux, audioguide vissé à l’oreille, un petit tour et puis s’en va. Autre moyen de cacher un homme... Mais avons-nous vu ce que cache le peintre ? Cette grande toile, par exemple, Suzanne et les vieillards. Dans le Livre de Daniel, on peut lire l’histoire de cette belle et vertueuse Suzanne, surprise au bain par deux anciens qui la convoitent. Elle se refuse, ils l’accusent d’adultère. Après avoir invoqué Dieu, elle sera sauvée par le prophète Daniel, qui démasquera les vieux coquins.

L’interprétation de la scène par Véronèse est pleine d’humour et, à première vue, relativement chaste, si on la compare à d’autres Suzanne au bain où la jeune femme apparaît dans toute sa nudité tentante. Elle a eu le temps de jeter sur ses charmes un voile qui la couvre presque entièrement, hormis un téton qu’elle pince entre deux doigts tandis que, derrière elle, se dresse une statue de femme sans tête qui, elle aussi pourvue d’une légère étoffe, enfonce carrément un doigt dans son pubis. Comme quoi toute vertu est relative... et le désir communicatif.

Mais avons-nous bien regardé les deux barbons venus offenser cette vertu ? Spécialement celui qui occupe le premier plan, homme vigoureux et pas si vieux que ça ? Que fait donc sa main gauche, enfouie sous le riche brocart qui le couvre à partir de la taille et se soulève étrangement ? Je doute que l’audioguide attire notre attention de grand public sur ce détail pourtant voyant, qui nous mène tout droit à l’expression de son visage, concentré sur sa fourbe et solitaire manœuvre.

Le moyen de voir un homme caché ? Laisser tomber le regard commun, et le regarder vraiment, les yeux ouverts. Le regarder regarder, et voir dans son regard. "Je suis caché et je ne suis pas caché", dit Rimbaud. "Dieu éternel, tu connais ce qui est caché", dit Suzanne.

La recherche du temps perdu n’est pas seulement un thème proustien. C’est l’éternelle quête du temps de l’innocence, lequel ne peut se saisir que dans l’imaginaire de l’homme et, paradoxalement, souvent par les moyens les plus pervers, voire les plus forcenés meurtriers (n’est-ce pas ainsi qu’il faut lire Sade ?).

Ce début de XXIe siècle, qui tente abominablement, pour être, d’être spirituel, cherche aussi désespérément, et par les pires moyens, à retrouver ce vert paradis des amours enfantines que chantait le poète des Fleurs du Mal. Pédophilie criminelle, organisée ou non, touristique ou familiale, terrorisme basé sur une foi en une mort pourvoyeuse de vierges en sont les manifestations les plus directes du spectacle mondial, résumé en croisade du Bien contre le Mal.

Mais ce désir perverti de pureté s’exprime aussi au quotidien, de façon heureusement moins sanguinaire, dans les nombreuses contraintes qui pèsent sur les enfants, religieuses parfois (aussi bien dans le rigorisme de chrétiens intégristes que dans l’image de petits garçons à papillotes ou petites filles voilées), mais surtout commerciales (l’enfant étant censé être roi, donc prescripteur d’achats) et dans la soumission des femmes à la chirurgie rajeunissante ou aux signes ostentatoires de pudeur. Cherchez l’homme...

"Plus l’homme recule devant sa jouissance, plus le diabolique a de prise sur lui", écrit François Meyronnis dans L’Axe du néant. N’est-ce pas reculer indéfiniment devant sa jouissance que de ne la souhaiter que dans l’impossible, dans ce vert paradis perdu d’avance quand on le cherche ? Je ne cherche pas, je trouve, comme dit Picasso, car là est en effet le seul accès à la pureté, pour un artiste et pour tout homme.

Or nous vivons un temps aveugle, privé de vision sur le présent aussi bien que sur l’avenir. Le spectacle nous a mangé les yeux. On aimerait que l’art, la littérature nous les ouvrent. "Il existe des poutres dans l’œil de tout genre, écrit Van Gogh : des poutres artistiques, des poutres théologiques, morales (très fréquent !), des poutres pratiques et des poutres théoriques (parfois les deux combinées : très fatal !), et enfin d’autres encore... J’ai arraché, j’arrache et je continuerai d’arracher les poutres morales de mon œil... J’ai enfoncé, j’enfonce et je continuerai d’enfoncer les portes de sortie morales. Jusqu’à ce que j’aie un œil libre et un passage libre."

Mais, quand on célèbre comme en ce moment l’anniversaire de Rimbaud ou la réédition d’Artaud, c’est en sachant qu’on ne sait toujours pas les lire, ou qu’on les lit en vain, et qu’on a renoncé à trouver dans les livres une vision, puisque, comme l’écrit Gérard Mordillat, "le roman n’anticipe plus le monde, il le suit ; on pourrait presque dire qu’il lui court après".

Comment remettre notre vie, notre vision, notre destin en jeu par la littérature ? Comme Lewis Carroll fait hurler Humpty Dumpty à l’oreille du petit poisson "pour voir s’- il - les réveille -s -", comme Nietzsche philosophe à coups de marteau, il y faudrait, pour paraphraser Artaud, une poésie de la cruauté, il faudrait vouloir, comme lui, "dans les périodes de névrose et de sensualité basse... attaquer cette sensualité basse par des moyens physiques auxquelles elle ne résistera pas", de même que la musique agit sur le serpent par "le massage très subtil et très long de ses vibrations".

Si notre temps se nihilise dans un matérialisme triomphant et des spiritualités dévoyées, sans doute ne pourra-t-il se sauver qu’en retrouvant une spiritualité poétique, vivante. L’histoire de Suzanne a servi de préfiguration au baptême. Le Verbe lave, l’Esprit oint et parfume. "Il faut s’entendre à sortir plus propre encore de conditions malpropres, dit Nietzsche, et à se laver aussi avec de l’eau sale, si cela est nécessaire."

Alina Reyes est écrivaine.

http://www.alinareyes.com/