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G8 et Forum Social de Gênes, 2001. L’assaut de l’École Armando Diaz de Gênes a changé notre vie.

par Vincent Steven

Publie le mercredi 15 avril 2015 par Vincent Steven - Open-Publishing

Après la condamnation de l’Italie par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour les exactions policières commises lors du sommet du G8 et du Forum Social de Gênes en juillet 2001, un journaliste catalan présent à l’époque témoigne.

JESÚS RODRÍGUEZ — L’assaut de l’École Armando Diaz de Gênes a changé notre vie. Jamais auparavant nous n’avions senti le danger de la mort si proche. C’était la nuit du 21 juillet 2001. La journée avait été très dure. Une manifestation de protestation contre le meurtre de Carlo Giulani, rassemblant près de 300 000 personnes, s’acheva en une grande bataille avec la Police et les Carabiniers. Des dizaines d’agences de banque brûlaient, la ville entière était barricadée, 280 personnes détenues et des centaines blessées. L’air était irrespirable ; des gaz lacrymogènes partout, des mouchoirs mouillés avec du jus de citron pour rafraîchir le visage. Il faut se souvenir que nous étions dans une ville fantôme. Des 800 000 résidents habituels, seuls quelques milliers restaient encore. Les autres avaient fuit du fait de la campagne de peur instillée par les cinq chaînes de télévision contrôlées par Berlusconi. Les façades vitrées de pratiquement l’ensemble des établissements commerciaux étaient couverts de planches, jusqu’aux fenêtres des premiers et deuxièmes étages de nombreux édifices. Dans la ville arrivèrent 300 000 manifestants venant de tout l’Europe, et parmi eux, 2 000 catalans. Ils logeaient dans des campings, des stades et à l’École Armando Diaz.

L’enceinte de l’école jouxtait une petite colline couverte de grands immeubles séparés par une rue étroite. Le bâtiment de l’école Diaz servait à loger des manifestants, celui de Pascoli accueillait le siège de Indymedia — alors aussi, voire plus important pour les manifestants à l’époque que Twitter à l’époque —, les services médicaux du Forum Social et le centre international des médias. Nous, nous étions au rez-de-chaussée. Il était bourré de consoles disposant d’une connexion à Internet et d’ordinateurs portables. Dans de nombreuses classes de la même aile, les dépendances étaient pleines de duvets et de sacs de couchage. Nous avions nos sacs et de petites provisions de bouche que avions apportées de Barcelone. Il était difficile de se procurer de l’alimentation à Gênes. la plupart des boutiques avaient baissé leurs rideaux depuis trois jours. Cela faisait dix heures que nous parcourions les rues de la ville. Fumigènes, charges, arrestations, gens blessés et bruit incessant des hélicoptères de la police qui survolaient Gênes sans arrêt. Quand nous sortions de la zone jaune, un périmètre d’un kilomètre autour de la zone rouge où se trouvaient les représentants du G8, nous pouvions respirer plus aisément. Cependant, de temps en temps, nous rencontrions des colonnes de blindés de la Police. Au-dessus du véhicule, dans une espèce d’écoutille, on voyait souvent un agent dressé qui criait et chantait."Mais que chante-t-il ? demandai-je à des habitants. "La Giovinezza" ("La Jeunesse"), l’hymne des fascistes de Mussolini", me répondirent-ils, face à ma surprise incrédule.

