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Le destin inespéré des "miraculés" de Mai 68

Publie le samedi 2 avril 2005 par Open-Publishing
3 commentaires

de Luc Bronner

On savait que Mai 68 avait durablement marqué la vie politique et intellectuelle nationale. On savait qu’il avait fait évoluer en profondeur la société française. Mais on ne savait pas qu’il avait permis à une génération de jeunes, candidats au baccalauréat cette année-là, d’accéder assez miraculeusement à l’Université et de profiter d’une ascension sociale exceptionnelle. On imaginait encore moins que cet épisode de l’histoire conduirait leurs enfants à mieux réussir à l’école.

Une note rédigée par les économistes Eric Maurin et Sandra McNally sur "les bénéfices de long terme de 1968" démontre que la simplification et la désorganisation des examens après la crise ont permis à un nombre important de jeunes d’intégrer l’Université, alors qu’ils n’y seraient jamais parvenus dans des conditions normales. Ces miraculés de Mai ont eu une carrière professionnelle et des revenus largement supérieurs à ce qu’ils pouvaient attendre. Et, près de quarante ans plus tard, il apparaît que leurs enfants ont moins redoublé à l’école.

"EXPÉRIENCE DE LABORATOIRE"

La note, qui doit être publiée début avril par La République des idées (www.repid.com), un club de pensée présidé par Pierre Rosanvallon et Olivier Mongin, traite une thématique rarement abordée à propos de Mai 68. Une des conséquences immédiates de la crise fut, en effet, l’organisation d’examens "allégés", beaucoup moins sélectifs. A la demande des lycéens, inquiets à l’idée d’être pénalisés par leur engagement, le baccalauréat fut réduit à de simples épreuves orales. La conséquence est connue : le "bac 68" s’est caractérisé par un taux de réussite supérieur de 30 % aux sessions précédentes et à celles qui ont suivi.

Cet épisode de l’histoire peut apparaître anecdotique. Mais il fournit aux économistes le cadre d’une expérience "grandeur nature" sur un sujet éminemment politique : quels sont les effets sur la société de l’ouverture, en l’occurrence accidentelle, de l’enseignement supérieur ?

"La désorganisation des examens en Mai 1968 s’apparente à une expérience de laboratoire permettant d’évaluer les effets d’une formation universitaire pour les personnes qui, en temps ordinaire, seraient restées aux portes de l’Université", expliquent les économistes Eric Maurin, de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), et Sandra McNally, de la London School of Economics.

A travers une analyse économétrique très détaillée, les deux chercheurs constatent que le "relâchement" des procédures d’examen après Mai 68 a surtout bénéficié à des élèves issus des classes moyennes. A l’époque, ceux-ci n’avaient statistiquement que peu de chances d’obtenir un diplôme largement réservé aux classes favorisées et pratiquement interdit aux jeunes issus de milieux populaires. L’assouplissement des conditions d’examen leur a permis d’accéder à l’Université.

Ces chanceux du mois de mai ont ensuite obtenu des diplômes de l’enseignement supérieur. "Lorsqu’on suit ces "élus dans le temps, on s’aperçoit que cette opportunité s’est traduite, des années plus tard, par un surcroît de salaire et de réussite professionnelle par rapport aux étudiants qui, nés un an plus tôt ou un an plus tard, n’avaient pas eu la chance de se trouver au bon endroit du système éducatif au bon moment de son histoire", écrivent les deux auteurs.

Etudiant en particulier le devenir des générations nées en 1948 et 1949, c’est-à-dire les élèves qui avaient 20 ans et 19 ans en 1968, Eric Maurin et Sandra McNally chiffrent précisément le gain obtenu. Ils constatent, en s’appuyant sur les enquêtes emploi réalisées par l’Insee dans les années 1990, que "chaque année supplémentaire passée à l’Université a eu pour effet causal d’augmenter le salaire d’environ 14 %". Dans le même temps, la probabilité de devenir cadre s’est accrue de 10 % par année d’études validée. Les deux auteurs parlent de "destin économique et social inespéré" pour ces jeunes passés à travers les mailles de la sélection habituelle.

"COBAYES HEUREUX"

Plus étonnant, la note montre que le bénéfice acquis a été transmis aux enfants. Les auteurs se sont penchés sur le niveau scolaire des élèves dont les pères ont passé leur baccalauréat en 1968 et l’ont comparé avec celui des enfants des générations précédentes et suivantes. Conclusion : les fils et filles des bacheliers de Mai 68 ont beaucoup moins redoublé que leurs camarades des autres années.

Ils estiment que chaque année de formation supérieure suivie par les pères se traduit mécaniquement par une diminution de 30 % du risque de redoublement pour les enfants, un résultat bien supérieur à des études antérieures. Cette constatation autorise les auteurs à parler de transmission du "capital humain" entre les générations.

