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TAZ BERLINOISE

Publie le mercredi 2 mars 2005 par Open-Publishing

TAZ BERLINOISE

Anarchie berlinoise (2) Voici la deuxième partie du texte que Cédric Robin consacre au soulèvement anarchiste de la Mainzerstrasse :

Les Hausbesetzer se regroupent en général par affinité. Certaines maisons sont habitées par des radicaux, d’autres par des hippies, des punks... Mais on voit aussi une maison de lesbiennes et, pour la première fois dans la scène occupante, une maison d’homosexuels, la Tuntenhaus. Outre ces marginaux, on y rencontre aussi des étudiants qui n’ont pas trouvé de logement par manque de moyen, des chômeurs qui ne peuvent plus payer leur loyer... Ce n’est pas seulement, comme le feront croire les autorités, un ramassis de cas sociaux aux idées politiques destructrices et potentiellement dangereuses pour la nation.

La première urgence, c’est l’eau et l’électricité à installer, en général par un branchement pirate directement dérivé sur la rue. Tous remontent les manches et les douze maisons de la Mainzerstrasse deviennent rapidement des lieux de vie et non plus des ruines et chacune peut se mettre à construire ses particularités. Des bars dans lesquels on boit une bière ou un alcool dix fois moins cher qu’ailleurs, des clubs comme le Terminator X (dans la maison des plus radicaux) dans lequel on danse sur du punk, du hard, du rap engagé et enragé, dans un décor que l’on ne trouverait certainement pas à l’Ouest ; des VolxKüche (cuisine populaire), dans lesquelles on peut manger chaud midi et soir, parfois le matin, ensemble, pour une pièce. Mais aussi une épicerie de nuit, un cinéma et une garderie pour les enfants, des ateliers de rénovation où on se prête le matériel nécessaire aux travaux, et un magasin d’information gardé à tour de rôle par chacune des maisons. Il y a aussi la librairie de l’antiquaire, au numéro 4, dans laquelle se trouve une collection importante d’ouvrages Est-allemands. Librairie à caractère autant historique que politique, on vient de tout Berlin pour y consulter des œuvres difficilement accessibles et rarement si bien rassemblées.

L’une des pièces maîtresses de la Mainzerstrasse fut incontestablement le club de la Tuntenhaus, “La Truite Bleue“. Non seulement cette maison était la première revendiquant l’homosexualité masculine dans la scène occupante, mais son club fut le premier show dragqueen de toute la ville. Organisant des spectacles semi-professionnnels, on vît parfois, garées devant, des voitures plus luxueuses et plus chères que toutes les autres voitures de la rue réunies ! C’est là aussi un point qui différenciera toujours les communautés anarchistes des conventions capitalistes, normatives et conservatrices. Ici, un type en costume peut venir boire une bière, s’il reste respectueux. A l’Ouest, un punk ou un hippie ne pourra même pas passer la porte d’entrée du club, à moins qu’il ne s’appelle Syd Vicious ou John Lennon.

Fleuron culturel de la scène anarchiste Est-Berlinoise, la Tuntenhaus était véritablement l’esprit même de cette rue, représentant toute les libertés auxquelles aspiraient ses habitants. Combien ici sont-ils parvenus à enfin assumer leur identité, quand ils seraient sans doute restés handicapés par leur marginalité dans un système patriarcal et machiste ? La communauté anarchiste de cette rue apportait donc une solution au problème du logement, développait la culture par la contre-culture, mais donnait aussi une réponse aux crises identitaires si caractéristiques de nos sociétés contemporaines.

Tout fut ouvert spontanément, ensemble, sans les interminables montages de dossiers administratifs, financiers et législatifs. Exécutif, simplement : on a faim, d’autres aussi, on fait à manger ensemble pour tous. À l’inverse de la philosophie capitaliste et occidentale, qui prône le vivre pour soi dans l’État, ici on vit ensemble sans l’État. Parce qu’ici on ne fait pas les choses uniquement pour ceux qui y habitent, on les fait pour tous ceux qui en ont envie, qui en ont besoin. Alors on voit toutes sortes de gens venir manger dans les VoKü, des chômeurs, des personnes âgées, vivant avec de faibles revenus, des familles, dont les enfants vont à la garderie ou au cinéma mis en place par les occupants.

