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Discours de R. M. Jennar sur l’Europe et sa constitution

Publie le samedi 4 décembre 2004 par Open-Publishing
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Prix des Amis diplomatique. Discours de réception de Raoul Marc Jennar, auteur de « Europe, la trahison des élites » Paris, Assemblée nationale, 25 novembre 2004

de Raoul Marc Jennar

C’est peu de dire que ce prix me touche et mon émotion fut grande lorsque j’en ai été informé. Comme elle l’est en cet instant.

J’exprime toute ma gratitude aux membres du jury, à l’Association des Amis du Monde diplomatique ainsi qu’à celles et ceux qui font, de cette publication indispensable, le creuset d’une pensée critique qu’on retrouve malheureusement trop peu ailleurs.
Du fond du cœur merci. Merci pour le Prix. Merci, pour ce que nous appelons avec affection et complicité, « le diplo ».

Mes premières pensées vont à Pierre Bourdieu. Il avait suggéré ce livre ; il l’avait souhaité. Et je suis honoré et heureux que Jérôme Bourdieu soit présent parmi nous ce matin.

Je tiens à partager ce prix avec mes proches, avec celles et ceux qui, dans ma vie privée, ont eu, hier comme aujourd’hui, à supporter cette manière d’être, qui consiste à ne pas se contenter du travail de recherche, à ne pas se satisfaire d’une démarche militante, mais à vivre sa vie comme un chercheur-militant, à s’engager, à s’impliquer.

Je suis très honoré que mon livre ait été distingué parmi des travaux de qualité et je tiens à saluer ici les autres auteurs qui avaient été sélectionnés.

Je remercie Henri Trubert, des Editions Fayard, qui, d’emblée, a fait confiance à un auteur pourtant davantage connu pour ses écrits sur le Cambodge et sur les opérations de paix de l’ONU que pour ses travaux sur l’Europe.

* * *

Avant toute chose, je tiens préciser que je ne suis ni un eurosceptique, ni un souverainiste, ni un nationaliste. Je réclame le droit d’aimer avec la même intensité le village, la région et le pays où je vis et, en même temps, de considérer l’Europe comme ma patrie. Et, comme le disait Cicéron, « la patrie, c’est là où on se sent bien. »

Chacun en conviendra, on peut aimer sa patrie et en critiquer le système politique, son gouvernement et ses lois. Qui pourrait contester cela ?

De la même manière, avec d’autres, très nombreux, comme citoyen d’Europe et très précisément en cette qualité, je revendique le droit de critiquer les modalités de la construction politique d’une Europe fédérale que j’appelle de mes vœux.

Or, et c’est grande désolation, c’est en vain que nous affirmons ce droit.

Il nous est nié par la pensée unique qui sévit en particulier, dans les media. Le pluralisme des opinions, dès lors qu’il s’agit de l’Europe, n’existe plus en France, tout spécialement, sur les ondes des stations publiques de radio. De France Inter à France Culture, on martèle qu’il n’y a point de salut en dehors du « traité établissant une Constitution pour l’Europe » et on pratique systématiquement l’amalgame entre les nostalgiques de l’Etat-Nation et les Européens critiques, attachés à un modèle de société qui, pourtant, fonde l’Europe.

Ce lundi matin, sur France Culture, on pouvait entendre un des grands prêtres de la pensée unique prédire que la victoire d’un « non » de gauche au référendum signifierait un retour de la France à la « situation anarchique de 1789 » et cet éditorialiste, qui avait bien entendu réduit le débat à une opposition entre pro-européens et anti-européens, de former le vœu que « cela ne dérive pas vers une nouvelle Terreur » ! Voilà jusqu’où s’abaissent les établissements publics de radio dans la France de 2004. Affligeant.

J’aime, à ce propos, reprendre ce que disait Pierre Bourdieu et que j’ai inscrit en exergue du livre : « La résistance à l’Europe des banquiers et à la restauration conservatrice qu’ils nous préparent ne peut-être qu’européenne. » Ma démarche est celle d’un Européen convaincu qui rejette les propositions d’un Jean-Pierre Chevènement ou d’un Philippe de Villiers.

En fait qu’est devenue cette construction européenne, si on se réfère aux objectifs annoncés en 1957, au moment de la signature du Traité de Rome, quand Jean Monet déclarait « Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes » ?

Si on étudie de près l’évolution depuis 47 ans, on ne peut s’empêcher de constater que ce qui est à l’œuvre, pour l’essentiel, c’est la remise en cause de deux cents ans de conquêtes démocratiques et sociales. Et c’est la faute historique de la social-démocratie européenne, par naïveté ou par complicité, de s’associer à ce projet. Car, il faut bien être naïf pour croire que les privilèges abandonnés au peuple et les concessions faites au mouvement ouvrier sont des acquis intangibles ; pour croire que ceux qui ont dû céder se sont définitivement inclinés et qu’ils n’attendent pas l’occasion de reprendre ce qu’ils ont du lâcher.