Vitres brisées et gaz lacrimogènes

Le soleil était en train de se coucher quand nous rejoignîmes l’école. De nombreux manifestants bavardaient dans la rue et commentaient ce qui s’était passé dans le centre de la ville. Une voiture de police passa lentement dans la zone. Un jeune lança une canette vide de boisson sur le véhicule — et non pas un bouteille de verre, comme on l’a dit dans de nombreux documentaires. Le véhicule changea de direction. Ici, tout était assez tranquille et cela continua ainsi un bon moment. J’entrai dans le bâtiment Pascoli. Il y avait une activité intense. Les correspondants de presse étrangers — quelques-uns catalans, comme David Casablancas de Cataluña Radio et Joan Cañete Bayle de El Periódico — envoyaient leurs papiers depuis la salle de presse. Nous dinâmes de biscuits et de quelques fruits. Sans signe avant-coureur, s’installa la confusion la plus totale. Une véritable armée anti-émeute avançait dans la rue en tapant sur tout. Un grand fourgon de police lui ouvrait la voie, éperonnant les voitures en stationnement. Je regardais par la fenêtre. Il faisait sombre, c’était le nuit.

"Ils sont en train d’entrer, ils sont en train d’entrer", cria une fille en anglais. Nous vîmes d’abord les carabiniers, équipés de boucliers, casques et matraques, qui pénétraient dans l’école Armando Diaz. Depuis les fenêtres de notre salle dans le bâtiment Pascoli, on pouvait apercevoir le hall du premier étage du bâtiment Diaz, qui avait aussi des fenêtres. Tous les manifestants affluèrent pour voir la police avancer dans le hall. Je courus jusqu’à la porte de notre rez-de-chaussée. Des agents de la Police, sans équipement anti-émeute mais le visage couvert d’un mouchoir bleu et ayant un pistolet-mitrailleur sous le bras, avaient ouvert la porte du jardin et avançaient vers moi. Avec deux ou trois personnes dont j’ignorais même quelle langue ils parlaient, nous avons bloqué la porte vitrée avec des chaises et nous avons couru dans un vaste couloir. Nous ressentions de fortes piqûres aux yeux, à la bouche et au nez du fait du gaz lacrimogène qui pénétrait de toutes parts, déplacé par les pales de l’hélicoptère qui venait de se positionner juste au-dessus du bâtiment. Nous sommes arrivés au bout du couloir, mais pas d’issue. Je me souviens du geste instinctif de gratter le mur avec les ongles. On entendait le bruit des premières vitres brisées. Nous revînmes en arrière vers la salle de presse. En un peu plus de trente secondes, nous avons décidé — comme nous avons pu — de nous asseoir sur le sol, la carte d’identité, le passeport ou la carte de presse entre les dents. Nous étions là une trentaine de personnes. Mains levées. Je dois avouer que j’en ai pissé. Mais ce fut la seule fois. Plus de bruits de vitres brisées et une longue minute d’attente. Je fis une ultime chose : appeler avec mon mobile au ’Lokal’ de la rue de la Cera à Barcelone — point de coordination des mobilisations anti-mondialisation de la capitale catalane — et parlai avec Iñaki Garcia. Je lui demandai de se tenir en alerte et à l’écoute. Peut-être que je ne pourrais pas parler. Juste à ce moment, nous regardâmes à notre gauche. Les carabiniers avaient accédé au premier étage de bâtiment voisin. Les gens couraient, pris de panique. Un garçon avait été attrapé. Nous le vîmes à travers la dernière fenêtre. Un policier le mit en joue de très près et tira. Le garçon tomba. Nous étions terrorisés. Alors oui, vraiment, nous pensions qu’ils pouvaient nous tuer. Le lendemain, nous sûmes que ce garçon blessé était un journaliste anglais, Mark Covell. Il avait un poumon perforé, un traumatisme crânien grave et avait perdu dix dents. Il a survécu.

