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Turquie, la repression etudiante continue

par Blutch

Publie le mardi 27 mars 2012 par Blutch - Open-Publishing

Nous sommes seulement fin Mars et pourtant le soleil tape déjà fort ce matin à 10h sur la place Caglayan devant le palais de justice d’Istanbul. J’ai suivi depuis l’université de Galatasaray un groupe de 400 étudiants venus soutenir leur camarade Cihan Kırmızıgül emprisonné et en cours de jugement depuis désormais 2 ans. La 9eme session du procès qui se tient aujourd’hui doit décider d’une éventuelle libération. L’université s’est mobilisé massivement tant les motifs d’accusation qui le frappe sont caricaturaux.

Sur le chemin qui mène au palais de justice, Aysun une étudiante m’explique l’affaire : «  Lors d’une manifestation pro kurdes quelqu’un à lancer un cocktail Molotov sur un supermarché. La manifestation a été dispersée et les coupables se sont enfuis mais une heure et demi plus tard au même endroit des policiers ont arrêté Cihan à un arrêt de bus. Mais Cihan n’a pas participer à la manifestation "m’explique-t-elle. Ils auraient pu l’arrêter lui comme n’importe qui d’autre ». En fait, c’est le fushi -sorte de keffieh synonyme d’appartenance à la communauté kurde-que portait Cihan qui a incité les policiers à l’arrêter. « En Turquie le simple fait de porter un Fushi suffit à vous faire incarcérer pour appartenance à une organisation terroriste » m’explique-t-elle avec un sourire amer. Devant le palais de justice les étudiants ont d’ailleurs massivement arboré le foulard blanc et noir. Lorsque Cihan arrive, escorté par les policiers ils scandent : « Nous portons tous des fushis, arrêtez nous ».

Le procès qui s’ensuit est tragiquement caricatural. Pas d’empreinte ADN, pas de preuve, un témoin seulement qui reviendra d’ailleurs sur ses propos, après une confrontation visuelle avec Cihan. Face à cela, de nombreux témoignages confirment que Cihan n’était pas là au moment des faits. De plus il bénéficie du soutien de ses professeurs à Galatasaray, la meilleure université de droit du pays. Pourtant l’accusation persiste et signe. Lorsque le 1er témoin se rétractera, 2 policiers déclareront avoir suivi Cihan pendant une heure avant de l’arrêter, réitérant ainsi l’accusation. Une version qui ne convaint guère les manifestants, pour qui les 2 policiers ont été mandatés par le pouvoir, afin que celui-ci puisse continuer la procédure. « Ils ne se sont signalés, qu’un an après le début du procès, personne ne peut vraiment croire qu’ils sont sincères » s’étrangle Aysus.

Cihan encoure donc, 44 ans de prison pour activité terroriste et appartenance à une organisation terroriste. Pour Malîn, un étudiant kurde « le gouvernement se fiche de savoir si Cihan est coupable ou non. En agissant ainsi il a envoyé un message très clair à la communauté kurde. Rester en dehors du mouvement .Nous pouvons nous en prendre à quiconque affirmera son identité kurde. De manière générale le gouvernement contrôle la justice et s’en prend à quiconque s’oppose à lui. C’est la raison pour laquelle, la cause de Cihan mobilise au-delà de la communauté ».
A chaque fois qu’un juge ou qu’un procureur rentre dans le tribunal les slogans fusent. « On ne sera pas libres tant que tous les étudiants ne seront pas libres ». Une étudiante aborde une pancarte : « on ne veut pas de ta « démocratie » AKP ».

Installés devant le palais de justice les étudiants attendront plus de 4h le verdict final. Pour combler l’attente, certains entament le Halay, une danse traditionnelle. Un autre groupe joue une pièce de théâtre. Cette dernière met en scène des étudiants interrogés par un policier. Celui-ci tire au hasard des motifs d’accusation dans une boite en carton et entame un interrogatoire musclé avec l’étudiant, lui aussi tiré au hasard, et qui évidemment ne comprend pas, ce qu’on lui reproche. C’est principalement l’impossibilité de pouvoir se défendre dans le système judiciaire turc, qui est tourné en dérision. Un ours en peluche sert de témoin de l’accusation, tandis qu’une bombe est dissimulée dans une montre à gousset, faisant directement référence à la mauvaise fois manifeste d’un certain nombre des chefs d’accusation.