Les économistes tirent de leur étude une analyse plus générale. "Le fait que cet impact soit aussi particulièrement élevé et persistant à travers les générations est un argument de poids pour ceux qui aujourd’hui militent pour une expansion nouvelle de notre enseignement supérieur", affirment Eric Maurin et Sandra McNally. "Au fond, une des leçons les moins repérées de Mai 68 se trouverait dans la réussite aussi formidable qu’accidentelle d’une émancipation par la formation supérieure", ajoute Thierry Pech, secrétaire général de La République des idées, qui commence, avec cette note, la publication gratuite de documents sur Internet et s’apprête à lancer, sur abonnement, une revue mensuelle d’information sur les débats intellectuels internationaux (La Vie des idées).

Quarante ans plus tard, on en revient aux sources du mouvement de Mai 68, qui portait d’abord sur la place de l’Université dans la société.

"L’histoire sociale des "élus de Mai donnerait ainsi raison à tous ceux qui, révolutionnaires alors, pensaient que l’Université ne devait pas s’adapter à la société, mais la transformer. Ceux-là auront été, pour une part, les cobayes heureux de leurs propres idées", ajoute M. Pech, pour qui l’analyse démontre l’efficacité d’un "supplément de formation" du point de vue de la "justice sociale" et de la "performance économique". Vive la révolution !


Eric Maurin, 42 ans, est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elève à Polytechnique et à l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae), il a fait l’essentiel de sa carrière à l’Insee, jusqu’à son arrivée, en 2004, à l’EHESS. Economiste, il aborde les questions de société à partir de statistiques inédites. Son dernier ouvrage, Le Ghetto français (La République des idées/Le Seuil, 2004, 96 p., 10,50 euros), décrit les mécanismes de ségrégation en France.

Sandra McNally, 32 ans, est économiste au Centre for Economic Performance à la London School of Economics (Londres) et coordonnatrice du Centre for the Economics of Education. Elle est l’auteur de nombreux articles, dont plusieurs sur les politiques éducatives de Tony Blair.


Dans leur note sur "les bénéfices de long terme de 1968", Eric Maurin et Sandra McNally utilisent une méthode scientifique originale. Dans les sciences sociales, en effet, il est impossible de procéder à des expériences, comme le font les chercheurs en "sciences dures". Pour dépasser cette difficulté, les économistes cherchent des "expériences naturelles" qui permettent d’étudier l’effet d’une variable sur la société.

Eric Maurin et Sandra McNally se sont intéressés aux conséquences d’une plus grande ouverture de l’Université du fait de l’allégement des examens après Mai 68. Pour cela, ils ont étudié le parcours des personnes ayant passé le baccalauréat en 1968 à travers les enquêtes emploi de l’Insee réalisées entre 1990 et 1999. La réussite scolaire de leurs enfants à l’âge de 15 ans a été étudiée à partir des enquêtes emploi entre 1990 et 2001.


http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3226,36-632691,0.html

Messages

  • Cet article est une belle connerie ! J’ai passé mon bac en 1969, et je l’ai obtenu avec une minuscule mention ASSEZ BIEN. Puis, je ne suis jamais entré dans une université. Rappelez-vous l’époque... Les rêves de Révolution dans un contexte d’encore grande prospérité économique. Personnellement, je suis allé jusqu’en Inde, au Népal, plus précisément, en stop, avec 300$ U.S. en poche, pour payer les visas. Et ces voyages nous prenaient en moyenne cinq semaines pour rejoindre KATHMANDOU ou GOA, au départ de ROME. Entre 1969 et 1976, je "faisais la route". Puis, lassé de ne plus croiser quiconque qui ait entendu parler de KEROUAC, d’Alan GINSBERG ( que j’eus le bonheur de rencontrer ) et des autres, je passais à une aventure différente. Ouvrier d’usine, je rentrais comme Maître Auxiliaire à l’Education Nationale, grâce à mon bac. Puis, par le biais de concours internes, je finis par être aujourd’hui instituteur.

    Ceux qui étaient alors à l’université travaillaient durement, quelque "bradé" qu’ait pu être le baccalauréat qui leur avait permis d’y accéder. Les diplômes qui suivaient n’étaient pas offerts. Il est donc tout à fait légitime que celles et ceux qui étudièrent alors, soient parvenus à accéder à une situation professionnelle satisfaisante. Je ne comprends pas vraiment le sens de votre article. Je vais cependant le relire lentement.

    A vous, François VECHART.

  • ...le "bac 68" s’est caractérisé par un taux de réussite supérieur de 30 % aux sessions précédentes et à celles qui ont suivi...” Tiens donc : on inclut là-dedans les résultats du bac d’aujourd’hui ? En cas d’erreur de ces savants messieurs, c’est tout leur l’article qui se trouve invalidé.