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Addio Berlinguer

par Philippe Marlière

Publie le vendredi 13 juin 2014 par Philippe Marlière - Open-Publishing
4 commentaires

Nous sommes à Padoue, le 7 juin 1984, au terme de la campagne pour l’élection européenne. L’orateur parle à la tribune derrière un pupitre orné de l’insigne du Parti communiste italien (PCI). Il transpire, enlève de temps à autre ses lunettes, les replace sur son visage dans un geste mécanique. Il sort un mouchoir de sa poche, s’éponge le front, puis le porte à la bouche.

Les dernières paroles

La salle est dans l’obscurité. On devine qu’il y règne une chaleur suffocante. Soudain, le débit de la parole ralentit, la voix devient sourde, l’orateur trébuche sur les mots, penche la tête. La foule s’affole. Un homme crie des mots d’encouragement. Les officiels qui entourent l’intervenant sur scène s’approchent de lui dans un geste de défense instinctif.

L’homme, la soixante, porte de larges lunettes. Il reprend son discours, l’air sonné. Le public s’agite et intervient : « Basta, Enrico ! » ; « C’est tout, arrête ! ». Puis tous en cœur, ils scandent : « En-ri-co ! En-ri-co ! En-ri-co ! » Le groupe vient au secours de son leader, lui donne quelques minutes de répit pour qu’il reprenne des forces et ses esprits.

Le leader du PCI esquisse un rictus, boit une gorgée d’eau et achève son discours : « Travaillez tous, de maison en maison, d’usine en usine, de rue en rue en dialoguant avec les citoyens, avec la confiance que vous procure les batailles que nous avons menées, pour les propositions que nous présentons, pour ce que nous avons été et ce que nous sommes, il est possible de conquérir de nouveaux et plus vastes soutiens pour nos listes, pour notre cause, qui est la cause de la paix, de la liberté, du travail, du progrès de notre civilisation ».

Ce sont les dernières paroles publiques prononcées par Enrico Berlinguer, leader du PCI entre 1972 et 1984. Reconduit à son hôtel, il confie se sentir las. Il sombre peu après dans le coma dont il ne sortira plus et décède le 11 juin. Berlinguer a été terrassé par une hémorragie cérébrale qui l’a frappé pendant qu’il prononçait son discours.

Un compromis historique gramscien

Il y a trente ans disparaissait le plus estimé des leaders communistes italiens. Palmiro Togliatti, fondateur du PCI et leader du parti dans l’après-guerre, était surnommé par ses camarades « il migliore » ; Berlinguer était « il più amato ». Il nait le 25 mai 1922 à Sassari en Sardaigne, dans une famille bourgeoise et antifasciste. Il rejoint le PCI en 1943, s’occupe de la Jeunesse communiste sarde, puis son père le présente à Togliatti. Il gravit les échelons du parti : membre du comité central en 1946, député en 1968, il succède à Luigi Longo à la tête du parti en 1972.

Enrico Berlinguer, tout comme Togliatti, était gramscien : il insiste sur la nature originale du communisme occidental, différente du modèle oriental léniniste, puis stalinien. Berlinguer est l’initiateur du mouvement « eurocommuniste » avec les PC français et espagnol à partir de 1975, qui propose un pôle européen sur la base d’un communisme démocratique. Il estime qu’à l’ouest l’État n’est pas tout ; il existe également une société civile dynamique avec laquelle l’État doit composer. Comme Antonio Gramsci, Berlinguer opère une distinction entre la lutte pour le pouvoir politique (la « guerre de mouvement »), longue et parsemée de compromis, et les victoires idéologiques et culturelles au sein de la société capitaliste qui vont permettre la prise du pouvoir (la « guerre de position »). Berlinguer pense que le PCI ne peut prendre le pouvoir avant d’avoir au préalable affirmé son hégémonie idéologique et culturelle dans la société.

En septembre 1978, Berlinguer publie dans Rinascita, l’hebdomadaire théorique du PCI, le premier des trois articles qui vont constituer l’ossature du « compromis historique » qu’il propose aux partis politiques italiens. [1] Marqué par l’échec de la présidence Allende au Chili, Berlinguer estime que le PCI ne pourrait pas gouverner l’Italie avec le soutien de 51% des électeurs. Il ébauche une « alternative démocratique », qui forge une entente entre les forces populaires de tradition communiste, socialiste et catholique. Cette analyse, qui fait débat au sein du PCI, est abandonnée quand Aldo Moro, son interlocuteur et allié démocrate chrétien, est enlevé et assassiné par les Brigades rouges en 1978.

