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Réflexion autour d’une lutte et de l’usage des médias

Publie le mardi 14 décembre 2004 par Open-Publishing

REFLEXIONS AUTOUR D’UNE LUTTE

La mobilisation pour la libération de Stéphanie a symboliquement débuté
le 1er mai 2004, au lendemain de son incarcération. Les moyens utilisés
ont été dans un premier temps de s’adresser massivement à la population
puis, dans un deuxième temps, aux médias. Aucun recours n’a été effectué
auprès de personnalités, d’élus politiques ou syndicaux. L’objectif
poursuivi par les "Amis de Stéphanie", qui ont mené ces actions, était
ponctuel, loin des objectifs globaux de la CNT-AIT, mais l’implication
importante des militants de la CNT-AIT parmi ces "Amis" rend nécessaire
un aller-retour entre la pratique et la théorie. Il s’agit de savoir
dans un premier temps en quoi cette action a été utile, puis d’en faire
une analyse critique. En effet, quels que soient les résultats obtenus,
nous ne devons pas occulter une réflexion critique, celle-ci étant, en
tout état de cause, indispensable à toute analyse sérieuse.

Quelle victoire ?

Bien que notre amie ait été libérée le 19 octobre 2004, soit trois jours
après la marche sur la prison, nous ne sommes pas en état de dire quel a
été le poids véritable de la mobilisation dans cette libération. D’une
part, la réalité du dossier pénal -et en particulier l’existence d’une
expertise anatomo-pathologique qui, corroborant de nombreuses autres
pièces du dossier, doit amener à conclure à la mort naturelle du
nouveau-né- a été certainement un élément déterminant. Mais, d’un autre
côté, avec une inculpation très lourde (homicide sur mineur), le mandat
de dépôt pouvait être prolongé sur trois ans. L’actualité montre
malheureusement qu’il est fréquent qu’un "mis en examen" reste en
détention provisoire alors même que son innocence a éclaté en cours
d’instruction ou que des innocents soient tout de même condamnés.

Si donc, sur le point strictement procédural, il est difficile de se
prononcer, il reste que le 16 octobre 2004, point d’orgue de plus de 5
mois de mobilisation, fut une réussite.

Réussite d’abord que celle d’une organisation autogérée sur un parcours
qui comptait 23 km de long. Tout s’est déroulé sans incident, sans
l’intervention des habituels organisateurs de manifs ; partis et
syndicats institutionnels étaient d’ailleurs totalement absents.
Réussite ensuite car cette manifestation était une première. La prison
de Seysse a été construite loin de la ville, probablement avec
l’arrière-pensée de décourager toute démonstration de solidarité avec
les prisonniers. Mais les 23 km, pas plus que la pluie diluvienne qui
est tombée sans discontinuer et le froid glacial qui l’accompagnait, se
sont révélés très insuffisants pour décourager l’ardeur des marcheurs.

Réussite encore parce que, au soir de ce samedi, les participants et de
nombreux prisonniers -nous l’avons su par la suite- étaient plus que
satisfaits que cette marche ait eu lieu. Malgré la fatigue, les
participants au cortège ont eu "la pêche" jusqu’au bout, et encore plus
après. C’est qu’on était loin, ce 16 octobre, de ces mobilisations
consternantes, de ces cortèges mortifères, dont le principal résultat
est de démoraliser les manifestants et de les conduire dans des
impasses. Qu’on se souvienne simplement de la façon dont la "gauchunie"
(et une grande partie de l’extrême-gauche, y compris certains
libertaires) ont mis des foules immenses en marche en mai 2002 pour leur
faire voter Chirac et légitimer ainsi, pour sept ans, une politique
particulièrement anti-sociale et répressive. Qu’on se souvienne
également de la façon dont les mêmes spécialistes de l’anti-lutte ont
conduit le mouvement des retraites à un échec programmé.

Dès le 16 octobre, au contraire, il y a eu, à la modeste échelle des 4
000 personnes qui se sont manifestées auprès du comité de soutien, un
retour de confiance en la lutte collective et autogérée. Ce retour de
confiance, c’est évidemment après le 19 octobre 2004 qu’il s’est renforcé.

De la restriction du domaine de la lutte

Ainsi donc, il y a eu une incontestable victoire morale, mais,
concernant une lutte partielle, d’une part cette victoire -comme toute
victoire dans ce cas- ne peut être elle-même que partielle et d’autre
part, elle soulève inévitablement des contradictions par rapport à un
projet qui repose sur une critique globale de la société.