La construction européenne leur offre une formidable opportunité de reprendre par le haut, au nom de l’Europe, tout ce qu’ils avaient été contraints d’accepter au niveau de chaque Etat. Pour y parvenir, ils se servent de l’aspiration des peuples à une Europe politique forte à la fois de son unité et de sa diversité et ils le font en pratiquant un double langage, en faisant croire que ce projet est à l’œuvre alors que dans la réalité, c’est exactement le contraire qui se produit. Comme le disait Pierre Bourdieu lors d’un séminaire préparatoire à ce livre : « L’Europe ne dit pas ce qu’elle fait ; elle ne fait pas ce qu’elle dit. Elle dit ce qu’elle ne fait pas ; elle fait ce qu’elle ne dit pas. Cette Europe qu’on nous construit, c’est une Europe en trompe l’œil. »

C’est ce que j’ai essayé de démontrer dans le livre, en faisant un quadruple constat, à la fois sur le fonctionnement de la démocratie européenne, sur les conséquences sociales de la construction européenne, sur le rôle de l’Union européenne face à la mondialisation néolibérale, en interne comme dans des enceintes multilatérales telles que l’OMC, et sur les dispositions du traité constitutionnel qui est proposé à ratification.

Quelques exemples précis à l’appui de ces constats. Premièrement, plus on avance dans la construction européenne qui nous est imposée, moins l’exigence démocratique y trouve son compte.

Les traités existants disposent que « la Commission propose et le Conseil décide. » Or, le 13 juin dernier, à l’occasion des élections pour le Parlement européen, il nous était impossible de sanctionner, positivement ou négativement, l’un et l’autre. Les deux institutions qui sont les plus importantes dans l’architecture institutionnelle européenne, la Commission et le Conseil, ne sont comptables de leurs décisions ni devant les citoyens, ni devant leurs représentants.

Les spécialistes du droit européen, toutes sensibilités politiques confondues, se sont accordés pour identifier l’absence de démocratie des institutions de l’Union en parlant de « déficit démocratique ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le berceau de la démocratie construise son unité politique en se dispensant de la respecter.

Le Parlement ne dispose pas du droit de proposer et d’adopter ses propres textes. Il doit limiter son rôle législatif à l’élaboration de textes qui, dans 32 matières définies, doivent obtenir l’agrément de la Commission et du Conseil. Il ne peut voter ni les recettes de l’Union, ni le plus important de ses budgets, celui de l’agriculture. Quant à son pouvoir de contrôle sur la Commission, il est limité, en début de législature à la ratification du choix, par les Chef d’Etat et de gouvernement du Président de la Commission et à la ratification de la composition de celle-ci. Pour les cinq ans de la législature, le contrôle est limité au respect de la conformité des choix politiques avec les traités, non au contenu de ces choix.

L’essentiel des décisions européennes résulte de choix opérés par une Commission extraordinairement perméable à l’influence des groupes de pression du monde des affaires, choix confortés par l’appui des Etats membres exprimés dans le cadre de structures totalement opaques, tel le Comité 133.

La construction européenne, telle qu’elle nous est imposée, consacre la victoire de la technocratie sur la démocratie. Inutile de s’interroger plus longtemps sur les raisons pour lesquelles, en juin dernier, 200 millions d’électeurs sur 350 millions d’inscrits ont choisi de ne pas cautionner cette parodie de démocratie.

Deuxième constat, plus on avance dans la construction européenne qui nous est imposée, plus s’accomplissent diverses formes de destruction sociale.

Je retiendrai deux secteurs importants de la vie de nos sociétés à l’appui de cette affirmation : le monde rural et les services publics. C’est par centaine de milliers qu’ont été détruits les emplois dans le monde rural à la suite d’une politique agricole commune qui a fait le choix de bâtir une agro-industrie au détriment de l’emploi dans l’agriculture, au détriment de la santé publique, au détriment de l’environnement et de la qualité de la vie de tous ceux qui se sont retrouvés dans les villes. C’est par la destruction de dizaines de milliers d’emploi que s’est traduite la décision de libéraliser les services publics du secteur marchand, consécutive au traité de Maastricht avec pour conséquence, sur le plan économique, qu’on est le plus souvent passé d’un monopole public à un monopole privé, et donc, que les consommateurs n’y ont rien gagné car, le plus souvent, les prix n’ont pas baissé et parfois même, je pense à la distribution de l’eau, ils ont augmenté pour une eau dont la qualité a diminué.

