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Je me souviens de Milan, ce 12 décembre-là

Publie le vendredi 17 décembre 2004 par Open-Publishing


de Mario Capanna

A bien y repenser, trente-cinq ans après, il y a de quoi s’indigner encore plus.
La bombe - le massacre - de Piazza
Fontana
ne devait pas seulement bloquer les luttes, casser et repousser en
arrière le grand renouveau en cours, elle devait
servir aussi à abîmer la démocratie en Italie : telles étaient les intentions.

Le contexte : 1968, à la fin de l’année, tout est déjà retourné à la normale pratiquement partout ; l’Italie fait exception : chez nous les luttes se poursuivent, se dilatent en intensité et en capillarité ; l’automne chaud de 1969 est un creuset inégalé d’énergies - ouvrières, syndicales, estudiantines, intellectuelles - qui se lient, creusent et construisent partout, arrachent des résultats : par exemple, le Statut des droits des travailleurs, qui devient loi en janvier 1970, ne serait pas pensable sans les deux années extraordinaires 1968-1969.

La bombe constitue l’acmé de la stratégie restauratrice. Une stratégie déjà nourrie depuis des mois par des agressions policières, fascistes, des arrestations, des milliers de personnes dénoncées.

Il est évident que la "leçon" doit partir de Milan, point crucial de la transformation. Nous en avons eu un avant-goût moins d’un mois auparavant, le 19 novembre, jour de la grève générale nationale de 24 heures pour le logement.

A la sortie de l’assemblée du Teatro Lirico, via Larga, à deux pas de l’Università Statale, ont lieu des échauffourées entre des travailleurs et la police et l’agent Antonio Annarumma meurt.

Bien que les véritables causes du décès n’aient jamais été tirées au clair - a-t-il été frappé par une tubulure lancée par les manifestants ou s’est-il violemment cogné la tête lors du choc de la jeep qu’il conduisait ? -, le soir même, le président de la République, Mr Saragat, parlait dans un télégramme d’"assassinat barbare".

Chose très grave : sans aucune preuve, on désigne les responsables parmi les étudiants et les grévistes.

Si je décide d’aller aux funérailles de l’agent, en subissant le lynchage des fascistes, c’est parce que le montage est honteux et je veux témoigner de notre innocence à tous, engagés dans les luttes en pleine lumière.

Je fais ce rappel pour dire que la bombe n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein.

Sur la terrible explosion du massacre, le drame des journées et des semaines qui ont suivi, sur la trame obscène ourdie par l’Etat - l’arrestation de l’innocent Pietro Valpreda et la défénestration à la Préfecture de police de l’innocent Pino Pinelli - destinées à faire croire à l’origine "de gauche" de l’attentat, j’ai écrit ailleurs en détails et je ne pense pas qu’il convienne que je me répète. (Ceux qui voudraient approfondir, pour cultiver sainement la mémoire historique, peuvent consulter "Formidabili quegli anni" et "Lettera a mio figlio sur 68" - Rizzoli).

Certaines réflexions sur l’après - sur les conséquences me semblent plus utiles aujourd’hui.

Le carnage, comme on le sait, reste dans la mémoire et dans la conscience de notre peuple comme un massacre d’Etat : qu’après 35 ans, nous soyons encore dans la condition de ne pas pouvoir en connaître précisément les exécuteurs, les mandataires, les protecteurs représente une tache indélébile sur la démocratie de notre pays.

Au lendemain du massacre, le contrecoup fut tel que les grandes organisations (politiques et syndicales) de gauche restèrent comme paralysées, incapables de réagir. Le "que la lumière soit faite" proclamé par l’Unità, organe du Pci, le jour qui a suivi le carnage, reste emblématique, comme si l’on disait là qu’aucune origine ne pouvait être exclue.

C’est dans ce climat et sous le martèlement d’une campagne des pouvoirs dominants - toutes les libertés démocratiques pratiquement suspendues - que les étudiants écrivent leur page peut-être la plus belle, en organisant une contre-offensive de masse qui permet au Milan populaire et démocratique - et un instant après, au pays tout entier - de donner un coup de reins avec les grandes manifestations de janvier 1970, d’abord réprimées et qui se déroulent tout de même, puis libres et gagnantes sur le plan de la vérité : "Valpreda est innocent", "le massacre est massacre d’Etat".

Il en ressort, je crois, une leçon utile et toujours vraie : quand le pouvoir attente aux droits de base des citoyens, la démocratie doit être défendue avec encore plus de démocratie, ou plus exactement en amenant au plus haut niveau possible la participation directe comme âme vitale de la démocratie.

Que cette poussée ait été, à peu de temps de là, encapsulée par la dérive du "compromis historique" est un facteur non secondaire de la crise de la gauche qui commence à s’accélérer, comme par hasard, à partir des années 70.

Piazza Fontana est une rupture dans l’histoire parce qu’elle fonde le lien entre le terrorisme et la lutte politique. Pratiquement rien, après, n’est comme avant. Le Pays est frappé par trois formes concomitantes de terrorisme:d’Etat, de gauche, de droite.

En ce qui concerne le terrorisme de gauche (Brigades rouges et autres du même genre) : c’est une vérité historique qu’avant le 12 décembre 1969 personne dans les mouvements ne s’est jamais organisé pour tuer. Ce n’est qu’après que certains adoptent une attitude symétrique à celle de l’Etat.

Et c’est précisément pour cela que le terrorisme est la négation non réussie de 68 : comme l’a démontré l’histoire, l’affût au coin de la rue, l’élimination physique de l’adversaire - mis à part les problèmes éthiques - ne pourront jamais avoir la même prise que la lutte en pleine lumière, à visage découvert, sur des objectifs partagés de transformation et de renouveau.

Le massacre de Milan donne naissance à la stratégie de la tension, la tentative sérieuse des forces dominantes et de secteurs significatifs des appareils institutionnels de regagner du terrain par des moyens illégaux et de façon destructrice. Avec d’autres massacres (Brescia, le train Italicus, la gare de Bologne et d’autres), avec de véritables tentatives de coup d’état, comme celui de Junio Valerio Borghese en décembre 1970, présenté ensuite comme un coup d’état d’opérette, seulement parce qu’il avait échoué.

Et le premier anniversaire du massacre est "célébré", à Milan toujours, avec l’assassinat par la police de l’étudiant Saverio Saltarelli.

Le coup d’état des colonels a lieu en Grèce en avril 67, celui de Pinochet au Chili en septembre 73, tous deux sous contrôle direct de l’Amérique.

Ce n’est pas une affirmation rhétorique que de dire que s’il en a été autrement en Italie c’est parce que des millions de femmes, d’hommes et de jeunes ont pris en main leur destin et celui du Pays.

C’est une nouvelle preuve que la démocratie ne tombe jamais du ciel, qu’elle ne peut pas se limiter à la délégation et que "la liberté est participation" comme ne se lassait jamais de le chanter mon ami Giorgio Gaber.

Traduit de l’italien par Karl & Rosa de Bellaciao

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