Prenons un exemple : nous ne reprenons pas à notre compte l’idée
méprisante, et pourtant commune à toute la classe politique, qu’il y
aurait une différence de nature entre les prisonniers politiques et les
prisonniers de droit commun, entre les "bons prisonniers", dignes d’un
soutien et les "mauvais prisonniers" qu’il faudrait oublier dans le fond
de leur cellule. Notre analyse nous conduit en effet à considérer que
l’immense majorité de ceux qu’on appelle "droits communs" sont en fait
des prisonniers sociaux qui méritent un soutien en tant que victimes de
la morale dominante et d’une justice de classe. Mais notre réalité
militante fait que nous n’avons pas les moyens de mener campagne pour
faire libérer les quelques 60 000 prisonniers sociaux qui croupissent en
prison. Par conséquent, le choix est forcément arbitraire de soutenir un
prisonnier parmi 60 000 autres. C’est, au fond, commettre une injustice
supplémentaire.

"Pourquoi un tel est-il soutenu et pas moi ?", "Pourquoi exiger sa
libération et pas la mienne ou celle des autres ?", "Pourquoi proclamer
qu’il est innocent ?"... Ces questions, tout prisonnier isolé face à la
répression peut se les poser. Son questionnement est d’ailleurs du même
ordre que celui que peut se poser tout ouvrier isolé face à
l’exploitation, quand éclate un conflit limité contre un autre employeur
que le sien. C’est, dans le cas du prisonnier comme dans celui de
l’ouvrier, la conscience de classe, la compréhension entre ceux qui
subissent les mêmes fléaux (répression, exploitation) qui peut permettre
 grâce à la solidarité- le soutien des luttes et leur extension. Le
militant peut-il espérer que la lutte et la victoire parcellaires
renforceront cette conscience, ce sentiment commun de solidarité ? Dans
un monde où l’idéologie dominante repose sur la guerre de tous contre
tous, la question constitue un pari qui devient rapidement un paradoxe.
En effet, pour garder le parallèle avec le monde du travail, on constate
trop souvent que la restriction de la lutte à des objectifs limités
reflète plus souvent la défense d’acquis catégoriels qu’une volonté de
faire partager ces mêmes acquis au plus grand nombre. Quand ce n’est pas
la défense de ces acquis au détriment des autres catégories sociales. On
peut donc se poser la question : une lutte limitée constitue-t-elle un
passage vers des objectifs globaux ?

Répondre par l’affirmative, c’est accepter les inconvénients consécutifs
à tout choix limitatif ; répondre par la négative, c’est se cantonner à
rester dans la théorie. Eternel dilemme. Dans le premier cas, on entame
plus ou moins rapidement une dérive vers le réformisme, peau de chagrin
qualitative ; dans le deuxième cas, on entame une dérive sectaire, peau
de chagrin quantitative. Nombre d’organisations révolutionnaires se sont
déchirées sur ce grand écart et, historiquement, nombre de politiciens
ont su utiliser ce talon d’Achille pour neutraliser
l’anarchosyndicalisme, le vidant à la fois de son corpus théorique, de
ses capacités réflexives... et finalement de ses militants.

Dans l’exemple qui sert de point de départ à cet article -la libération
d’un compagnon- cette contradiction entre argument avancé et projet
global est patente. Pour obtenir une telle libération, il nous semble en
effet que la principale possibilité réside, dans l’état actuel des
forces, à porter à la connaissance du grand public des éléments qui sont
à même de justifier cette demande. Ces arguments sont de différents
ordres. Ils font appel à la raison, à la logique ou à la sensibilité...
Dans tous les cas, ils visent à faire pression sur le pouvoir en mettant
en évidence, aux yeux du public, la contradiction flagrante qui existe
entre le maintien en prison de telle ou telle personne et les valeurs
affichées par ce même pouvoir ("justice", "humanité", "égalité de tous
devant la loi",...). Mais, de ce fait, ces arguments sont factuels et
par la-même contestables par ceux qui développent une vision globale du
problème. C’est le cas de l’"innocence". En effet, dire qu’un prisonnier
doit être libéré car il a apporté les preuves de son innocence, cela
peut être compris, a contrario, comme la légitimation de l’enfermement
des "coupables". C’est tout autant le cas de la "maladie" et de tous les
autres arguments individuels. Demander, comme nous l’avons fait parmi
d’autres, la libération de Joëlle Aubron au motif qu’elle est gravement
malade, peut être compris comme la légitimation de la détention des
non-malades et pose les mêmes problèmes théoriques.

