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Retour sur Exhibit B de Brett Bailey

par Jean Scorza

Publie le samedi 27 décembre 2014 par Jean Scorza - Open-Publishing
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Source : http://www.ccr4.org/Retour-sur-Exhibit-B-de-Brett-Bailey

On censure allègrement, en France, ces derniers temps. En octobre, c’est Tree, de Paul McCarthy, qui était vandalisé par l’extrême droite. Deux semaines plus tard, la photo « Mère et fille », de Diane Ducruet, était retirée du Mois de la photo, le cliché, où l’on voit une mère « mordre » le visage de sa fille ayant été vu, par certains, comme une incitation à la pédophilie. Dans le cas de la pièce-installation du sud-africain Brett Bailey, « Exhibit B », qui brosse une fresque poignante du racisme anti-Noirs, depuis les temps de l’esclavage, ce sont des « anti-racistes » qui ont voulu la déprogrammer du programme du Théatre Gérard Philippe de St-Denis et du 104 à Paris. Sale temps pour les artistes.

Présentée en Avignon en 2013, puis à Glasgow, l’installation de Bailey avait suscité l’enthousiasme du public. C’est à la suite d’un article du Guardian que les malentendus se sont multipliés, en dépit des déclarations du metteur en scène. Sur sa « gauche », on a voulu voir dans la performance du « racisme déguisé » ou du « paternalisme antiraciste ». En Angleterre, donc, une pétition ayant réuni 23.000 signataires suivie de manifestations d’une centaine « d’antiracistes » devant le Barbican Centre ont abouti à l’annulation du spectacle en septembre. C’est ce qui a failli arriver, à nouveau, à Paris, en novembre.

Douze scènes pour dénoncer le racisme d’hier et d’aujourd’hui

Exhibit B ? De quoi s’agit-il exactement ? Une fois entré dans l’installation, le spectateur comprend vite qu’il ne s’agit pas d’un « zoo humain » mais de douze tableaux du racisme. Le premier serait un « zoo humain » détourné. On y retrouve deux performeurs en Pygmées entourés de têtes d’animaux empaillés et présentés comme des « trophées ramenés en Europe du Congo français ». Les autres sont des mises en scène des crimes racistes, de l’époque coloniale jusqu’à nos jours. L’installation n’en reste pas en effet à l’évocation d’un racisme historiquement daté, car les crimes contemporains du colonialisme sont également montrés, crûment. On songera à ces immigré-e-s d’origine africaine présenté-e-s dans des tableaux intitulés « Objet trouvé », accompagné-e-s d’informations que tout immigré est obligé de fournir en préfecture pour le renouvellement de ses papiers.

Aucune complaisance dans cette évocation du colonialisme. C’est ce que l’on voit clairement dans le contenu de la performance elle-même et dans son para-texte qui accompagne chacun des douze tableaux. Comme le disait déjà Eric Fassin lors du premier passage d’Exhibit B en France, la pièce « pose des continuités historiques : c’est dans les camps de concentration de l’Afrique australe que le docteur Eugen Fischer a élaboré les théories sur l’hygiène racialequ’il appliquera aux Juifs sous le IIIeReich. Elle traite d’un passé récent : il y a quarante ans, la Vénus hottentote était encore exposée au Musée de l’homme, pour n’être restituée à l’Afrique du Sud qu’en 2002. Il ne s’agit pourtant pas de « repentance » passéiste, car des« objets trouvés »nous ramènent au présent : un réfugié congolais, un migrant érythréen, à côté d’un Somalien mort pendant son expulsion brutale. »

Le dispositif dans lequel est introduit le spectateur est conçu par Bailey comme une contrainte qui empêche toute forme de voyeurisme dépolitisant. Comme le dit Guillaume Mivekannin, performeur à Exhibit B, « le voyeur n’est pas celui que l’on pense ». En effet, le spectateur « joue » dans chaque tableau, que ce soit dans le jeu de regards avec le performant, qui le fixe et le dévisage, ou dans le fait d’être inscrit dans la liste des matériaux de chaque tableau. Chaque personne est appelée par une femme Noire, d’une voix forte, à entrer dans l’installation à partir d’un numéro attribué au hasard. Elle interdit de parler pendant la performance, de revenir en arrière et d’être en groupe.Ces contraintes, qui cherchent à priver le public de sa liberté de mouvement, celle-là même qui était confisquée aux esclaves, sont une autre différence majeure entre la position d’un spectateur d’un « zoo humain » à l’Exposition coloniale de 1931 et celui d’Exhibit B.D’ailleurs,la plupart des spectateurs, à l’issue du parcours, sonttrès fortement ébranlés.

Corps noirs, artiste blanc ?

Les opposants à l’oeuvre l’ont caractérisée comme "scandaleuse" et "révoltante". Mais ce qui est scandaleux et révoltantc’estla réalité exposée de manière cruedans le contenu des tableaux eux-mêmes : la véritable « provocation » d’Exhibit B, scandaleuse et révoltante, c’est, précisément, cette évocation des crimes du colonialisme d’hier et d’aujourd’hui, depuis ces mains coupées des esclaves noirs, quand ils n’atteignaient pas les quotas dans les plantations de caoutchouc au Congo, jusqu’à la figure des sans-papiers, morts asphyxiés par la police des frontières à l’aéroport Charles-de-Gaulle.

A la fin de l’installation toute ambiguïté sur le « racisme » de Exhibit B est levée. On se demande d’ailleurs si ses opposants ont pris le soin de demander aux performeurs eux-mêmes quel est leur rapport à l’œuvre. Au moins, Brett Bailey l’a fait. La dernière salle est consacrée à des morceaux d’interviews avec les performeurs où chacun explicite son rapport au spectacle, offrant une vision, très personnelle, de l’anti-racisme. On est loin de l’image qu’on a voulu donnerd’eux comme des simples « Noirs en cage » montrés pour le plaisir des Blancs. « Exhibit B » est tout l’inverse de « l’exhibition ». C’est une pièce à conviction. C’est une charge contre ce racisme multiforme et congénital de l’impérialisme européen, et c’est en ce sens là que les manifestations contre la performance relèvent soit de la méprise de gens qui n’ont même pas participé à l’installation, soit d’une instrumentalisation politique réactionnaire : sur quelle légitimité s’appuie tel ou tel mouvement antiraciste ou antinégrophobie pour caractériser un spectacle, et ce contre le discours de son metteur en scène, de raciste, pour demander à ce qu’il soit censuré, si ce n’est pour se poser en seul(s) détenteur(s) de la représentation et du discours sur/des Noirs en France ?

Tant Exhibit B que les manifestations qui se sont opposées à la tenue du spectacle posent la double question de la stratégie qui devrait être la nôtre dans la lutte contre les oppressions et de qui sont nos alliés. Si le contenu et le dispositif de la performance écartent tout soupçon de racisme, le principal argument qui reste aux opposants est que Brett Bailey serait Blanc et qu’en tant que tel il n’aurait pas de légitimité pour dénoncer le colonialisme. C’est une manière essentialiste de poser la question, qui interdit de penser que l’art de Brett Bailey, de ses acteurs et actrices, par la force des mises en scènes de la barbarie coloniale et de la sauvagerie des politiques d’immigration, souligne l’hypocrisie du « liberté-fraternité-égalité » formel dans cette République au racisme institutionnalisé. En espérant, donc, que Bailey poursuive, et pour longtemps encore, à explorer cette même veine.

14/12/14

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