Assis sur le sol et terrorisés

Dans le couloir, on entendait des voix parlant en italien. C’était eux. Trois agents armés et le mouchoir bleu sur le visage entrèrent dans la salle. Silence absolu. Des minutes passèrent qui furent une éternité. Tandis que nous ne quittions pas des yeux les policiers, nous entendions — frissonnant, tremblant — les cris des victimes de la brutale boucherie de l’immeuble voisin. Indescriptible. Les policiers dirent alors quelque chose en italien. Une fille nous l’a traduit. Ils voulaient seulement nous identifier. Mais soudain ils reçurent l’ordre de sortir du bâtiment. Ils se retirèrent dans le jardin et, de là, dans la rue. Nous avons baissé les bras, nous nous sommes levés et, timidement, nous sommes sortis dans le couloir. Nous avons parlé à nos camarades du premier et du second étages. Là aussi il y avait eu des agressions. Surtout des coups de matraque. Rien à voir avec ce qui s’était passé à quelques mètres de là. L’opération continuait dans l’autre bâtiment. Les porte-parole du Forum Social, Vittorio Agnaletto et Luca Casarini, arrivèrent accompagnés de Giuseppe pericu (Démocrates de Gauche), le maire de Gênes. Les brigades anti-émeutes leur barrèrent le passage avec leurs boucliers et les repoussèrent. Venant d’une réalité comme celle de Barcelone, cela rompait avec tous mes schémas mentaux. La société italienne, complètement polarisée, rendait possible une scène telle que celle-ci.

Des dizaines de personnes interpelées sortirent du bâtiment. On les enfourna dans des fourgons de police qui les condusirent à la prison de Bolzaneto, où elles subirent des tortures sauvages durant trois jours. D’autres eurent encore un pire sort. Des dizaines de personnes furent évacuées sur des civières, nombre d’entre elles, inconscientes. L’étudiante allemande en archéologie, Melanie Jonasch, avec une fracture cranéo-encéphalique ; Karl Wofgang, également allemand, avec un traumatisme crânien et des hémorragies internes. Un garçon italien resta trois mois dans le coma. Toutes les agences de presse et les télévisions internationales commençèrent à affluer. Le dispositif policier alors commença à se replier. Le bâtiment resta portes ouvertes. Nous sommes entrés. Au rez-de-chaussée, il y avait tous les effets des manifestants : sacs de couchage, sacoches, chaussures, brosses à dents… Nous savions qu’au premier étage nous trouverions la trace matérielle de la sauvagerie. Dès les premières marches, la présence d’une mèche d’une poignée de cheveux sur le sol fut la première preuve. Elle gardait encore attaché un morceau du cuir chevelu. Cela provenait d’un des jeunes blessés. Les trente mètres du couloir et les pièces situées des deux côtés était un vivant témoignage de la barbarie. Partout des taches de sang à vous faire tourner la tête. Imaginer seulement ce qui s’était vécu là pendant quelques minutes était à vous faire vaciller le jugement. Au fond, une grande poutre en bois avec des restes de sang. Depuis, nous avons su que, avec cette espèce de bélier, ils avaient plaqués des gens contre le mur et leur avait brisé bras et jambes. L’ultime impact visuel de ce passage des horreurs fut une poignée de dents brisées et baigant dans le sang. Nous ne pouvions en supporter davantage. Nous sortîmes du bâtiment.

Pérégrinations dans les bois

Nous étions arrivés à Gênes en voiture particulère. Nous étions quatre catalans avec une accrédiatation de presse. Un rédacteur (moi) et trois photographes. Commmençèrent alors à affluer des rumeurs de déclaration de l’état d’exception et, via Indymedia, se confirmait des épisodes similaires de brutalité dans d’autres points de la ville. La panique s’empara des manifestants. Il fallait quitter Gênes. Tout le monde était en danger. Nous partîmes par le nord. Sur le bord de la route, une longue colonne de gens avec des lampes marchant sac à l’épaule. Passé minuit avait commençé un exode massif à pied vers la périphérie de la ville, vers les bois et les quartiers plus éloignés. Nous arrêtâmes notre véhicule afin de dormir. Au matin, nous comprîmes qu’alentour il y avait des maisons. Nous étions dans une agglomération. Un petit bar était ouvert. Nous pûmes enfin manger quelque chose de chaud. Le propriétaire de l’établissement nous avoua qu’il était communiste et qu’il n’était pas prudent pour nous de retourner à Gênes, qu’il nous le déconseillait. Mais, convaincus qu’avec notre accréditation de presse il ne pouvait rien nous arriver, nous reprîmes la direction de la cité fantôme. Nous plaçâmes un carton avec l’inscription PRESS sur le parebrise de notre fourgonnette et ainsi nous franchîmes les contrôles policiers. La ville était déserte. Ni résidents ni manifestants. Seulement la police. Au Stade Carlini, où quelques heures auparavant de plus 10 000 manifestants du mouvement ’Ya Basta’ reprenaient inlassablement le traditionnel chant des partisans "Bella Ciao", il n’y avait âme qui vive. La piste d’athlétisme était toute couverte d’objets personnels abandonnés.