Pourtant, bien que nous ayons clamé l’innocence de Stéphanie et fait
état de la maladie de Joëlle, on l’aura compris, nous ne sommes pas plus
pour l’enfermement des "non-malades" que des "coupables". Nous ne savons
que trop que la catégorie "coupables" est, comme disent les sociologues,
un "construit" tout à fait artificiel. Le système criminalise en effet
les plus modestes, d’une part en tournant les lois essentiellement
contre eux [1], d’autre part en les soumettant systéma-tiquement à une
grande tension et en les "poussant à la faute" [2]. De plus, ils sont
l’objet d’une surveillance constante dont sont exemptés les grands de ce
monde. Finalement, on a une probabilité bien plus forte de se faire
attraper et condamner lourdement en volant une mobylette qu’en
détournant des millions d’euros des caisses publiques. C’est d’ailleurs
pour de telles raisons que nous parlons de "prisonniers sociaux" et non
de "droits communs". Seulement, nous n’en sommes pas, faute des moyens
matériels et humains nécessaires, à exiger l’élargissement de tous ces
prisonniers sociaux. Nous en sommes à faire sortir une copine inculpée
d’homicide, ce qui peut sembler peu de chose mais qui est encore
beaucoup au regard du rapport de force réel. Et il faut malheureusement
constater que ce combat, pour petit qu’il paraisse, est loin d’être
toujours gagné : de nombreuses personnes, en France et dans le monde
sont, quoique innocentes, toujours sous les barreaux (Mummia Abou
Djamal, aux USA, pour n’en citer qu’un).

SORTIR DE LA CONTRADICTION

Ainsi, les "Amis de Stéphanie" ont porté une revendication très
partielle. La CNT-AIT, organisation globaliste, ne saurait porter, en
tant que telle, des revendications de ce type. Comment, pour les
militants qui participent aux deux, résoudre cette contradiction ?

Ce qui nous semble important pour cela, c’est l’appréciation du rapport
entre l’objectif ponctuel poursuivi et les contradictions à assumer.
Cette appréciation se fait au cas par cas par un aller-retour entre le
comité de lutte (quel que soit le nom qu’on lui donne, ici, c’était les
"Amis") et le syndicat CNT-AIT. Dans notre façon de voir les choses,
chaque entité (le comité tout comme le syndicat CNT-AIT) conserve son
indépendance. L’aller-retour dont nous parlons n’a pas pour objet de
discuter dans la CNT-AIT de la stratégie à mettre en ouvre pour
influencer plus ou moins "discrètement" le comité de lutte (ce qui
constituerait tout simplement une manipulation) mais d’analyser la
position et le fonctionnement de ce comité au regard des positions
globales de la CNT-AIT, et par tant, de permettre au syndicat
positionner vis-à-vis de lui. Les compagnons de la CNT-AIT de Perpignan
nous ont fourni pendant plusieurs années un exemple remarquable de ce
mode de fonctionnement, dans leur relation avec les habitants du village
de Vingrau en lutte contre l’ouverture d’une carrière [3]. Nous avons
expérimenté nous-même ce fonctionnement à plusieurs reprises, et il nous
semble résoudre effectivement le paradoxe.

De la Médiatisation

C’est un fait bien connu -et cela a bien été vérifié par la facilité
qu’ont eu les journalistes à contacter les "Amis de Stéphanie"- que plus
on restreint le domaine de la lutte plus on médiatise facilement.
L’explication est simple : objectif restreint et argument restreint
conviennent tout à fait au système. Celui-ci peut d’ailleurs prouver
ainsi qu’il ne fonctionne finalement pas si mal en relâchant une
personne innocente ou malade. Il y trouve son compte en exhibant ses
capacités d’écoute, d’introspection et son humanité.

