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Alain Bihr : « Étatistes et libertaires doivent créer un espace de coopération »

par Winston

Publie le mardi 26 mai 2015 par Winston - Open-Publishing

Entretien inédit pour le site de Ballast

Alain Bihr est sociologue. Auteur d’une petite vingtaine d’ouvrages (sur le mode de production capitaliste, l’extrême droite, les inégalités, la novlangue néolibérale, etc.), il se réclame du communisme libertaire. « La lecture précoce de La Révolution inconnue de Voline, écrivit-il un jour, m’a vacciné à jamais contre toute espèce de léninisme, sans que pour autant cela m’empêche de trouver dans Marx des instruments conceptuels irremplaçables pour la compréhension critique du monde contemporain et la lutte pour sa transformation, dans le sens de l’abolition de tout rapport d’exploitation et de domination de l’homme par l’homme. Depuis, comme d’autres (je pense en particulier à Daniel Guérin), j’ai constamment évolué sur une ligne de crête entre marxisme et anarchisme. » Entretien.

Vous avez récemment dirigé le Dictionnaire des inégalités, avec Roland Pfefferkorn. Un projet titanesque où vous couvrez l’ensemble des inégalités sociales (de classes, de nationalités et groupes ethniques, d’âges, de sexes, etc.), en insistant sur leur reproduction, leur imbrication et leur interaction. Pourquoi en vient-on à penser un tel projet ?

L’idée directrice qui a présidé à la confection de ce Dictionnaire se retrouve déjà au cœur de nos différentes analyses antérieures des inégalités sociales. Par-delà leurs abords disciplinaires habituels, qui conduisent par exemple à étudier séparément les inégalités face à l’emploi, les inégalités face au logement, celles face à la santé, celles relatives à l’enseignement et à la culture, nous mettons en évidence le caractère systémique des inégalités. Cela signifie que les inégalités forment système : elles renvoient les unes aux autres comme causes et effets à la fois, s’engendrant ainsi réciproquement, tendant de ce fait, aussi, à se renforcer réciproquement. Ce qui explique pourquoi les uns accumulent les avantages sur tous les plans tandis que les autres encaissent les déconvenues sur tous les plans. Ce qui explique également pourquoi les inégalités tendent plus souvent à se transmettre (se reproduire) de génération en génération, plutôt que l’inverse. Et ce caractère systémique vaut aussi bien pour les inégalités entre sexes, entre générations et classes d’âge, entre groupes « raciaux » (racialisés) ou ethniques, qu’entre catégories sociales. Tout simplement parce que, à chaque fois, le système des inégalités manifeste une structure : des rapports sociaux spécifiques (de classes, de sexe, de générations, etc.), autrement dit une configuration particulière de rapports d’oppression.

Vous avez critiqué Bernard Friot pour sa promotion du « salaire à vie ». Une mesure pourtant pensée comme anticapitaliste. Pourquoi ces réserves ?

Ce qui a motivé, en premier lieu, ma critique de ses thèses, c’est sa volonté de les adosser à Marx alors qu’il commet, à mon sens, des erreurs graves de compréhension quant à quelques-uns des concepts fondamentaux de la critique marxienne de l’économie politique, à commencer par le concept de valeur. Or ces confusions ont des conséquences bien au-delà du plan théorique : elles conduisent à des conceptions politiques et stratégiques qui me paraissent erronées. Par exemple, à faire du salariat une catégorie que l’on pourrait extraire de son cadre capitaliste, voire à en faire le levier même de la transformation révolutionnaire, du dépassement du capitalisme. Ce qui me paraît fort critiquable dans l’idée de « salaire à vie », c’est qu’elle passe à la trappe l’idée qu’abolir le capital, c’est, simultanément, et du même mouvement, abolir le salariat. Le processus révolutionnaire est celui par lequel les producteurs associés, et au-delà l’ensemble de la société à travers eux, se réapproprient les moyens sociaux de production et dirigent, organisent et contrôlent la production de manière à satisfaire l’ensemble des besoins sociaux. Dans le cadre de pareils rapports de production, il n’y a pas de salariat ; et tout un chacun, en tant que membre de société et producteur associé, se voit garantir l’accès au fond social de consommation, en contrepartie de sa participation à la production de ce fond, selon le principe communiste : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

Dans votre livre La novlangue néolibérale, vous écrivez que « [Le fétichisme économique] n’hésite pas à proposer d’immenses sacrifices humains pour assurer la survie de la marchandise, de l’argent, du capital, du marché, de la propriété privée, etc., autant de rapports sociaux réifiés et déifiés devant lesquels il se prosterne comme devant autant d’idoles barbares ». Vous avez beaucoup – reprenant Marx – filé la métaphore du vampire se nourrissant de chair humaine. Entrevoyez-vous une quelconque issue pour s’émanciper de l’argent et de la marchandise ?

