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L’équilibration : de Proudhon à Corcuff

par Pierre Bance

Publie le mercredi 29 août 2012 par Pierre Bance - Open-Publishing

Lecture du livre de Philippe Corcuff, "Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs", par Pierre Bance, syndicaliste, journaliste indépendant.

Philippe Corcuff est un homme du doute, en ce sens qu’il ne prend pas pour argent comptant les certitudes et les évidences ; comme dit Pierre Bourdieu, l’un de ses maîtres s’il en a, il faut « constituer comme faisant question ce qui apparaît hors de question » [1]. Après tout, le rejet de l’évidence est bien un caractère que devraient avoir en commun les universitaires et les militants, états réunis en la personne de Philippe Corcuff. Cette hybridité est, elle, loin d’être une évidence pour la Sorbonne qui n’aime pas trop les agitateurs anticapitalistes quand ils ne font pas allégeance à l’académisme et au mandarinat, plus encore s’ils ne sortent pas du sérail. Beaucoup l’ont appris à leurs dépens. Le risque encouru est à la mesure de la conscience sociale des intéressés ; le dernier livre de Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs ne laisse aucun doute sur la détermination de l’auteur [2]. Pour lui, non seulement l’activité politique ne nuit pas à la science mais, au contraire, l’aère, la nourrit. L’inverse étant aussi vrai, l’activiste ignorant est vulnérable. Le lecteur-militant comprend que ce qui l’intéresse chez Corcuff, sa recherche politique autour de l’idée de social-démocratie libertaire, n’est pas séparable de son travail de chercheur [3]. Mais qu’il ne s’y trompe pas, la finalité du livre est universitaire, c’est d’abord un livre de sociologue pour sociologues, donc un livre difficile pour les non-initiés, même si l’auteur aimerait croire qu’il est accessible aux militants [4]. Certains diront qu’il se livre à l’exercice périlleux d’intéresser l’intelligent et l’ordinaire au risque de décevoir les deux.

Le thème de la critique sociale se prête au jeu puisque la part du politique est inévitable sauf à tomber dans une sociologie « neutre », suspecte. Philippe Corcuff a horreur de la totalité, des systèmes parfaits car ils couvent le totalitarisme en écrasant les différences au nom du consensus qu’ils ont décidé. Point la critique du marxisme-léninisme évidemment mais sont aussi visées les théories scientifiques qui tendraient aux mêmes fins de « dominocentrisme ». Ainsi, dans l’arrogance du débat entre la théorie de la domination de Pierre Bourdieu et celle de l’émancipation de Jacques Rancière, laquelle l’emporte ? Ni l’une ni l’autre pour Corcuff, elles se complètent : certes, les dominés, les sans-parts, intériorisent et reproduisent la domination mais sans désespérance, sans renoncer aux espoirs de l’émancipation fondée sur l’égalité [5]. L’émancipation, se mettre hors de l’état de tutelle disait Kant, « s’arracher à la domination » dit Corcuff, est inséparable de l’homme révolté parce que l’homme humilié, toujours, finit par se révolter. Perce ici une philosophie libertaire porteuse d’une traduction politique.

Pourquoi, aujourd’hui, la critique sociale a du plomb dans l’aile ? Parce qu’elle est « de plus en plus déconnectée des pratiques militantes, associatives, comme des débats globaux de la cité. Et la pensée critique globalisante recule alors même que les ressources existent » [6]. La critique sociale doit être radicale et émancipatrice, elle doit renoncer à toute ambition totalisante (systémique) et rester artisanale (pragmatique). Corcuff défend « la possibilité d’une vision générale d’un monde pluriel plutôt que la connaissance totale d’un monde entièrement cohérent » [7]. Les débats philosophiques, comme les pratiques militantes montrent qu’il est vain de vouloir faire disparaître les antinomies sauf à sombrer dans des logiques hégémoniques. Alors, comment concilier la coexistence de divers points de vue, difficulté autrefois résolue, sur une courte période, par l’Association internationale des travailleurs (AIT) puis par la Confédération générale du travail (CGT), récemment, sans plus de continuité, par le mouvement altermondialiste ? Cette autre chose n’est pas dans l’émiettement des pensées postmodernes qui conduisent à la parcellisation d’intérêts communautaires égoïstes et à l’impuissance des petites troupes divisées. Cette autre chose, Corcuff l’a déniché dans l’idée d’« équilibration des contraires » de Proudhon [8]. Oui, ce Pierre-Joseph dont les marxistes dogmatiques à la suite de Marx lui-même ne finissent pas de tasser la terre de sa tombe de peur qu’il n’en ressorte. Bien sûr, le mot « équilibration » n’est pas beau, mais il est clair : on n’est pas obligé de s’aimer, on n’est pas tenu d’avoir les mêmes idées, mais on peut trouver des points d’accord au profit d’un « espace commun de justice et de la singularité individuelle incommensurable », dans une sorte de « singulier pluriel » selon Jean-Luc Nancy (que l’auteur ne cite pas), concrètement, dans le principe fédéraliste. L’idée d’équilibration permettrait à la nouvelle critique sociale d’articuler « une dimension globale tout en renonçant aux grands récits totalisateurs » [9]. La critique sociale, mais aussi la pensée critique qui, l’une comme l’autre, doivent sortir des cadres académiques pour s’instruire à l’école des luttes, se régénérer dans la littérature, le cinéma ou la chanson populaires [10]. Critique sociale et pensée critique pourraient reconstruire un idéal, une utopie de l’émancipation porteuse de radicalité et Corcuff, malicieusement, de citer Karl Marx en penseur anarchiste : « Être radical, c’est saisir les choses par la racine, mais la racine, pour l’homme, c’est l’homme lui-même » [11]. L’auteur signifie que l’effort préalable à l’équilibration est d’éviter « les préjugés réciproques éculés : la dénonciation par certains de “la trahison” des idéaux émancipateurs par l’institutionnalisation et la dénonciation par d’autres d’un “purisme” sans conséquence sur le réel » [12].