C’est Bulut, un étudiant en droit qui m’assure la traduction. Il est particulièrement fier de la mobilisation. En effet 400 étudiants, sur une université qui en compte moins de 2000, se sont rendus devant le palais de justice. « Lorsque au début, nous avons constitué un comité pour la libération de Cihan, nous n’étions que 20. Actuellement presque toute l’université connait le cas de Cihan et le soutient ». La plupart des professeurs ont d’ailleurs banalisé leurs cours pour permettre aux étudiants de venir. Pour lui, le cas de Cihan est parfaitement révélateur de l’arbitraire en Turquie « Seule la mobilisation peut permettre de faire libérer Cihan, son dossier est vide, c’est tellement caricatural, que nous pouvons réussir à retourner gagner l’opinion publique. Alors le gouvernement fera demi-tour. Il n’y a rien à attendre de la justice seule, elle est au service du pouvoir. Devant le cas Cihan Kırmızıgül même certains sympathisants de l’AKP se remettent en question » m’assure t’il.

C’est aussi l’opinion de Mehmet Karli, un professeur de droit de Galatasaray qui aborde fièrement un badge « touche pas à mon étudiant » .Pour lui « il n’y a plus un seul magistrat indépendant dans les affaires qui ont trait à la politique. Tous ceux qui ont contesté l’ingérence du pouvoir ont été remplacés par des pions de l’AKP »Dans les années 90, la perspective d’adhésion à l’UE, a contenu les visées hégémoniques de l’AKP. Mais depuis ,elle mène une véritable bataille politique pour prendre le contrôle de la justice et de la presse. Selon Mr Karli : « Grace à la réforme des codes criminels et des actes anti-terroristes en 2006 et 2007 n’importe qui peut être accusé de terrorisme, conduit devant des tribunaux spéciaux et condamné pour atteinte à la sûreté de l’état ».
Pour lui « la réforme de la justice ne peut pas simplement passer par un changement dans la législation, il faudra opérer une véritable transformation dans les mentalités. Actuellement au sein de l’Etat et de la communauté des juristes, nombreux sont ceux qui n’ont pas intériorisé l’idée d’indépendance du pouvoir judiciaire ». C’est la raison pour laquelle, lui aussi est particulièrement fier de la mobilisation de Galatasaray, grâce à laquelle « la cause de Cihan est devenu célèbre. Les étudiants voyant bien que la justice ne fonctionne pas sur la base des principes qu’on leur apprend en classe. En tant que futur juriste, ils peuvent vivre cela comme une humiliation personnelle »

Cependant l’enseignant ne se nourrit pas d’illusions sur la capacité de cette nouvelle génération à transformer la justice turque. « La plupart d’entre eux veulent travailler dans le privé, ils savent qu’au sein de l’Etat, il ne pourront rien faire sans se compromettre. De toute façon depuis 2006, le gouvernement a ouvert de nouvelles facultés de droit, qui lui sont complètement acquises, tout en prenant progressivement le contrôle du corps enseignant dans d’autres. Ainsi ils n’auront pas de difficulté à former des juristes acquis à leurs causes ».

Nombreux sont les défenseurs des droits de l’homme qui craignent que l’influence grandissante de la Turquie amène les USA et l’Union Européenne à fermer les yeux sur ces violations. Le 15 février dernier, la résolution commune du parlement européen sur la 19eme session du conseil des droits de l’homme de l’Onu a d’ailleurs magnifiquement ignoré la question turque, alors même que 2 jours auparavant, 180 personnes étaient arrêtées, principalement des élus et des militants du BDP, ainsi que des journalistes. Une chose est sure, vu d’ici le « modèle de construction d’une démocratie musulmane » par l’AKP, tant couvert de louanges par les partis islamistes arabes et par certains intellectuels européens, ressemble à s’y méprendre à un scénario autoritaire.