Accueil > L’oxymore des « marchés autorégulés »

L’oxymore des « marchés autorégulés »

par Alberto Rabilotta *

Publie le vendredi 3 février 2012 par Alberto Rabilotta * - Open-Publishing
1 commentaire

Dans le Dictionnaire de la Langue française, un oxymore signifie une « Figure de style qui réunit deux mots en apparence contradictoires » ce qui génère un nouveau sens : par exemple, un silence assourdissant ». Un autre exemple (qui ne figure pas dans le dictionnaire) est l’expression « des marchés autorégulés », ou bien le système néolibéral qui pour survivre « exige régulièrement l’intervention étatique et l’action coercitive de l’État ».

Le Consensus de Bruxelles, comme avant le Consensus de Washington.

Au Sommet de l’Union Européenne (UE) qui a eu lieu à Bruxelles le 30 janvier dernier fut convenu un Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance dans l’Union Économique et Monétaire qui par insistance de l’Allemagne, comme le signale le quotidien britannique The Guardian, transforme la Commission Européenne (CE) en organisme « scrutateur » des budgets étatiques qu’élaboreront désormais les pays membres de l’UE, et la Cour de Justice Européenne (CJE) dans l’ institution qui appliquera « la rigueur fiscale » dans l’euro-zone (EZ).

Pour le dire plus clairement, ce Traité (qui ne fait pas de partie des Traités de l’UE pour éviter le processus de ratification et pour permettre son entrée en vigueur avec l’appui de seulement 12 des 27 pays de l’UE) transforme la CE en instance supranationale qui décidera, au lieu des parlements, la politique de la dépense étatique, et c’est à la CJE de faire la « police fiscale supranationale » qui, en reprenant l’article du quotidien britannique, « peut appliquer d’une manière presque automatique » des amendes aux États qui de manière persistante ne satisfont pas les nouvelles règles qui rendent illégaux les déficits budgétaires. Et le Traité rend obligatoire pour les 17 pays de la zone euro, et ceux qui seront acceptés à l’avenir, l’adoption de législation d’application obligatoire ou d’amendements constitutionnels pour « abolir le droit des gouvernements à recourir à des niveaux excessifs de dette nationale ».

Selon le quotidien, la Chancelière allemande Angela Merkel a dit que « ce frein à la dette sera rendu obligatoire et valable pour l’éternité. Ils (Les gouvernements) ne pourront plus jamais le changer à travers une majorité parlementaire ». Ou bien, pour le dire dans des termes plus crus, la démocratie parlementaire ne pourra plus jamais se libérer de cette camisole de force imposée par les intérêts « sacrés » de la ploutocratie financière et de ses alliés.

En somme, l’UE a institutionnalisé pour l’Euro zone un monstre équivalent au « Consensus de Washington » (CW de 1989) qui avec ses dix commandements [1] a servi pour que le Banque mondiale, le FMI et autres institutions contrôlées par les États-Unis (EU) imposent en Amérique Latine, pendant les années 90, des politiques de gouvernement destinées à détruire ce qui restait debout de l ’« État-providence » et à faire germer des « marchés autorégulés », ou bien le néolibéralisme : politiques d’austérité, de déficit zéro, de libre-échange, d’investissements étrangers protégés, de privatisation des services publics, de la « mobilité » au travail pour détruire les syndicats et pour appliquer des baisses salariales, entre autres choses en plus ce sont des politiques qui ont eu des conséquences durables et désastreuses socio-économiques pour les peuples latinoaméricains.

Cette politique sera appliquée maintenant d’une manière totale en Grèce et dans d’autres pays de l’Euro Zone qui porte la charge d’une dette publique produite, en grande partie, par la « socialisation » des pertes des banques privées européennes, qui soit dit en passant, ont été et continueront d’être sauvées de l’insolvabilité par la banque Centrale Européenne pour qu’elles récupèrent la position dominante dans le secteur financier.

La dérive autoritaire du gouvernement de madame Merkel a été mise en évidence les jours qui ont précédé le Sommet de Bruxelles, quand des fonctionnaires allemands ont laissé entendre à la presse que l’Allemagne exigeait que « la Grèce cède son pouvoir en matière budgétaire à l’UE ». La proposition d’envoyer un « commissaire » de l’UE pour élaborer le budget du gouvernement d’Athènes a suscité l’émotion en Grèce, en Italie et dans d’autres pays endettés qui, en échange d’une « aide » qui sauvera les banques créancières, doivent appliquer les programmes brutaux d’ajustements structurels et la politique de « zéro déficit » budgétaire.