Si cet effort est fait, au moins en partie, que souhaite Philippe Corcuff avec ce qu’il appelle un « livre-atelier » ? Offrir, aux militants, aux intellectuels critiques « pris dans un certain brouillard », c’est-à-dire la plupart d’entre eux, « une boussole mobile » pour qu’ils se fraient des « sentiers émancipateurs » dans le monde présent vers un idéal fondé sur une nouvelle morale [13]. Utopie vivace qui ne craindrait ni les conflits, ni les contradictions, toujours prête à rediscuter ses présupposés théoriques et méthodologiques, à reformuler ses hypothèses après expériences pour « imaginer l’impossible » [14], rendre ainsi crédible un autre futur.
Notes

[1] Actes de la recherche en sciences sociales, n° 61, mars 1986, page 2. Philippe Corcuff, Bourdieu autrement : fragilités d’un sociologue de combat, Paris, Textuel, « La discorde », 2003, 192 pages, 17,30 euros.

[2] Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, « Bibliothèque du Mauss », 2012, 318 pages, 24 euros. L’absence d’un index de noms et d’un index des notions ne facilite pas la lecture et la recherche.

[3] Pierre Bance, « Des paradoxes de la social-démocratie libertaire », Autre futur.net, 1er décembre 2011 (http://www.autrefutur.net/Des-parad...).

[4] Dans un autre registre, de Philippe Corcuff, on lira : B.a.-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes, Paris, Textuel, « Petite encyclopédie critique », 2011, 140 pages, 9,90 euros.

[5] Où est passée la critique sociale ?, voir, page 278, la dixième des quatorze propositions vers une épistémologie de la fragilité.

[6] Philippe Corcuff, « Où est passée la critique sociale », entretien avec Joseph Confavreux, Mediapart, 30 juin 2012 (http://www.mediapart.fr/journal/cul...).

[7] Où est passée la critique sociale ?, page 19.

[8] Où est passée la critique sociale ?, voir, notamment pages 162 et suivantes et page 279, la treizième des quatorze propositions vers une épistémologie de la fragilité.

[9] Mediapart, précité note (6).

[10] Où est passée la critique sociale ?, voir, page 278, la neuvième des quatorze propositions vers une épistémologie de la fragilité.

[11] Où est passée la critique sociale ?, page 117. Vient de sortir, de Philippe Corcuff, Marx XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, « Petite encyclopédie critique », 2012, 192 pages, 12 euros. Il s’agit de courts textes de Marx, avec un commentaire hérétique de l’auteur, accessible au public averti.

[12] Où est passée la critique sociale ?, page 228.

[13] Où est passée la critique sociale ?, citations pages 158 et 242.

Philippe Corcuff, par ailleurs, écrit qu’un « marxisme ouvert a servi à Daniel Bensaïd de boussole » (page 251). On espère que la « boussole mobile » n’est pas celle de Bensaïd, car au-delà de l’amitié mélancolique que lui porte Corcuff et du respect qu’on lui accordera, Daniel Bensaïd reste calé en direction d’un vrai bolchévisme qui ne remet en cause ni le parti, ni le centralisme démocratique, ni la prise du pouvoir, ni le dépérissement de l’État, ni la dictature du prolétariat même s’il en donne une image plus acceptable (Voir Pierre Bance, « Lecture syndicaliste révolutionnaire de Daniel Bensaïd », Autre futur.net, 2 septembre 2011, http://www.autrefutur.net/Lecture-s...).

[14] Où est passée la critique sociale ?, voir, page 277, la huitième des quatorze propositions vers une épistémologie de la fragilité.

http://www.autrefutur.net/L-equilibration-de-Proudhon-a