Accusé par certains de vouloir transformer le PCI en parti social-démocrate, Enrico Berlinguer rétorque que son objectif est le dépassement du capitalisme. Il prône une troisième voie entre le socialisme « réel » et la social-démocratie, et réaffirme sa stratégie de « réformes de structures » (anticapitalistes) pour introduire des « éléments de socialisme ».

Ce communisme transalpin, pragmatique et réformiste dans l’action, plaît. Aux élections régionales de 1975, le PCI enregistre 33,40% des voix et aux élections législatives de 1976, il obtient 34,4%, battu de peu par la DCI. Aux élections européennes de 1984 qui ont lieu quelques jours après sa mort, le PCI effectue pour la première et unique fois de son histoire le sorpasso (dépassement) avec 33,33% des voix contre 32,96 à la DCI. Le PCI dirige des régions (Émilie Romagne, Toscane, Ombrie) et au début des années 80, il compte 1,6 millions d’adhérents. Le PCI de Berlinguer est le plus grand parti communiste du monde occidental.

L’adieu à Enrico Berlinguer

La mort de Berlinguer et les adieux au leader communiste constituent l’événement politique-clé dans la gauche italienne de l’après-guerre. On doit au cinéaste Bernardo Bertolucci, proche du PCI, d’avoir filmé l’hommage public et les funérailles de Berlinguer à Rome les 12 et 13 juin 1984. Le documentaire s’intitule L’addio a Enrico Berlinguer. La caméra filme le peuple communiste d’en bas, les petites gens accourus de toutes les régions du pays pour rendre hommage à leur leader. [voir à la fin du billet, l’intégralité de ce documentaire qui débute avec des extraits du dernier discours d’Enrico Berlinguer]

Le réalisateur pose des questions simples et pudiques. Il fait parler les communistes en deuil : enfants, jeunes, vieux, hommes, femmes. Ce sont des visages perdus, sous le choc, écrasés par la tristesse qui se confient. La foule s’amasse devant le siège du parti, via delle Botteghe Oscure. Un Sarde qui a connu le jeune Berlinguer dans la résistance antifasciste confie : « J’ai pleuré deux fois dans ma vie : quand j’ai perdu mon fils et quand j’ai perdu Enrico ». Des hommes tentent de prononcer quelques paroles. L’émotion les étouffe, ils pleurent et se cachent le visage dans un grand mouchoir blanc. Des dizaines de communistes anonymes racontent leur leader, qu’ils ont souvent connu et côtoyé : « Il représentait les ouvriers » ; « un grand homme » ; « j’ai perdu un père » ; « un ami » ; « un homme bon » ; « il partageait les repas avec nous et venait en réunion de section ». Un garagiste membre du parti se souvient : « Il est venu chercher sa voiture au garage. Je lui ai dit, pour toi, c’est gratis, tu es là pour les travailleurs, alors je suis là pour toi ». Une romaine qui vend des légumes sur les marchés : « Il parlait calmement et nous expliquait bien les choses ; ce n’était pas un m’as-tu-vu ». Une femme : « C’est le seul homme politique italien qui se soit intéressé à la cause des femmes ». Un garçon de 7-8 ans lève le poing et dit : « Je serai toujours un communiste ». Un prêtre : « C’était un homme intelligent, de cœur, un altruiste ».

Puis, la foule immense pénètre dans l’immeuble du parti pour saluer le défunt. Le cercueil est gardé par deux rangées de dignitaires du parti. Cette foule, dense, défile toute la journée de manière ininterrompue. Les visages expriment la stupeur. Les personnes font leur adieu à Berlinguer le poing levé, quelques personnes se signent. Yasser Arafat arrive, suivi de Mikhaïl Gorbatchev. Une personne apporte une gerbe de fleurs au nom de Solidarność.

Des dizaines de trains spéciaux sont affrétés de toutes les régions du pays. Rome est communiste ce 13 juin 1984. Les drapeaux rouges tranchent dans le ciel azur. Il fait une chaleur accablante. Le corbillard quitte le siège du parti pour rejoindre Piazza San Giovanni. Trois cortèges différents convergent vers la place. Deux millions de personnes sont dans la rue. Des fanfares jouent des airs funéraires et Bandiera Rossa sur un tempo lent. La foule applaudit à tout rompre, crie « Enrico ! Enrico ! Nous sommes là ! »

La marée humaine Piazza San Giovanni donne le vertige. Nilde Iotti, présidente de la chambre des députés (1979-92) et veuve de Togliatti, fait l’oraison funèbre devant le cercueil. La clameur de la foule ne s’estompe pas, les poings restent levés. Sandro Pertini, le président de la république, est ovationné. C’est un ex-résistant et socialiste héroïque. Il s’approche du cercueil, se recueille, souffle un baiser à Berlinguer, puis à la foule communiste. Enrico Berlinguer est mort, le communisme italien est en sursis.