Il y a des analystes, comme le stratège d’investissements Marshall Auerback («  The Germans Launch a Blitzkrieg on the Greek Debt Negotiations  », dans nakedcapitalism.com) qui voient dans la menace de la Chancelière Merkel et de la Troika (la CE, la BCE et le FMI), selon quoi « l’austérité fiscale sera appliquée dans nos termes », un signe aux autres pays endettés, comme le Portugal, l’Espagne, l’Irlande et l’Italie : « Essayez de renégocier (la dette) comme font les grecs et nous vous mettrons sous notre contrôle. L’autre alternative est qu’ils sortent de l’Euro Zone  ».

Sans pessimisme, mais le présent ressemble beaucoup au passé.

En 1944, quand la deuxième Guerre mondiale provoquée par le fascisme prenait fin en Europe et continuait en Asie, l’économiste hongrois Karl Polanyi publiait à Londres la première édition de « La Grande Transformation », un livre très bien documenté sur l’histoire du libéralisme économique, du « laissez-faire » ou « des marchés autorégulés », les crises qu’il a provoquées au long du 19e siècle et aux débuts du 20 eme, son écroulement comme conséquence de la Grande Dépression des années 30 et de l’émergence du corporatisme fasciste.

« Rétrospectivement on mettra l’actif de notre époque, le fait d’avoir assisté à la fin du marché autorégulateur. Les années vingt (du 20e siècle) ont vu le prestige du libéralisme économique à son apogée. Des centaines de millions d’êtres humains ont souffert le fouet de l’inflation, des classes entières, des nations entières ont été expropriées. La stabilisation des monnaies est devenue le point focal de la pensée politique des peuples et des gouvernements ; la restauration de l’étalon- or est devenue l’objectif suprême de tous les efforts organisés dans le domaine de l’économie. On a reconnu le remboursement des emprunts étrangers et le retour à une monnaie stable comme les pierres de touche de la rationalité en politique, et il a été considéré qu’aucune souffrance personnelle, aucune ingérence dans la souveraineté n’était un sacrifice trop grand pour récupérer l’intégrité monétaire. La privation des chômeurs à qui la déflation avait fait perdre leurs postes de travail, l’indigence totale des fonctionnaires licenciés, sans même une pension de misère ; et même l’abandon des droits de la nation et la perte de la liberté constitutionnelle ont été jugés comme le juste prix à payer pour répondre aux exigences de budgets sains et de monnaies solides, les priorités du libéralisme économique »
(Karl Polanyi, Le Grand Transformation, Editions Gallimard, pages 192-193)

Tandis qu’actuellement le discours officiel des gouvernements, des institutions et de la ploutocratie financière qui propulsent le néolibéralisme, attaque toute forme d’ interventionnisme économique, comme les politiques de planification économique et les stimulations pour augmenter la demande ajoutée et pour générer des postes de travail, affirmant que les marchés autorégulés excluent l’intervention étatique, en réalité - et comme Polanyi signalait dans l’œuvre citée – « ce libéralisme économique exige régulièrement l’intervention étatique et l’action coercitive de l’État ». Mais pas pour le bienfait de l’économie, de l’emploi, mais pour les intérêts capitalistes qui sont en position dominante.

Les décisions successives du Sommet de l’UE, et on pourrait dire la même chose de celles prises par les gouvernements de Washington et de Londres depuis que s’est envolée la crise en 2008 et jusqu’à présent, sont des preuves irréfutables de ce que les marchés supposés autorégulés existent et prospèrent au détriment de la population en général grâce à une intervention de plus en plus coercitive des États. Comme écrit Polanyi (page 200 de lu livre cité), l’État intervient pour établir (le libéralisme économique) et, une fois établi, pour le maintenir.