Les analyses critiques du fétichisme économique (du développement de la marchandise, de l’argent, du capital en fétiches : en rapports sociaux réifiés et déifiés à la fois) ne préjugent en rien des conditions dans lesquelles ils peuvent éventuellement être détruits (par une révolution) ou se détruire eux-mêmes (et, éventuellement, l’humanité avec eux). Elles décrivent simplement la manière dont ces rapports « fonctionnent » (se reproduisent) en emprisonnant les êtres humains qui en sont les acteurs. Nul ne sait si, quand, à quelles conditions des révolutions capables de nous libérer de tels rapports auront lieu. Nous sommes condamnés à croire que de telles révolutions sont possibles, à espérer qu’elles se produiront et, bien évidemment, à travailler à les faire advenir.

Dans une lettre ouverte aux libertaires, vous soutenez, à l’instar de Maximilien Rubel, que Marx est un penseur de l’anarchie. En quoi le serait-il ?

Que Marx soit un penseur de l’anarchie n’en fait pas pour autant un anarchiste ! Et ce n’est pas un simple jeu de mots. Marx est un penseur de l’anarchie en ce sens qu’il s’est efforcé de déterminer les conditions de l’apparition d’une société capable de s’organiser et de fonctionner sans État — conditions qui ne sont autres, selon lui, que celles du communisme. En effet, la réalisation de ce dernier signifie, entre autres choses, le dépérissement de l’État au profit des organes d’auto-gouvernement et d’auto-administration d’une société, reposant sur la propriété sociale des moyens sociaux de production et l’organisation de la production par les producteurs associés. Mais le dépérissement de l’État est un processus qui implique une certaine durée, des étapes, peut-être même des détours et des retours en arrière, pendant lequel des structures étatiques coexisteront de manière en partie complémentaire, mais aussi en partie conflictuelle, avec d’autres structures de pouvoir, ou plutôt de contre-pouvoir à contenu et orientation autogestionnaires. Rien qui puisse s’assimiler à une suppression pure et simple, immédiate, à laquelle pensent et que projettent généralement les anarchistes. Autrement dit, si Marx pense qu’il est possible d’organiser les conditions sociales d’un dépérissement et donc d’une disparition de l’État, il pense aussi et simultanément qu’il est impossible de décréter son abolition pure et simple du jour au lendemain.

Vous avez écrit que le scénario fasciste apparaissait comme « historiquement daté et typé ». Que le fascisme des années 1930 n’a aucune chance de résurgence actuellement. Pourquoi ? C’est une crainte, même partielle, que l’on entend et lit beaucoup, pourtant, dans les rangs radicaux.

Je pense que les mouvements et les régimes fascistes qui ont vu le jour en Europe pendant l’entre-deux-guerres sont indissociables de cette phase historique du capitalisme, correspondant à une crise structurelle de ce dernier, qui est fort différente de celle dans laquelle il est engagé actuellement. Dans cette mesure même, ni la configuration des rapports de classe, ni les enjeux de la restructuration des appareils d’État, ni l’état de la « mentalité collective » des sociétés européennes dans l’une et l’autre situation ne sont identiques. Et la présence aujourd’hui d’individus, de groupes ou mouvements se réclamant du fascisme ou d’un néofascisme n’y changeront rien. Mais cela ne signifie pas, bien au contraire, que la crise actuelle du capitalisme ne soit pas grosse du risque d’autres formes d’état d’exception que le fascisme, ni que les groupes, mouvements et idéologies d’extrême droite, ne puissent, le cas échéant, prendre part à leur avènement. Pour en déterminer les risques, la nature et les formes, la première condition est précisément de ne pas s’obnubiler sur le spectre de la réédition du fascisme. Ne nous trompons pas d’épouvantail en scandant « Le fascisme ne passera pas ! ». Tout simplement parce que le fascisme ne passera plus. C’est d’ailleurs le titre d’un article à paraître prochainement dans la revue Réfractions, dans lequel je développe plus amplement les arguments précédents.