Louise Michel, libertaire et communarde légendaire, était institutrice. Les collectifs anarchistes de tous les pays ont toujours œuvré pour une application concrète de l’enseignement. Ce qui différencie sans doute l’anarchie des mouvements politiques traditionnels : ils ne font que des programmes tandis que les anarchistes font des écoles, des foyers, des bars et des restaurants populaires. On a tellement comparé l’anarchie à la destruction et au chaos alors qu’il s’agit au contraire d’un principe constructif, de regrouper les individualités pour préserver l’individu mais sans détruire ni les biens privés ni les vies. Force est quand même de constater que l’anarchie, et c’est le cas dans l’exemple de la Mainzerstrasse, est un système qui s’applique très bien dans des situations où le chaos est déjà en place. Là où les systèmes politiques traditionnels ne peuvent pas fonctionner, après une guerre, après une révolution, après toute situation de destruction générant le chaos, au niveau local, c’est bien souvent l’anarchie qui s’adapte le mieux pour faire vivre une communauté. Le peuple est-allemand ne voulait plus du communisme d’Etat, mais une grande partie était perplexe devant la machinerie capitaliste qui se profilait à l’horizon, déjà visible au bout des anciennes avenues staliniennes.

C’est dans cette situation de liberté que les Hausbesetzer de la Mainzerstrasse dressèrent la table de la TAZ d’Hakim Bey.

Journaliste et chroniqueur américain d’origine irlandaise, Hakim Bey publia, au printemps 1990 un livre qui fit date dans l’histoire contemporaine de l’anarchie : TAZ : Temporary Autonomous Zone, la zone d’autonomie temporaire. Loin des ambitions fédéralistes bakouniniennes, Bey prône un mode d’action qui s’inspire des cités pirates (1). La TAZ est un instant spontané, un regroupement d’individus qui décident de partager cet instant. L’état sans l’Etat. Une occupation, un squatte, ou simplement une soirée organisée dans la rue, comme ça, sans autorisation. Consommant la rupture avec Hegel et sa vision progressiste de l’Histoire, Hakim Bey écrit qu’aucune révolution n’a jamais abouti au rêve de l’anarchie. Chaque révolution est suivie d’une période de réaction d’où l’Etat sort encore plus fort. Mais comment donc faire naître l’anarchie, éternel problème de ce mouvement depuis Proudhon, Bakounine et leurs héritiers ? Si le soulèvement insurrectionnel mène trop souvent à la débâcle sanglante et à donner une image négative de l’anarchisme, Bey propose une TAZ, une multitude de TAZ pour améliorer le principe même du soulèvement, sans matraque ni violence. La TAZ est une insurrection sans engagement direct contre l’Etat. Elle a pour but de libérer une zone pendant un temps puis de disparaître avant que l’Etat ne l’anéantisse, pour se reformer ailleurs. Sa multitude créera le changement, le nombre croissant de regroupements spontanés. Pour Bey, il s’agit avant tout de changer le monde et non les consciences. Si le changement s’opère grâce à la multiplication de TAZ sur la surface du globe, il devient efficace, toujours selon son auteur, par l’organisation en réseau. Ce principe rejoint ici le fédéralisme de Bakounine mais prend surtout forme avec le mouvement cyberpunk. Comme Bakounine, les cyberpunks aspirent à la libération des moyens de production. Le premier moyen étant celui de l’information, notamment Internet, formidable outil cyberpunk pour organiser les TAZ en réseau (2).