Tortures des détenus de Saragosse

Dans les trois campings les plus centraux, l’image était la même. Tandis que nous observions cette scène dantesque, nous vîmes descendre la fermeture éclair d’une tente. Quelques garçons de Saragosse, très jeunes, entendirent que nous parlions catalan et rompirent le silence. "Nous sommes abandonnés ici depuis cette nuit. Ils ont arrêté nos frères aînés et nous ne savons que faire", nous expliqua l’un d’eux retrouvant son sourire. Nous leur proposâmes qu’ils nous suivent avec leur voiture ; nous, nous ouvririons la route avec nos brassards de journalistes. C’était un risque, mais il fallait le courir. Nous retournâmes à l’école Armando Diaz ; le noyau dur de l’organisation du Forum social de Gênes s’était regroupé dans le bâtiment et donnait une conférence de presse. Les garçons de Saragosse apprirent que leur proches étaient à la prison de Bolzaneto. Peu après, ils comprirent qu’ont les avait torturé de manière sauvage. Deux semaines plus tard, ils furent expulsés vers l’Espagne. L’ambassadeur du gouvernement Aznar manifesta une certaine indifférence devant les faits. Les pays de l’Union Européenne, en général, ne critiquèrent pas alors assez ouvertement le tout-puissant Berlusconi. Amnistie International évoqua "l’atteinte la plus grave aux droits humains en Europe depuis la Seconde Guerre Mondiale". Le lendemain, nous repartîmes chez nous.

Les événements de Gênes, pour moi, comme pour des centaines de catalans et de catalanes, changèrent notre vie. Difficulté à surmonter les troubles post-traumatiques, réévaluation de l’activisme social… Beaucoup de gens jettèrent l’éponge ou choisirent de se replier sur des projets n’impliquant pas une action directe dans la rue. Le mouvement anti-G8 perdit de sa vigueur. Environ 300 000 manifestants européens étaient partis à Gênes pour s’exprimer dans des conditions difficiles, mais personne ne s’imaginait partir à la guerre, pouvoir risquer sa vie. Personne ne l’avait prévu, sauf Berlusconi. Une semaine avant l’ouverture du G8, Il Cavaliere avait fait passer commande d’une centaine de sacs funéraires. Les événements de Gênes furent le premier coup de semonce du pouvoir capitaliste global au mouvement anti-mondialisation. Cinquante jours plus tard, ce fut les attentats des Twins et le pire recul des libertés, à l’échelle de la planètes, des dernières décennies.

Article en catalan publié par La Directa, Barcelone, 9/04/2015 : https://directa.cat/lassalt-de-lescola-diaz-de-genova-ens-va-canviar-vida

Traduit du castillan par VS d’après la version donnée par La Marea, Madrid, 11/04/2015 : http://www.lamarea.com/2015/04/11/el-asalto-a-la-escuela-diaz-de-genova-nos-cambio-la-vida/

Licence CC BY-SA 3.0

http://blogs.mediapart.fr/blog/vincentsteven/120415/g8-et-forum-social-de-genes-2001-lassaut-de-lecole-armando-diaz-de-genes-change-notre-vie

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