Vous avez longuement étudié le Front national. On a beaucoup commenté le tournant social et antilibéral de Marine Le Pen et Philippot. Pensez-vous, comme certains, que la gauche (au sens large : institutionnelle et radicale) a laissé le champ libre au FN, en abandonnant les classes populaires (les invisibles et les oubliés, dit Marine Le Pen) au profit des classes moyennes urbanisées, voire petites-bourgeoises, supposément plus en phase, dirait Terra Nova, avec les « valeurs » que porte la gauche aujourd’hui ?

Dès sa percée sur la scène politique française, au milieu des années 1980, la base sociale (électorale essentiellement) du FN s’est caractérisée par une surreprésentation et des « classes moyennes traditionnelles » (petit et moyen patronat, artisans et petits commerçants, agriculteurs parcellaires, professions libérales) et des catégories prolétarisées (ouvriers et employés, pourvus ou non d’un emploi). Et cette caractéristique s’est maintenue depuis lors, sans que rien de fondamentalement neuf ne soit intervenu lors du passage du relai entre le père et la fille à la tête du parti. Ce qu’on a appelé « le tournant social et antilibéral » de Marine, par rapport à Jean-Marie, traduit simplement la nécessité de prendre en compte la prépondérance, dans l’électorat frontiste (comme dans la société plus largement), des catégories prolétarisées, par rapport aux « classes moyennes traditionnelles ».

Cela dit, si ouvriers, employés et chômeurs se tournent vers le FN, ou s’ils se cantonnent dans l’abstention (souvent, ils oscillent entre les deux), c’est évidemment faute de trouver d’autres représentants dans lesquels ils se reconnaissent. Il faut y voir l’effet de la démobilisation, de la désorganisation et de démoralisation consécutive à des décennies de régression sociale et politique, marquée par l’aggravation du chômage et de la précarité, par les licenciements collectifs synonymes de destruction de collectifs de travail et de vie, par les luttes locales ou nationales perdues, par l’affaiblissement des organisations syndicales et populaires sur les lieux de travail et de résidence, etc. Autant de processus qui finissent par générer le repli sur soi, la désespérance, le ressentiment, la recherche de boucs émissaires, etc., que l’extrême droite sait parfaitement capter par ses discours sur la décadence, l’insécurité, l’étranger menaçant et ses promesses de renaissance dans et par la communauté nationale (ou raciale, ou religieuse) restituée. Mais, bien évidemment, le fait que, simultanément, la gauche partisane et syndicale (PS et CFDT en tête) ait abandonné ses références socialistes et se soit ralliée au néolibéralisme aura largement favorisé cette régression politico-idéologique. D’autant plus qu’elle aura contribué par ses pratiques et l’exercice de responsabilités gouvernementales (en ce qui concerne le PS et ses alliés de la soi-disant « gauche plurielle ») à la désorientation, désorganisation et démoralisation du « peuple de gauche » précédemment mentionnées.

Les modèles capitalistes, libéraux, fascistes et communistes-léninistes ont été, et sont, des échecs patents. Que manque-t-il au communisme libertaire – courant dont vous vous réclamez – pour prendre de l’importance, puisqu’il se présente comme la seule voie, sans doute, non essayée ?

Il faut avoir conscience que nous vivons une période globalement contre-révolutionnaire, marquée par un très net recul de la combativité du prolétariat au niveau européen, et une offensive tous azimuts de la bourgeoisie. Que les idées révolutionnaires en général n’aient pas le vent en poupe dans ces conditions n’a rien d’étonnant. De plus, les idées libertaires et les organisations qui les propagent présentent ce handicap spécifique qu’elles n’ont rien d’autre à proposer... que de se retrousser les manches pour lutter ensemble, sans même la garantie que cela suffira pour vaincre ! Elles ne se présentent pas comme des « sauveurs suprêmes », comme des recours providentiels promettant des lendemains qui chanteront dès lors qu’on les suivra et qu’on leur confiera le pouvoir. On comprend qu’on ne rallie pas immédiatement la foule dans ces conditions...

La question du libéralisme (et non pas du néolibéralisme) fait débat — certains distinguant un bon libéralisme (culturel et social) d’un mauvais (économique), quand d’autres le tiennent pour un bloc indivisible et pareillement nocif. Quelle est votre position sur ce sujet ?