Les événements vont s’accélérer : sept ans après la mort de Berlinguer, le PCI cesse d’exister, auto-sabordé par Achille Occhetto, son piètre dirigeant. Malgré la chute du Mur de Berlin, l’attachement de millions de femmes et d’hommes à l’identité et au combat communistes était inaltéré. Dans les sections, le projet de changement de nom et de dilution des idéaux communistes était largement mis en minorité. [2] Des dirigeants carriéristes (Occhetto, Napolitano, D’Alema, Veltroni) imposent une social-démocratie tiède, puis blairiste, devenue aujourd’hui, avec le Parti démocrate de Matteo Renzi, une version transalpine du MoDem. Et pourtant, ce peuple communiste existait fièrement ; c’était une communauté organique avec une culture et une identité propres à travers les coopératives, les case del popolo ou encore la festa dell’unità.

Les nouveaux dirigeants du PCI ont abandonné le peuple communiste que Berlinguer comprenait et représentait. [3] Qu’est devenu ce jeune garçon au poing levé qui disait ce 13 juin 1984 : « Je serai toujours un communiste » ?

Notes

[1] Enrico Berlinguer, « Alleanze sociali e schieramenti politici », Rinascita, 12 octobre 1973.

[2] L’historien Fabrice Montebello me signale le documentaire de Nanni Moretti tourné en 1990 : La Cosa (« La chose », nom donné au processus qui devait accoucher d’un nouveau parti, dont on ne connaissait à l’origine ni le nom, ni les caractéristiques). Moretti filme les débats au sein des sections communistes dans les années 1989-91, qui portent sur le changement de nom du parti et la réorientation sociale-démocrate du PCI. On assiste à des discussions politiques sophistiquées. La culture et la réflexion politique de ces militants communistes est impressionnante. L’hostilité générale au projet Occhetto est évidente. http://www.youtube.com/watch?v=eTpQLDNpdEw

[3] Voir à ce propos le superbe documentaire Il fare politica du journaliste belge Hugues Le Paige qui a interviewé entre 1982 et 2004 plusieurs générations de militants communistes dans la « Toscane rouge ». http://www.youtube.com/watch?v=qru78a5-IxQ

Messages

  • Philippe mais c’est quoi cet article de merde bourré des contrevérités social démocrate des affirmation carrément révisionniste pour trasmormer le personnace en quelqu’un qui ne corrisponde en rient a la réalité que on a vécu en Italie ? Togliatti gramscien le même qui a refusé de libérer Gramsci de la prison le laissant mourir... Togliatti qui a préféré devenir le "burattino" de Moscou voir le petit soldat de Stalin en Italie.... comme occulter la guerre idéologique que Gramsci a fait contre Stalin et donc contre Togliatti.... comme occulter que dans la famille de Berlinguer un certaine Cossiga un de pire réactionnaire dell’histoire italienne recente ete rient d’autre que son cousin... comme proposer positivament le "compromis historique" de Berlinguer occultant la complicité assasine avec la Democragie Cretienne qui se manifesté dans la répression féroce contre le mouvement ouvrier et des étudiants dans le ans de plombe opere par les forces fasciste et d’etat avec la collaboration directe de tout l’apparat berlincuerienne du PCI... Non la tu deconne completament Philippe..... tu fait de la "dietrologie" tu change l’histoire tu la révise pour faire de la propagande pour le réformisme et a la social démocratie de la pense unique des socialistes de Valls....

    • Mais, je ne porte pas de jugement sur le compromis historique et je mentionne en passant le nom de Togliatti sans rien dire de lui. Relis bien, ce n’est pas l’objet de cet article.
      Je suis touche par la mort d’un homme, comme les Italiens a l’epoque. D’ou le titre du papier.
      Non, Roberto, je rends surtout hommage au peuple communiste italien, et je deplore la destruction par ses dirigeants d’une organisation (certes imparfaite) et une culture unique. C’est ca le coeur de mon article.
      C’est evident que le PCI etait dans la pratique devenu social-democrate. Valls est neoliberal et n’a rien a voir a cette tradition.

    • On a vu avec " l’Eurocommunisme" la validité de la ligne défendue par Berlinguer , cette ligne est encore et toujours critiquée par le PCP (Portugal) un des derniers parti communiste, qui se réclame toujours de la Lutte des classes et de l’Internationalisme.

  • Berlinguer et le PCI sont morts le jour du compromis historique !!!
    Assez d’histoire larmoyante !