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Lyon-Turin : Erri De Luca devant la justice

Publie le vendredi 30 janvier 2015 par Open-Publishing

A la suite d’un entretien où il apportait son soutien aux opposants à la ligne à grande vitesse Lyon-Turin, l’écrivain italien comparaissait hier devant un tribunal transalpin.

« Je suis Erri ». En ce 28 janvier, des militants « No TAV » brandissent ces affichettes, clin d’œil au désormais célèbre « Je suis Charlie », parmi le public d’une salle d’audience du palais de justice de Turin. L’écrivain italien Erri De Luca, sur le banc des accusés, est poursuivi pour « incitation à la dégradation, à la violence et au sabotage ». Par solidarité avec la très forte mobilisation – souvent évoquée dans nos colonnes – contre le chantier de la ligne de train à grande vitesse (TAV) Lyon-Turin dans le Val de Suse (Piémont), Erri De Luca avait déclaré lors d’une interview publiée par le site italien du Huffington Post le 1er septembre 2013 : « Il faut saboter la TAV. »

Quelques mots qui ont suffi au parquet de Turin pour le mettre en examen (Lire ici) et lui faire risquer jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Sans compter les dommages-intérêts au bénéfice des parties civiles, au premier rang desquelles figure la LTF (pour Lyon-Turin Ferroviaire), société sise à Chambéry, où, souligne Erri De Luca, « comme par hasard, nos réglementations anti-mafia dans l’assignation des adjudications n’existent pas ». Or, on sait que plusieurs sociétés sous-traitantes sur le chantier ou organiquement liées à la LTF sont fortement suspectées ou déjà sous enquête pour infiltration mafieuse…

Erri De Luca risque cinq ans de prison

Cette remarque de l’écrivain provient d’un petit opuscule qui vient de paraître en France : La Parole contraire [1], dont des extraits ont été lus par les militants devant le tribunal. Les poursuites à son encontre pourraient paraître totalement ridicules si elles ne lui faisaient pas risquer une peine si sévère. Une sévérité qui provient de textes de lois votées dans les années 1970, en particulier un texte assez analogue – mais bien plus dur en termes de condamnations possibles – à la loi dite « anti-casseurs » adoptée en France après 1968, à l’initiative du ministre de l’Intérieur Marcellin, abrogée en 1981.

Seule « l’incitation » est reprochée à l’homme de lettres. Aucune violence. Il est d’ailleurs entré dans le tribunal en lançant simplement à la presse : « Je suis venu pour que le tribunal me présente les personnes que j’ai “incitées” »… Ce à quoi a déjà répondu le procureur en charge à l’audience :

« Le parquet n’a pas à prouver que ces paroles aient été réellement suivies de dégradations, mais seulement si elles ont conditionné les choix du mouvement. »

Et l’honorable représentant du Ministère public d’avancer un très hypothétique débat au sein du mouvement, prétendûment concomitant avec la publication en ligne de l’interview du romancier, « sur la nécessité ou non de donner au mouvement une connotation violente ».

Erri De Luca met au contraire en exergue son droit d’usages et de nuances offerts par le vocabulaire :

« Je revendique le droit d’utiliser le verbe “saboter” selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de dégradation matérielle, comme le prétendent les procureurs de cette affaire. Par exemple : une grève, en particulier de type sauvage, sans préavis, sabote la production d’un établissement. […] Il suffisait de consulter un dictionnaire pour archiver cette plainte sans queue ni tête. »

Et l’auteur d’ajouter, déterminé : « J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire ! »
Avant l’écrivain, 47 militants lourdement condamnés

Pour autant, Erri De Luca n’est pas sans savoir que de tels propos peuvent en Italie facilement envoyer leur auteur en prison. Surtout lorsqu’un projet d’infrastructures est présenté comme « œuvre stratégique » par l’État, dont les sites sont des « zones d’intérêt stratégique national ». Les différents chantiers du Lyon-Turin sont, depuis la forte mobilisation de ses opposants, de véritables camps retranchés, barricadés et sous la protection de l’armée ou de policiers et d’autres corps militarisés, également privés.

Ce contexte explique la nervosité et la violence extrême de la réaction des défenseurs de l’ordre public, et surtout de ce projet ravageur en termes de protection de l’environnement. Ainsi, si Erri De Luca, intellectuel renommé internationalement, a comparu ce 28 janvier devant le tribunal de Turin, les simples militants ont, pour 47 d’entre eux, été jugés (pour des violences survenues lors de manifestations au cours de l’été 2011) dans la salle d’audience-bunker de la prison de Turin, jadis utilisée pour les membres des Brigades rouges ou les gros poissons de la mafia. Certains procureurs auraient d’ailleurs souhaité les poursuivre pour terrorisme, ce que n’a finalement pas retenu le tribunal. Mais celui-ci a quand même eu la main très lourde : au total, les 47 se sont vus infliger quelque 150 années de prison (4 ans et demi pour le militant le plus durement condamné) et quelque 150 000 euros de dommages-intérêts au bénéfice de la société LTF, des ministères italiens de l’Intérieur et de la Défense, et même de certains syndicats de policiers. On suivra donc avec intérêt le verdict que rendra la justice dans cette affaire.

http://www.politis.fr/Lyon-Turin-Erri-De-Luca-devant-la,29886.html

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