Quoi qu’il en soit, la première étape reste la constitution de la TAZ. Hakim Bey part du principe que toute insurrection est un moment festif. Souviens-toi, camarade, la joie qu’on a eu à chanter sur les barricades ! Alors faisons de chaque fête une insurrection. C’est par là que commencèrent les Hausbesetzer de la Mainzerstrasse. Ils installèrent une première table dans la rue, invitant chaque individu à la garnir de ce qu’il voulait, de ce qu’il pouvait. La plupart ont apporté de la bière et du Sekt, le champagne allemand. Puis cette table fut dressée, avec nappe, couverts et serviettes pliées dans l’assiette, comme au restaurant, et les participants y ont déjeuné, nus et en cagoule noire, accessoire essentiel d’un anarchiste berlinois. Il existe des images photos et vidéos de cet événement, qui marqua ce mouvement à jamais. Les anarchistes de la Mainzerstrasse annoncèrent à cet instant la constitution de la TAZ, affirmant ainsi officiellement leur position politique.

Confortés par l’avant-gardisme culturel de la Tuntenhaus, les anarchistes de la Mainzerstrasse proposèrent de vivre en bande, en communauté, s’opposant au modèle familial et patriarcal d’un occident prisonnier d’un héritage avare et agricole. Non plus en cercle fermé mais en ligne ouverte et horizontale, “droit devant“. Seulement il faut parvenir à maintenir le cap, éviter l’écueil des dysfonctionnements internes, éviter l’autorité mais assurer l’autonomie. Pour cela, les Hausbesetzer savent que toute société libertaire (féministe, écologiste ou anarchiste) a besoin de responsables et d’un conseil de décision. Chaque maison dispose d’un premier conseil qui se réunit une fois par semaine et auquel participe tous les occupants. Là sont prises toutes les décisions relatives à la maison : travaux en cours, gestion de la caisse du bar, des stocks de boissons... Vient ensuite le conseil de la rue, réunissant toutes les maisons. Les discussions sont déjà plus politiques tout en concernant encore l’organisation de la rue et des maisons. Puis vient le conseil des maisons occupées de la ville de Berlin-Est. Rappelons qu’il existe alors plus de soixante-dix maisons dans cette partie de la ville, dont une vingtaine créent une alliance. Bien que ce fonctionnement se rapproche du fédéralisme de Bakounine, on peut une fois encore le comparer à l’utopie pirate. Au-delà de la TAZ d’Hakim Bey, nous voici maintenant chez William Burroughs et “Les Cités de la Nuit Ecarlate“. Prenant pour point de départ Libertalia et les articles du capitaine Misson (3), Burroughs imagine un monde moderne totalement bouleversé : et si les cités pirates avaient survécu, si elles s’étaient organisées entre elles, construisant une armée digne d’offrir plus qu’une simple résistance contre les Etats ? Imaginez un réseau planétaire de cités libertaires dont le but ultime est de faire tomber les gouvernements capitalistes et esclavagistes. Et voilà que le roman devient réalité dans une ville, une capitale internationale, une plaque tournante culturelle en Europe et aux yeux du monde. Soixante-dix maisons anarchistes réunies par un conseil ! Les Hausbesetzer rédigèrent eux aussi leurs articles. Des règles basiques mais qu’il fallait édifier pour cimenter une pierre qui marquerait à jamais la construction d’un anarchisme moderne : développement de projets politiques et culturels, respect de la liberté individuelle et de la sexualité, pas de sexisme, solidarité entre les maisons et au sein des maisons, résistance et solidarité contre les expulsions, résistance et solidarité contre les attaques régulières des néonazis (qui ont aussi des squattes dans le quartier) et solidarité contre la politique raciste des gouvernements, à l’Est comme à l’Ouest, qui mettent à la rue un bon nombre d’étrangers, notamment des Turcs et des Vietnamiens. Ces nouveaux articles du nouveau Libertalia renforçaient l’idée de résistance politique. Cette dernière s’afficha sur les murs des maisons : les anarchistes accrochèrent, sur quasiment tous les murs, des banderoles, drapeaux et affiches politiques. On vit flotter le drapeau pirate, “Eat the rich“, “Fight the power“, “Là où s’arrête l’État commence la vie“, “Berlin restera rouge“, “Ne t’enfuis pas, défends-toi, agis“, ou bien “Amour, Luxure, Anarchie“. La liste est encore longue de toutes ces idées anarchistes placardées sur les murs, tendues entre deux maisons au-dessus de la rue ou sur les toits. Mais au moment de la réunification, l’une des plus significatives fut : “L’anarchie plutôt que l’Allemagne“ (Anarchie statt Deutschland). Une fois de plus, on brandit la bannière des anciens en avouant un anti-nationalisme convaincu, refusant ici la réunification par peur du capitalisme fasciste. En parallèle au conseil des maisons, il y avait la commission de contrats dont le but était de négocier des contrats de logement avec la mairie afin de légitimer les maisons. Pour qu’enfin cela devienne une réalité. Car cette cité idéale, cet état dans l’État voulait perdurer et continuer son action. Plus que survivre, il s’agissait véritablement de vivre comme on l’entendait. Il y avait encore tant à construire, dans les maisons mêmes qui avaient sans cesse besoin de travaux de rénovation, en plus d’un gros œuvre, mais aussi sur le plan politique et idéologique. Alors ce fut le temps des tables rondes et des négociations, et les premières promesses politiques et gouvernementales permirent d’y croire. Un instant, bref et futile. Avant la trahison, le combat et la fin. L’anarchie est-elle donc vouée à la furtivité ? Hakim Bey aurait alors raison, c’est dans la spontanéité et l’immédiatisme que réside la clé. Avant, ce n’est qu’un rêve, une utopie, et après, il ne reste que Ravachol, Jules Bonnot et la mort.

