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TCE : traités comme des endives...

Publie le vendredi 18 mars 2005 par Open-Publishing

« Une question sur la Constitution européenne ? 0810 2005 25 »

Là, c’est laconique, marketing, dans un petit coin de page du site Internet « constitution-europeenne.fr »...
Si toi, citoyen, tu te poses des questions sur cette fameuse Constitution européenne dont tout le monde parle aujourd’hui - car le principal, c’est d’en parler - tu peux appeler un numéro de téléphone où un juriste te donnera des réponses.

Il y a des annonces qui trainent en ce moment sur le web pour recruter ces juristes, et on peut en trouver dans ce genre-là :
« Offre d emploi Centre d’information sur la Constitution européenne
Le Centre d’information sur la Constitution européenne recherche pour une mission :
- du 29 mars au 12 avril 2005
- heures en soirée, le midi et le week end, selon vos disponibilités
des conseillers afin de répondre aux questions sur le texte du traité constitutionnel européen.
Une bonne connaissance de l’Europe et du droit communautaire est indispensable.
Un cursus en droit ou en science politique sera très apprécié.
Nous organisons des sessions de recrutement à partir du (...). »

J’ai envoyé mon cv et dans l’heure on m’a rappelée pour me proposer un rendez-vous afin d’un éventuel recrutement deux jours plus tard.
J’ai déjà été étonnée lorsqu’on m’a ouvert la porte du « bureau de recrutement » d’un centre de téléperformance téléphonique (en appels entrants) et qu’on m’on indiqué le chemin pour aller m’entasser avec mes congénères juristes dans une pièce dont la taille commençait à ressembler à un gag au fur et à mesure de l’arrivée des candidats ; puis quand on nous a tous emmené dans une espèce de file indienne spontanée au travers des rues, deux batiments plus loin, au sous-sol dans une cave aménagée. La trentaine que nous étions a accepté de se serrer autour d’une table ronde trop petite, mais bon... c’était la suite de l’ambiance scout, après tout, les juristes, ce sont de joyeux bougres aussi qu’il faut savoir décoincer.

Une fois tous assis, le patron du bureau de recrutement s’est fièrement présenté comme une petite entreprise qui avait bien grimpé depuis quelques années, surtout dans le vente de cuisines par téléphone, et qu’il avait su enlever des contrats gouvernementaux, comme le traité constitutionnel européen aujourd’hui.
Il nous ensuite brièvement expliqué qu’il avait parfois lui-même directement en contact avec certains ministres, ce qui induisait forcément l’acceptation d’une clause complète de confidentialité dans l’exécution de notre contrat de travail à venir, en plus du respect constant d’une totale neutralité dans les réponses.
Et même fatigué, en fin de journée, il ne fallait pas se laisser aller à vouloir discuter « politique » avec un client sympa - un « citoyen », pardon.
« Politique » ? c’est un mot qui n’a jamais été employé d’ailleurs, même si le cursus juridique universitaire aborde forcément les sciences politiques.
Donc Acte ! Pas de politique en ces murs, de la réponse neutre, technique.

Parlons salaire, à présent. Le Smic.
Et oui, le Smic. C’est à ce prix-là, nous explique le Gentil Jeune Patron, qu’il a remporté l’appel d’offres sur ce contrat.
A l’annonce du salaire horaire, 7,61 euros bruts de l’heure, quelques regards se sont d’abord timidement croisés dans l’assistance des juristes.

Ensuite, le tour de table.
Alors là, ça a été un ravissement pour moi, on aurait dit une pléthore de diplômes. Je me suis crue à une remise de prix juridiques : doctorants et docteurs en droit, titulaires de DEA, DESS, Master, doubles maitrises ; ayant travaillé qui au Parlement européen, l’autre au Centre de ceci, l’autre préparant l’écoles d’avocats, et sa voisine qui en sortait...
A la dixième personne, le niveau d’études ne se démentait pas, c’était même plutôt de la surcenchère. Que du gratin dans les parchemins, du moins.
C’était le moment aussi, pour le leader du groupe, de nous faire oublier un peu la sueur froide qu’on venait d’avoir à l’annonce du salaire horaire et des horaires de travail (le soir et le week-end de préférence).
Alors on a fait des rigolades sur : est-ce qu’on était mariés ou célibataires ? Pourquoi certains employaient-ils le mot « job » pour cette mission, alors qu’on travaillait pour des ministères ?
Quelques-un en ont profité pour timidement demander si le transport était remboursé, la journée de formation au quai d’Orsay payée et si des tickets-restaurant seraient remis.

On nous a promis qu’après le tour de table, on aurait droit à remplir un questionnaire d’une vingtaine de questions QCM sur le sujet européen, puis qu’on discutaillerait quelques minutes encore sur quelques points de ce traité, comme ça à bâtons rompus...

Moi, je n’ai pas tenu plus longtemps parce que je ne suis pas encore suffisamment dans la dêche ni désoeuvrée pour aller occuper mes tympans à faire du question-réponse officiel au Smic.
Ca demande de la vigilance ça, au contraire, du confort, un bon salaire, c’est-à-dire des hotlineurs juristes qui sont dans de bonnes conditions pour parler d’un sujet très important avec leurs concitoyens... qui eux-mêmes pensent qu’ils ont affaire à des fonctionnaires de ministère.
Finalement, quand est arrivé mon tour de me présenter, je n’ai pas pu m’empêcher de tester mon pouvoir théâtral en décidant d’une sortie digne d’une imposture.
Ma quatrième phrase a été pour dire au patron que je n’aimais pas son humour.
C’est vrai, il avait un humour à vendre des frites à un eskimau ; le mec qui te vend n’importe quoi, la Constitution européenne, un paquet de yaourts, 20 clopes...

Je rigole mais ce n’était pas tellement rigolo parce que j’ai été la seule à sortir avec moi-même de cette sinistre cave avant les tests...
En tout cas, le TCE bafoue déjà les droits des travailleurs rien qu’en faisant parler de lui à bas prix, et si la Directive Bolkestein était passée en l’état, j’aurais pu être payée au tarif polonais si le call center avait eu son siège à Cracovie...
La délocalisation, elle est chez nous aussi ; elle est dans le nivellement de tout, dans l’unité des attitudes, dans la société spectaculaire à l’état pur où l’on ne parle plus de choses politiques mais où on fait du marketing de tout, même du salaire !
En Espagne, il paraît qu’il y avait de la pub pour le « oui » sur les verres dans les bars...
Alors, pourquoi pas lancer une nouvelle marque de lessive en faveur du « oui », pour se laver des derniers doutes et des ultimes inquiétudes... ou une marque de fromage où on gagnerait des étiquettes sous l’emballage, chacune représentant un article de la Constitution ?
Et ceux qui auraient finalement le droit de voter seraient ceux qui auraient acheté suffisamment de fromage pour avoir constitué une puzzle « constitutionnel » conséquent.

Libé (merci de citer la source...)