Troisième constat, plus on avance dans la construction européenne qui nous est imposée, plus nous sommes exposés aux méfaits de la mondialisation néolibérale. Contrairement à ce qu’affirme Pascal Lamy, face à cette mondialisation néolibérale, l’Europe n’est pas une partie de la solution, c’est une partie du problème.

L’Union européenne, dans l’enceinte de l’OMC comme dans les négociations bilatérales, s’efforce d’imposer des avancées substantielles en faveur de la dérégulation des Etats au profit des firmes privées, ce qui affecte directement le modèle social européen. La proposition de directive proposée le 13 janvier dernier par M. Frits Bolkestein en est l’illustration spectaculaire, car elle tend à imposer un AGCS aggravé.

C’est l’Union européenne, beaucoup plus que les Etats-Unis, qui a tenté d’imposer à l’OMC des négociations visant à réaliser dans le cadre de l’OMC ce qui a échoué avec l’Accord Multilatéral sur l’Investissement. Comme elle n’a pu l’obtenir à Cancun, elle essaie, aujourd’hui, de l’imposer dans le cadre des négociations avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ainsi qu’avec les pays du Mercosur. Mais elle parle de « partenariat » avec les pays du Sud et « d’agenda pour le développement. »

C’est l’Union européenne avec les Etats-Unis qui, à l’OMC, est la plus agressive en ce qui concerne la privatisation et la marchandisation des services dans le cadre de l’AGCS. Mais elle se défend d’avoir l’intention de toucher aux services publics.

C’est l’Union européenne avec les Etats-Unis, qui, dans le cadre de l’accord sur les droits de propriété intellectuelle, protège d’abord les intérêts des firmes pharmaceutiques plutôt que de donner la priorité à la santé sur le profit. Mais elle affirme le contraire.

Quand l’Union européenne participe aux négociations d’adhésion d’un pays à l’OMC, je l’ai vécu personnellement dans le cas du Cambodge, elle n’hésite pas à demander à ce pays des concessions qui vont au-delà de ce qu’il est obligé d’accorder en vertu même des accords de l’OMC.

Enfin, quatrième constat, le « traité établissant une Constitution pour l’Europe » va renforcer, légaliser et pérenniser ces évolutions qui nous éloignent toujours plus du modèle de société qui est consubstantiel de l’idée d’Europe.

De quel modèle de société l’Europe est-elle porteuse ? Une société où, dans la liberté, se construisent des mécanismes de solidarité. C’est en Europe, et nulle part ailleurs, que dès le XVIIIe siècle, dans plusieurs pays, s’est exprimée la double revendication de libertés individuelles et de droits collectifs parfois dénommés droits sociaux. C’est la volonté des Européens, à la différence des Américains, comme à la différence de ce qui fut tenté dans le projet soviétique, de construire les rapports humains dans la double exigence de liberté et de solidarité. C’est ce qui fonde le projet européen. S’en écarter, c’est renoncer à notre spécificité.

Or, le traité constitutionnel européen s’en écarte résolument en donnant la priorité à des valeurs qui confèrent à l’économique la primauté sur le politique.

Soumettre les droits sociaux à la concurrence qui doit être « libre et non faussée », annoncer une « économie sociale de marché hautement compétitive » en inscrivant à satiété les critères de compétitivité sans jamais inscrire les minima sociaux requis, adhérer à la Convention européenne des droits de l’Homme sans adhérer à la Déclaration universelle des droits de l’Homme alors que la première ignore les droits collectifs que la seconde consacre, imposer l’unanimité pour réformer ce traité constitutionnel, ce n’est pas proposer aux peuples d’Europe une Constitution qui fait consensus, c’est imposer un projet politique idéologiquement orienté aux générations présentes et à celles qui viennent.

La question qui se pose à nous, aujourd’hui, avec ce projet de traité constitutionnel, est simple : voulons-nous que le XXIe siècle qui commence soit à l’image du XIXe siècle du laisser faire - laisser passer ou bien voulons-nous qu’il consacre la réalisation d’une Europe unie, démocratique, solidaire et humaniste. ?

Dire « oui » à ce traité constitutionnel, c’est bloquer l’avenir durablement dans une direction qui signifie en fait une terrible régression. Face au blocage qu’impose ce traité constitutionnel, je veux citer une autre Constitution, celle de 1793, dont la déclaration des droits fondamentaux en son article 28 stipulait : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » C’est à cette sagesse des révolutionnaires que je voudrais inviter les décideurs d’aujourd’hui.

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