(1) Hakim Bey publia un ouvrage sur la piraterie, Utopies Pirates, sous le pseudonyme de Peter Lamborn Wilson. (2) Récemment, Hakim Bey est allé encore plus loin dans son concept, prônant désormais l’immédiatisme avec le “terrorisme poétique“, le “sabotage artistique“ et le “djihad esthétique“. Le collectif anti-pub parisien en fut un bel exemple. (3) Au XVIIème siècle, Misson abolit l’esclavage, déclare la liberté de culte et instaure “la sécurité sociale“ pour les blessés qui restent à quai.

A suivre...

Anarchie berlinoise (2) Voici la deuxième partie du texte que Cédric Robin consacre au soulèvement anarchiste de la Mainzerstrasse :

Les Hausbesetzer se regroupent en général par affinité. Certaines maisons sont habitées par des radicaux, d’autres par des hippies, des punks... Mais on voit aussi une maison de lesbiennes et, pour la première fois dans la scène occupante, une maison d’homosexuels, la Tuntenhaus. Outre ces marginaux, on y rencontre aussi des étudiants qui n’ont pas trouvé de logement par manque de moyen, des chômeurs qui ne peuvent plus payer leur loyer... Ce n’est pas seulement, comme le feront croire les autorités, un ramassis de cas sociaux aux idées politiques destructrices et potentiellement dangereuses pour la nation.

La première urgence, c’est l’eau et l’électricité à installer, en général par un branchement pirate directement dérivé sur la rue. Tous remontent les manches et les douze maisons de la Mainzerstrasse deviennent rapidement des lieux de vie et non plus des ruines et chacune peut se mettre à construire ses particularités. Des bars dans lesquels on boit une bière ou un alcool dix fois moins cher qu’ailleurs, des clubs comme le Terminator X (dans la maison des plus radicaux) dans lequel on danse sur du punk, du hard, du rap engagé et enragé, dans un décor que l’on ne trouverait certainement pas à l’Ouest ; des VolxKüche (cuisine populaire), dans lesquelles on peut manger chaud midi et soir, parfois le matin, ensemble, pour une pièce. Mais aussi une épicerie de nuit, un cinéma et une garderie pour les enfants, des ateliers de rénovation où on se prête le matériel nécessaire aux travaux, et un magasin d’information gardé à tour de rôle par chacune des maisons. Il y a aussi la librairie de l’antiquaire, au numéro 4, dans laquelle se trouve une collection importante d’ouvrages Est-allemands. Librairie à caractère autant historique que politique, on vient de tout Berlin pour y consulter des œuvres difficilement accessibles et rarement si bien rassemblées.