Quels sont les dangers de cet interventionnisme antipopulaire et autoritaire de l’État pour maintenir le néolibéralisme ? Récapitulant la naissance et l’expansion du fascisme comme conséquence de la crise monétaire, financière et économique des années 30, Polanyi pointe que « l’obstination avec laquelle, pendant dix années critiques, les défenseurs du libéralisme économique avaient soutenu l’interventionnisme autoritaire au service des politiques déflationnistes ont eu comme conséquence pure et simple l’affaiblissement décisif des forces démocratiques (les partis social-démocrates et socialistes, les syndicats) qui aurait pu dévier la catastrophe fasciste. La Grande-Bretagne et les États-Unis, qui n’étaient pas les domestiques mais les patrons de la monnaie, ont abandonné l’étalon- or assez vite comme pour échapper à ce danger (page 302), et il ajoute plus loin (page 305) que si un mouvement politique n’a jamais répondu aux nécessités d’une situation objective, au lieu d’être la conséquence de causes fortuites, c’était bien le fascisme.

Le fascisme, continue Polanyi, proposait une manière d’échapper à la situation institutionnelle sans issue qui était, pour l’essentiel, la même dans un grand nombre de pays, et par conséquent l’essai de ce remède a servi à propager partout une maladie mortelle. Ainsi les civilisations meurent. Nous pouvons décrire la solution fasciste à l’impasse dans laquelle s’était mis le capitalisme libéral comme réforme de l’économie de marché réalisée en échange de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques, à la fois dans le domaine des relations industrielles et sur le champ politique.

Ce n’est pas un hasard qu’aujourd’hui, dans une situation de crise grave et avec un chômage en atteignant des niveaux inacceptables dans l’UE, particulièrement parmi les jeunes, avec l’appauvrissement s’enracinant dans des parties de la classe moyenne, que l’extrême droite néofasciste est arrivée au, ou fait partie des gouvernements de plusieurs pays européens. Une extrême droite profondément antidémocratique qui reprend les drapeaux du nationalisme primaire et exclusif, qui n’a pas abandonné son essence xénophobe ni l’usage de la lutte de classes pour ne pas effrayer aux forces réellement progressistes, et qui, comme à son origine Mussolini et les nazis allemands, a un discours démagogique « anticapitaliste » pour attirer le vote des travailleurs affectés par les baisses salariales ou le licenciement, de la petite bourgeoisie écrasée par les monopoles commerciaux, industriels et financiers, des classes moyennes appauvries et dépourvues de perspectives.

Ce qui précède est aussi valable pour la Grande-Bretagne, les EU, le Canada et d’autres pays capitalistes avancés, où est évidente une dérive autoritaire qui s’accentue avec la concentration du pouvoir - par l’exclusion évidente des parlements et assemblées nationales du processus de débat et la prise de décision de tout sujet d’importance - aux mains des Pouvoirs exécutifs qui défendent exclusivement les intérêts des finances, des transnationales, des groupements pétroliers et des compagnies minières qui financent à leur tour les partis politiques de gouvernement, ou bien les partis qui se relaient pour poursuivre fondamentalement la même politique.

Cette dérive autoritaire pour sauver les marchés autorégulés peut finir dans une vieille ou nouvelle forme de totalitarisme. Tout est en place pour réprimer le mécontentement populaire qui logiquement naîtra massivement dans les prochains mois, au fur et à mesure que la situation se détériore dans beaucoup de pays. La répression est un élément indispensable pour pouvoir appliquer cette austérité sauvage. Il en fut ainsi en Amérique du Sud, terre d’expérimentation du néolibéralisme, de toutes les thérapies de choc et autre infamie du système impérialiste, comme a l’habitude de rappeler l’historien étasunien Greg Grandin.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

Contrat Creative Commons
Cette création par http://www.elcorreo.eu.org est mise à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 Unported
.

El Correo. Paris, le 2 février 2012.

Notes

1 Les « dix commandements » du « Consensus de Washington » sont inclus en majorité dans les Traités et les principes qui guident l’UE. Le Traité adopté le 30 janvier dernier reprend « le premier commandement » et le transforme en un absolu :
- Discipline budgétaire : Les budgets publics ne peuvent pas avoir de déficit. Les neuf autres « commandements du CW » sont les suivants :
- Remise en ordre des priorités de la dépense publique ;
- Réforme Fiscale (élargir la base des impôts et réduire les plus hauts) ; la Libéralisation des taux d’intérêt ;
- Taux de change compétitif de la monnaie ;
- Libéralisation du commerce international ;
- Élimination des barrières aux investissements étrangers directs ;
- Privatisation ( vente des entreprises publiques et des monopoles étatiques) ;
- Dérégulation des marchés ;
- Protection de la propriété privée.

http://www.elcorreo.eu.org/L-oxymore-des-marches-autoregules