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Turquie : AKP, colosse aux pieds d’argile ?

par xozad

Publie le jeudi 18 septembre 2014 par xozad - Open-Publishing

Recep Tayyip Erdogan vient de remporter l’élection présidentielle dès le premier tour avec une majorité absolue de suffrages de 51,8%, devenant le douzième président de la République turque (mais le premier élu au suffrage universel). Pourtant, le pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) a été ébranlé par la contestation de la place Taksim, il y a juste un an, et par plusieurs autres mobilisations [3]. Le pouvoir AKP ressemble de plus en plus à un colosse au pied d’argile.

Les adversaires d’Erdogan ont fait pâle figure lors de ces élections présidentielles : le principal candidat d’opposition Ekmelletin Ihsanoglu, un historien connu de 70 ans, qui était également à la tête de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) soutenu par le Parti républicain du peuple (CHP), divers droites, et le Parti action nationaliste (MHP, extrême droite) ne recueille que 38,4% des votes. Le candidat du Parti démocratique des peuples (HDP), Sellahattin Demirtas (soutenu par les Kurdes et diverses organisations de gauche, socialistes, féministes et LGBTI...) a obtenu 9,8% de voix. D’autres courant politiques comme les anarchistes, le parti communiste et quelques organisations d’extrême gauche ont boycotté les élections présidentielles, suivis par plus de dix millions d’électeurs et d’électrices. Le triomphe était attendu pour l’AKP qui a été conçu pour mener la contre-réforme néo-libérale en Turquie.

La laborieuse naissance de l’AKP

Les fondateurs de l’AKP ont débuté au sein du Parti du salut national (Milli Selamet Partisi) fondé par Necmettin Erbakan, qui voulait créer un marché commun islamique, une monnaie islamique (le Dinar) et qui a initié un G8 islamique, Developing-8, rassemblant la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Indonésie, la Malaisie, le Bangladesh et le Niger. En 1980, le Parti du Salut National est dissout, comme les autres partis politiques par la junte militaire. A la fin de la dictature militaire en 1983, Erbakan fonde le Parti de la prospérité (Refah Partisi), qui arrive au pouvoir en 1996 dans le cadre d’une coalition. Mais le 16 janvier 1998, l’armée oblige Erbakan à démissionner et son parti est dissout pour « activités contraires au principe de laïcité ». Les anciens cadre du parti et les modernistes voulant poursuivre la politique libérale de l’ancien président Turgut Ozal donnent naissance au Parti de la vertu (Fazilet Partisi), aussitôt dissout par la Cour Constitutionnelle.

La quatrième tentative sera la bonne. Cette fois, en se démarquant de la figure d’Erbakan, et en s’alliant avec d’autres partis de droite (Parti de la Mère Patrie, Parti Démocrate Turc...), les « rénovateurs » fondent en 2001 le Parti de la justice et du développement (AKP), qui est au pouvoir depuis 2002. Grâce à une union qui va des libéraux à une partie de l’extrême droite, en passant par des communautés religieuses, l’AKP se constitue au fil du temps comme un bloc hégémonique, en conflit avec les deux autres blocs : les Kurdes et les Kémalistes [1].

La responsabilité des militaires

Parmi les nombreux facteurs de succès de l’AKP depuis plus d’une décennie, il y a tout d’abord la politique de l’armée suite à son coup d’État en 1980. Bien que se revendiquant du kémalisme et se portant garante de la laïcité, elle a ciblé en particulier les organisations d’extrême gauche et le mouvement ouvrier qui étaient alors menaçant. Afin de restructurer l’économie turque au profit des institutions financières et des multinationales, suivant le courant dominant l’économie mondiale, il fallait éradiquer ou contrôler le mouvement ouvrier et les organisations révolutionnaires. Ainsi, « sur le plan économique, on assiste à une révolution conservatrice néolibérale : les interventions de la puissance publique sont réduites au profit d’une croissance des exportations qui a favorisé l’émergence d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie anatolienne conservatrice. Il s’agit d’un des principaux soutiens électoraux de l’AKP » [2].

Mais les quelques centaines de milliers d’arrestations, les centaines de condamnations à mort, les milliers de fonctionnaires licenciés, et l’interdiction des partis ne suffisaient pas. Il fallait former une jeunesse nouvelle, croyante, nationaliste et fidèles aux principes de Mustafa Kemal Atatürk. Se basant sur une synthèse turco-islamique, la junte a créé un Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK) qui encadre et surveille le champ universitaire afin d’imposer cette nouvelle idéologie et d’effacer les traces du mouvement révolutionnaire. C’est cette jeunesse des années 1980 qui constitue aujourd’hui la base électorale de l’AKP.

Mais le parti d’Erdogan ne met pas en avant l’idéologie, préférant parler de sa bonne gestion dans ses mairies. C’est pourquoi, malgré la corruption qui atteint le gouvernement, beaucoup de Turcs arrivent à répondre : « ils volent, certes mais au moins ils travaillent ». D’autre part, l’AKP a bénéficié du soutien d’une partie des Kurdes et des Alevis à son arrivée au pouvoir grâce à des promesses : ouverture démocratique, résolution de la question Kurde, libertés pour les minorités non-musulmanes, les Alevis, etc. Le but d’Erdogan était aussi de répondre aux critères de Copenhague pour rentrer dans la communauté européenne. Mais les dérives autoritaires, les propos discriminatoires et ses promesses non-tenues ont largement émoussé ces soutiens.

Le début de la fin...

Malgré le dernier succès électoral qui ouvre à Erdogan les portes d’un régime présidentiel qui garantirait son pouvoir absolu, on peut penser que les belles années de l’AKP sont passées. Sur le plan économique, un taux de chômages qui ne cesse d’augmenter, le déficit budgétaire, l’endettement pas seulement de l’État mais de toute la société, l’inflation, la corruption, etc. mettent en difficulté et discréditent le pouvoir d’Erdogan. Même si l’absence d’oppositions sérieuse oriente encore beaucoup d’électeurs et d’électrices vers l’AKP, le taux d’abstention (plus de dix million de personnes, la moitié du score d’Erdogan), les 10 % du Parti Démocratique des Peuples et les nombreuses grèves et mobilisations, nous montrent qu’une opposition de gauche est en train de se constituer. Un front social se basant sur la lutte de classe mais n’excluant pas d’autres luttes (féministe, écologistes, minorités nationales et confessionnels...) pourrait donner un coup mortel au pouvoir d’AKP et faire émerger un contre pouvoir face au capitalisme néolibéral.

Cem Akbalik (militant socialiste libertaire kurde)

[1] Mustafa Kemal, dit « Atatürk », est considéré comme le « père » de la République turque en 1923, reconstructeur de l’État face au démembrement de l’Empire ottoman.

[2] Voir Lucie Drechselová et Joseph Richard,« En Turquie, le spectre du coup d’Etat de septembre 1980 »

[3] Voir « La Turquie réécrit l’histoire » dans Alternative libertaire n°241, de l’été 2014.