L’une des pièces maîtresses de la Mainzerstrasse fut incontestablement le club de la Tuntenhaus, “La Truite Bleue“. Non seulement cette maison était la première revendiquant l’homosexualité masculine dans la scène occupante, mais son club fut le premier show dragqueen de toute la ville. Organisant des spectacles semi-professionnnels, on vît parfois, garées devant, des voitures plus luxueuses et plus chères que toutes les autres voitures de la rue réunies ! C’est là aussi un point qui différenciera toujours les communautés anarchistes des conventions capitalistes, normatives et conservatrices. Ici, un type en costume peut venir boire une bière, s’il reste respectueux. A l’Ouest, un punk ou un hippie ne pourra même pas passer la porte d’entrée du club, à moins qu’il ne s’appelle Syd Vicious ou John Lennon.

Fleuron culturel de la scène anarchiste Est-Berlinoise, la Tuntenhaus était véritablement l’esprit même de cette rue, représentant toute les libertés auxquelles aspiraient ses habitants. Combien ici sont-ils parvenus à enfin assumer leur identité, quand ils seraient sans doute restés handicapés par leur marginalité dans un système patriarcal et machiste ? La communauté anarchiste de cette rue apportait donc une solution au problème du logement, développait la culture par la contre-culture, mais donnait aussi une réponse aux crises identitaires si caractéristiques de nos sociétés contemporaines.

Tout fut ouvert spontanément, ensemble, sans les interminables montages de dossiers administratifs, financiers et législatifs. Exécutif, simplement : on a faim, d’autres aussi, on fait à manger ensemble pour tous. À l’inverse de la philosophie capitaliste et occidentale, qui prône le vivre pour soi dans l’État, ici on vit ensemble sans l’État. Parce qu’ici on ne fait pas les choses uniquement pour ceux qui y habitent, on les fait pour tous ceux qui en ont envie, qui en ont besoin. Alors on voit toutes sortes de gens venir manger dans les VoKü, des chômeurs, des personnes âgées, vivant avec de faibles revenus, des familles, dont les enfants vont à la garderie ou au cinéma mis en place par les occupants.

Louise Michel, libertaire et communarde légendaire, était institutrice. Les collectifs anarchistes de tous les pays ont toujours œuvré pour une application concrète de l’enseignement. Ce qui différencie sans doute l’anarchie des mouvements politiques traditionnels : ils ne font que des programmes tandis que les anarchistes font des écoles, des foyers, des bars et des restaurants populaires. On a tellement comparé l’anarchie à la destruction et au chaos alors qu’il s’agit au contraire d’un principe constructif, de regrouper les individualités pour préserver l’individu mais sans détruire ni les biens privés ni les vies. Force est quand même de constater que l’anarchie, et c’est le cas dans l’exemple de la Mainzerstrasse, est un système qui s’applique très bien dans des situations où le chaos est déjà en place. Là où les systèmes politiques traditionnels ne peuvent pas fonctionner, après une guerre, après une révolution, après toute situation de destruction générant le chaos, au niveau local, c’est bien souvent l’anarchie qui s’adapte le mieux pour faire vivre une communauté. Le peuple est-allemand ne voulait plus du communisme d’Etat, mais une grande partie était perplexe devant la machinerie capitaliste qui se profilait à l’horizon, déjà visible au bout des anciennes avenues staliniennes.

C’est dans cette situation de liberté que les Hausbesetzer de la Mainzerstrasse dressèrent la table de la TAZ d’Hakim Bey.