On l’a vu dans l’affaire d’Outreau, l’État se rachète une image,
accueille les victimes de son institution judiciaire à grands renforts
de caméras, tombe une larme et prétend s’exonérer à coups de millions
d’euros. Mais on attendra longtemps une remise en question de la
politique sécuritaire, répressive et arbitraire et de son aboutissement
carcéral. En attendant le "citoyen" peut se contenter d’une histoire
pour laquelle il a tremblé mais qui, au milieu d’un océan de vies
broyées, déchirées et oubliées, finit comme un conte de fées. On peut
donc compter sur les médias dés qu’il s’agit de diffuser un message
étroit et pour répercuter n’importe quelle "bonne cause" pourvue qu’elle
ne permette pas de remise en question globale.

Dans quelle mesure utiliser cette propension ? Là encore revenons à
notre expérience. Par le passé, nous avons participé à des luttes
ponctuelles, comme celle des travailleurs de Newell contre des
licenciements. Ces travailleurs ont trouvé naturel d’emblée d’apparaître
dans les médias. Cela n’a pas été pour nous un motif de rupture avec
eux. Si la décision du groupe, du comité de lutte d’utiliser les médias
est bien pesée, en adéquation avec les buts poursuivis, elle peut
favoriser la réalisation de ces buts.

Mais un groupe en lutte, un comité, se détermine sur des objectifs
ponctuels et normalement éphémères A l’inverse une organisation ou des
militants révolutionnaires, qui, par essence, remettent en cause les
structures du système capitaliste, ne se placent ni dans le champ du
ponctuel ni dans celui de l’éphémère. Dans le premier cas l’utilisation
des médias est du ressort de la tactique, définie par la poursuite d’un
but immédiat, mais dans le deuxième cas cette utilisation deviendrait
une stratégie ... qui fait le jeu du pouvoir. Voici pourquoi :

Les médias institutionnels, dominants, ne répercutent que le discours
dominant ou bien, comme nous l’avons vu, un fragment infime (et
déconnecté de sa globalité) du discours contestataire. Ce qui est une
façon de le récupérer à son profit. Une organisation révolutionnaire qui
veut passer dans les médias, se trouve rapidement -volontairement ou
non- dans la situation de restreindre considé-rablement la portée
idéologique de son message, et perd de facto, son caractère
révolutionnaire. La "tactique" qui était d’apparaître dans les médias a
les conséquences d’une stratégie. Mais, pour le pouvoir c’est
objectivement une stratégie que de favoriser l’intégration des
organisations contestataires à sa mise en scène démocratique. D’autant
qu’ayant la haute main sur les médias, il garde toujours la possibilité
de contrôler ou de censurer le discours de ces porte-parole ou de ces
organisations. Au fond, ce n’est ni plus ni moins qu’une version moderne
du substitutisme.

A ce stade du débat, il nous semble que le comité de lutte, parce qu’il
est éphémère et ne poursuit que des buts restreints, peut utilement
avoir recours à des pratiques médiatiques mais que le mouvement
révolutionnaire, en tant que tel, ne saurait les mettre en ouvre sans se
dénaturer. Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre de ces intérêts, un
comité de lutte, lorsqu’il fonctionne sur des bases directes
(démocratie, action...) et solidaires, permet à des personnes qui
arrivent dans la lutte de découvrir des valeurs-clef de
l’anarcho-syndicalisme. Enfin, comme nous l’avons écrit plus haut,
l’aller-retour entre comité de lutte et syndicat CNT-AIT, permet de
résoudre certaines contradictions débattues ici.

Ce texte a été rédigé à la suite d’une réunion de militants de la
CNT-AIT membres des "Amis de Stéphanie".

[1] Un très bel exemple nous en est fourni par une loi de Monsieur
Sarkozy qui punit de prison le simple fait de stationner en groupe dans
un hall d’immeuble. Ce n’est pas dans les villas de Neuilly qu’on prend
ce risque...

[2] Rappelez-vous cette mère de famille, condamnée pour avoir volé un
peu de nourriture et des jouets à la veille d’un Noël, pour que ses
enfants soient, pour un jour, comme tous les autres.

[3] Pour faire très bref, au risque d’être simpliste : soutien effectif
à la lutte quand les habitants s’inscrivaient dans une dynamique de
gestion directe de leur conflit et d’action directe, retrait de la
CNT-AIT lorsque ces mêmes habitants se fourvoyaient dans des stratégies
électoralistes, de compromission. Avec chaque fois une expression claire
et éventuellement critique de la CNT-AIT sur le pourquoi de son aide ou
de son retrait.

http://cnt-ait.info/article.php3?id_article=1040