Le libéralisme classique a été l’idéologie de la bourgeoisie lors de la longue période historique de sa conquête du pouvoir, autrement dit de son accession à la position de classe dominante. À ce titre, il est normal qu’il ait présenté durant toute cette période une double face. D’une part, il a constitué une idéologie de combat contre le féodalisme, la propriété foncière féodale, la société d’ordres avec privilégiés (clergé et noblesse), l’État absolutiste (la monarchie absolue), prônant l’avènement des libertés individuelles et des libertés publiques, etc. Tandis que, d’autre part et simultanément, il était déjà une justification du déploiement des rapports capitalistes de production, basés sur l’expropriation des producteurs (paysans et artisans), la transformation de la force de travail en marchandise, l’exploitation de cette dernière dans les rets du salariat, etc. Il était donc à la fois émancipateur et oppressif. Mais, dès lors que la bourgeoisie a eu conquis le pouvoir (acquis une position dominante), le premier aspect s’est évidemment effacé au profit du second. Il peut néanmoins être réactivé chaque fois qu’il s’agit de lutter contre des séquelles de l’ordre ancien (par exemple, contre le patriarcat dans les rapports sociaux de sexe) ou même contre le pouvoir de la bourgeoisie elle-même, dès lors qu’il menace les libertés individuelles et publiques qu’il a lui-même instaurées.

La victoire initiale de Syriza pose de nouveau la question des organisations, des partis, des élections et, surtout, de l’État. N’existe-t-il pas une certaine naïveté, dans les milieux anarchistes, à l’endroit de ce dernier ? Est-il encore possible, dans nos pays, d’en appeler, d’un coup d’un seul, aux communes et aux fédérations proudhoniennes ?

Ceci nous ramène à ce que je disais concernant le rapport de Marx à l’anarchie. Je partage la double conviction de Marx qu’il est possible et nécessaire d’orienter le processus révolutionnaire dans le sens d’un dépérissement de l’État, mais qu’il est simultanément impossible d’abolir l’État du jour au lendemain. Ce qui signifie aussi que nous avons besoin, simultanément, d’organes qui prennent et exercent le pouvoir d’État et d’organes qui travaillent à développer des pratiques de contre-pouvoir, tout au long du processus révolutionnaire, de manière à conforter la capacité de la société à se gouverner et à s’organiser par elle-même. Ce qui signifie qu’il faudrait dès aujourd’hui concevoir des alliances larges, entre ces deux types de formation, pour les faire travailler ensemble. C’est peu dire qu’on en est encore loin ! Les organisations de tradition et de vocation « étatiste » et celles de tradition et de vocation « libertaire » ont tendance, au mieux, à s’ignorer, quand elles ne s’invectivent pas, alors qu’il faudrait qu’elles ouvrent le dialogue entre elles pour parvenir à créer un espace de coopération aussi large que possible entre elles.

Daniel Bensaïd a souvent critiqué les illusions, à ses yeux, des tenants de « l’anti-pouvoir » et les thèses de Holloway. Qui refuse le pouvoir, pense-t-il, l’offre à ceux qui en abuseront. Comment vous placez-vous dans ce débat ? Le post-anarchiste Saul Newman estime qu’il faudrait que les anarchistes acceptent enfin la réalité tragique du pouvoir, afin de pouvoir l’intégrer et se montrer plus opérant, politiquement...

Je n’ai pas accordé beaucoup d’attention ni d’intérêt aux tenant des thèses de l’anti-pouvoir ; et je ne connais pas les thèses d’Holloway à ce sujet. Je pense qu’il y a de la part des tenants de ces thèses une confusion entre trois notions liées, mais qui demandent néanmoins à être distinguées : la puissance sociale, le pouvoir politique et l’État. La puissance sociale est la capacité que doit posséder et exercer toute société d’agir sur elle-même, en se (re)produisant à travers les rapports entre ses membres, individuels ou collectifs. Elle implique toujours une capacité plus ou moins étendue et forte de la société à s’autogouverner (s’autodiriger), s’auto-organiser et s’autocontrôler. Le pouvoir politique résulte d’une monopolisation, toujours réversible, d’une partie de la puissance sociale par une partie des membres de la société, qui se mettent en mesure de diriger, organiser, contrôler certains aspects de la pratique sociale en dominant ceux des membres de la société qui se trouvent exclus (pour partie) de l’exercice de cette même puissance. Quant à l’État, il n’est qu’une partie et forme du pouvoir politique, procédant de sa professionnalisation et de l’organisation de ces professionnels de l’action politique en corps spécialisés (appareils). Dans le cadre de ces définitions (évidemment discutables), je peux comprendre que l’on défende la thèse qu’une révolution peut se passer de la prise et de l’exercice d’un pouvoir d’État (c’est la thèse anarchiste classique), même si je ne la partage pas, comme je l’ai expliqué.