Journaliste et chroniqueur américain d’origine irlandaise, Hakim Bey publia, au printemps 1990 un livre qui fit date dans l’histoire contemporaine de l’anarchie : TAZ : Temporary Autonomous Zone, la zone d’autonomie temporaire. Loin des ambitions fédéralistes bakouniniennes, Bey prône un mode d’action qui s’inspire des cités pirates (1). La TAZ est un instant spontané, un regroupement d’individus qui décident de partager cet instant. L’état sans l’Etat. Une occupation, un squatte, ou simplement une soirée organisée dans la rue, comme ça, sans autorisation. Consommant la rupture avec Hegel et sa vision progressiste de l’Histoire, Hakim Bey écrit qu’aucune révolution n’a jamais abouti au rêve de l’anarchie. Chaque révolution est suivie d’une période de réaction d’où l’Etat sort encore plus fort. Mais comment donc faire naître l’anarchie, éternel problème de ce mouvement depuis Proudhon, Bakounine et leurs héritiers ? Si le soulèvement insurrectionnel mène trop souvent à la débâcle sanglante et à donner une image négative de l’anarchisme, Bey propose une TAZ, une multitude de TAZ pour améliorer le principe même du soulèvement, sans matraque ni violence. La TAZ est une insurrection sans engagement direct contre l’Etat. Elle a pour but de libérer une zone pendant un temps puis de disparaître avant que l’Etat ne l’anéantisse, pour se reformer ailleurs. Sa multitude créera le changement, le nombre croissant de regroupements spontanés. Pour Bey, il s’agit avant tout de changer le monde et non les consciences. Si le changement s’opère grâce à la multiplication de TAZ sur la surface du globe, il devient efficace, toujours selon son auteur, par l’organisation en réseau. Ce principe rejoint ici le fédéralisme de Bakounine mais prend surtout forme avec le mouvement cyberpunk. Comme Bakounine, les cyberpunks aspirent à la libération des moyens de production. Le premier moyen étant celui de l’information, notamment Internet, formidable outil cyberpunk pour organiser les TAZ en réseau (2).

Quoi qu’il en soit, la première étape reste la constitution de la TAZ. Hakim Bey part du principe que toute insurrection est un moment festif. Souviens-toi, camarade, la joie qu’on a eu à chanter sur les barricades ! Alors faisons de chaque fête une insurrection. C’est par là que commencèrent les Hausbesetzer de la Mainzerstrasse. Ils installèrent une première table dans la rue, invitant chaque individu à la garnir de ce qu’il voulait, de ce qu’il pouvait. La plupart ont apporté de la bière et du Sekt, le champagne allemand. Puis cette table fut dressée, avec nappe, couverts et serviettes pliées dans l’assiette, comme au restaurant, et les participants y ont déjeuné, nus et en cagoule noire, accessoire essentiel d’un anarchiste berlinois. Il existe des images photos et vidéos de cet événement, qui marqua ce mouvement à jamais. Les anarchistes de la Mainzerstrasse annoncèrent à cet instant la constitution de la TAZ, affirmant ainsi officiellement leur position politique.