Mais je ne comprends pas comment on peut prétendre qu’une révolution puisse se passer de l’exercice de tout pouvoir politique, quelles qu’en soient la nature, l’étendue et les formes, dans la mesure où la révolution suppose que l’on exproprie de son pouvoir une minorité dominante (en l’occurrence, la classe capitaliste) et ses alliés, au profit de l’immense majorité — et que cela revient à établir, par conséquent, le pouvoir de la seconde sur la première. L’absence de tout pouvoir politique (l’anarchie radicale qui, dans le cadre des définitions précédents, se définirait par l’exercice de la puissance sociale par l’ensemble des membres de la société dans des conditions de parfaite égalité entre eux) suppose que soit mis fin à tous les rapports d’oppression (entre classes, entre sexes, entre générations, etc.) et à toutes les divisions, hiérarchisations, conflictualités auxquelles ils donnent naissance. Si l’on veut se proposer de réaliser une telle utopie, et à supposer qu’on y parvienne, ce ne peut là encore être le cas immédiatement, sans médiation temporelle et organisationnelle : sans étapes ni recours à des formes d’exercice du pouvoir, fût-ce sous la forme de contre-pouvoirs destinés à détruire les pouvoirs oppressifs existants. Autrement dit, je pense que l’anti-pouvoir est une pure vue de l’esprit.

Tous les mots dont nous parlons, là, semblent usés pour de plus en plus de monde. Nombreux sont ceux qui refusent les étiquettes claniques, partidaires, idéologiques (gauche, droite, etc.), et n’entendent plus s’inscrire dans des tendances qu’ils trouvent dépassées (marxisme, trotskyme, anarchisme, etc.). Podemos estime que les mouvements d’émancipation ne parviendront jamais à sortir des marges et de la minorité s’ils persistent dans cette voie : d’où leur opposition, accessible au commun des mortels, entre « le peuple » et « la caste ». Que vous inspire, pour conclure, cette forme de radicalité, que les commentateurs voient comme du « populisme » ?

Ce que vous nommez « les étiquettes claniques » me paraissent, en effet, en bonne partie démonétisées aujourd’hui. Non pas que les clivages qu’elles recouvrent n’aient eu leurs sens en leur temps, ni qu’ils les aient même totalement perdu. Mais, avec la crise actuelle du capitalisme, la phase actuelle du devenir-monde de ce dernier, caractérisée par la transnationalisation du capital ou encore la crise écologique planétaire (une dimension incontournable des deux précédentes), nous sommes manifestement entrés dans une nouvelle période historique qui relativise ces clivages et les identités constituées autour d’eux. Pour autant, je ne pense pas qu’il faille jeter celles-ci par-dessus bord, sans autre forme d’examen ni assomption d’éléments de leur héritage : sur ce plan comme sur tous les autres, il est impossible de faire table rase du passé. Prétendre le contraire est une erreur ou une illusion qui peut éventuellement conforter des entreprises démagogiques et populistes, en effet. L’avenir nous dira si Podemos relève ou non de ce cas de figure.

J’ai plaidé tout à l’heure pour l’ouverture d’un dialogue entre des traditions qui se sont gravement affrontées durant des décennies, dans l’espoir que des synergies coopératives puissent apparaître entre elles, impliquant évidemment leur dépassement respectif. L’une des conditions en est que chacune entretienne un rapport réflexif et critique à sa propre tradition, suffisamment ouvert pour accepter d’entrer en discussion avec les autres et d’en examiner les critiques et les apports. Je ne doute pas que qu’il se trouve aujourd’hui des militants de toutes les tendances qui soient dans une tel rapport à leur propre engagement. À eux de prendre des initiatives pour entraîner dans ce sens le plus grand nombre, jusqu’à contraindre leurs organisations respectives à en faire de même.

Source : http://www.revue-ballast.fr/alain-bihr/