Confortés par l’avant-gardisme culturel de la Tuntenhaus, les anarchistes de la Mainzerstrasse proposèrent de vivre en bande, en communauté, s’opposant au modèle familial et patriarcal d’un occident prisonnier d’un héritage avare et agricole. Non plus en cercle fermé mais en ligne ouverte et horizontale, “droit devant“. Seulement il faut parvenir à maintenir le cap, éviter l’écueil des dysfonctionnements internes, éviter l’autorité mais assurer l’autonomie. Pour cela, les Hausbesetzer savent que toute société libertaire (féministe, écologiste ou anarchiste) a besoin de responsables et d’un conseil de décision. Chaque maison dispose d’un premier conseil qui se réunit une fois par semaine et auquel participe tous les occupants. Là sont prises toutes les décisions relatives à la maison : travaux en cours, gestion de la caisse du bar, des stocks de boissons... Vient ensuite le conseil de la rue, réunissant toutes les maisons. Les discussions sont déjà plus politiques tout en concernant encore l’organisation de la rue et des maisons. Puis vient le conseil des maisons occupées de la ville de Berlin-Est. Rappelons qu’il existe alors plus de soixante-dix maisons dans cette partie de la ville, dont une vingtaine créent une alliance. Bien que ce fonctionnement se rapproche du fédéralisme de Bakounine, on peut une fois encore le comparer à l’utopie pirate. Au-delà de la TAZ d’Hakim Bey, nous voici maintenant chez William Burroughs et “Les Cités de la Nuit Ecarlate“. Prenant pour point de départ Libertalia et les articles du capitaine Misson (3), Burroughs imagine un monde moderne totalement bouleversé : et si les cités pirates avaient survécu, si elles s’étaient organisées entre elles, construisant une armée digne d’offrir plus qu’une simple résistance contre les Etats ? Imaginez un réseau planétaire de cités libertaires dont le but ultime est de faire tomber les gouvernements capitalistes et esclavagistes. Et voilà que le roman devient réalité dans une ville, une capitale internationale, une plaque tournante culturelle en Europe et aux yeux du monde. Soixante-dix maisons anarchistes réunies par un conseil ! Les Hausbesetzer rédigèrent eux aussi leurs articles. Des règles basiques mais qu’il fallait édifier pour cimenter une pierre qui marquerait à jamais la construction d’un anarchisme moderne : développement de projets politiques et culturels, respect de la liberté individuelle et de la sexualité, pas de sexisme, solidarité entre les maisons et au sein des maisons, résistance et solidarité contre les expulsions, résistance et solidarité contre les attaques régulières des néonazis (qui ont aussi des squattes dans le quartier) et solidarité contre la politique raciste des gouvernements, à l’Est comme à l’Ouest, qui mettent à la rue un bon nombre d’étrangers, notamment des Turcs et des Vietnamiens. Ces nouveaux articles du nouveau Libertalia renforçaient l’idée de résistance politique. Cette dernière s’afficha sur les murs des maisons : les anarchistes accrochèrent, sur quasiment tous les murs, des banderoles, drapeaux et affiches politiques. On vit flotter le drapeau pirate, “Eat the rich“, “Fight the power“, “Là où s’arrête l’État commence la vie“, “Berlin restera rouge“, “Ne t’enfuis pas, défends-toi, agis“, ou bien “Amour, Luxure, Anarchie“. La liste est encore longue de toutes ces idées anarchistes placardées sur les murs, tendues entre deux maisons au-dessus de la rue ou sur les toits. Mais au moment de la réunification, l’une des plus significatives fut : “L’anarchie plutôt que l’Allemagne“ (Anarchie statt Deutschland). Une fois de plus, on brandit la bannière des anciens en avouant un anti-nationalisme convaincu, refusant ici la réunification par peur du capitalisme fasciste. En parallèle au conseil des maisons, il y avait la commission de contrats dont le but était de négocier des contrats de logement avec la mairie afin de légitimer les maisons. Pour qu’enfin cela devienne une réalité. Car cette cité idéale, cet état dans l’État voulait perdurer et continuer son action. Plus que survivre, il s’agissait véritablement de vivre comme on l’entendait. Il y avait encore tant à construire, dans les maisons mêmes qui avaient sans cesse besoin de travaux de rénovation, en plus d’un gros œuvre, mais aussi sur le plan politique et idéologique. Alors ce fut le temps des tables rondes et des négociations, et les premières promesses politiques et gouvernementales permirent d’y croire. Un instant, bref et futile. Avant la trahison, le combat et la fin. L’anarchie est-elle donc vouée à la furtivité ? Hakim Bey aurait alors raison, c’est dans la spontanéité et l’immédiatisme que réside la clé. Avant, ce n’est qu’un rêve, une utopie, et après, il ne reste que Ravachol, Jules Bonnot et la mort.

(1) Hakim Bey publia un ouvrage sur la piraterie, Utopies Pirates, sous le pseudonyme de Peter Lamborn Wilson. (2) Récemment, Hakim Bey est allé encore plus loin dans son concept, prônant désormais l’immédiatisme avec le “terrorisme poétique“, le “sabotage artistique“ et le “djihad esthétique“. Le collectif anti-pub parisien en fut un bel exemple. (3) Au XVIIème siècle, Misson abolit l’esclavage, déclare la liberté de culte et instaure “la sécurité sociale“ pour les blessés qui restent à quai.

A suivre...