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Jean Marcou. Spécialiste de la Turquie : " La dérive autoritaire est visible depuis plusieurs années "

par Jean Marcou

Publie le jeudi 26 novembre 2015 par Jean Marcou - Open-Publishing

La décision d’Ankara d’abattre, mardi, un avion de combat russe Su-24, ayant survolé pendant près de 30 secondes un petit bout de son territoire, montre à quel point les intérêts de la Turquie dans la région divergent avec ceux des pays engagés actuellement dans la lutte contre les terroristes de Daech. Jean Marcou, professeur à l’Institut d’études politiques de Grenoble et ancien directeur de l’Observatoire de la vie politique turque à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, donne un éclairage sur les motivations du président Erdogan et revient sur la victoire de l’AKP aux élections législatives anticipées turques du 1er novembre.

 Avec du recul, comment analysez-vous les résultats des législatives anticipées turques du 1er novembre ? Vous attendiez-vous à une victoire de l’AKP ?

Je ne m’attendais pas à une victoire aussi large, mais je pensais à un sursaut de l’AKP de 2 à 3%. En réalité, plusieurs raisons expliquent ce succès. En premier lieu, la situation de novembre n’était pas la même que celle de juin. Lors des précédentes élections, la perspective de voir le HDP franchir la barre des 10% avait offert aux électeurs turcs la possibilité d’adresser un avertissement à l’AKP. Mais le 1er novembre, le pays était en crise. Il fallait donc doter la Turquie d’un gouvernement. En second lieu, l’AKP a fait véritablement campagne dans les semaines qui ont précédé l’élection, alors même que l’opposition a eu tendance à considérer comme acquis que les résultats de novembre seraient proches de ceux de juin.

En troisième lieu, l’AKP a abandonné les thèmes politiques les plus polémiques de sa précédente campagne (notamment la présidentialisation du régime) pour s’en remettre à des promesses économiques et sociales rendues crédibles par un sursaut de la croissance turque. En quatrième lieu, l’AKP a fait revenir sur ses listes de candidats des personnalités rassembleuses et crédibles comme, par exemple, Ali Babacan, la caution économique des gouvernements de l’AKP depuis 2002.

 Beaucoup d’analystes considèrent la victoire de l’AKP comme une victoire de la stratégie de la tension. Etes-vous d’accord avec leur analyse ?

La stratégie de la tension a sans doute joué, mais dans ce contexte particulier, le succès de l’AKP s’explique surtout par l’absence d’alternative. Le 1er novembre, si l’AKP n’avait pas été majoritaire pour constituer un gouvernement, les perspectives n’auraient pas été très claires. C’est cela qui a perturbé l’électorat.

Les électeurs qui avaient effectué un vote protestataire en juin (essentiellement ceux qui avaient lâché l’AKP pour voter pour les nationalistes du MHP et pour les Kurdes du HDP) sont revenus vers l’AKP en novembre. Les Kémalistes n’ont pas perdu de voix et de sièges. En revanche les nationalistes ont perdu près de 5% et les Kurdes près de 3%. Les premiers ont perdu la moitié de leurs sièges au Parlement (40 contre 80 en juin).

Les seconds conservent 59 sièges (contre 80 en juin). Ce vote s’explique par la peur de l’instabilité qui aurait découlé de l’absence de majorité. Les partis d’opposition n’ont pas été à même de proposer une alternative à la reconduite d’un gouvernement de l’AKP. Il faut dire que leur tâche n’est pas simple, car ils ne peuvent pas constituer une alliance, eu égard à l’antagonisme existant entre Kurdes et nationalistes.

 Selon vous, pour quelles raisons le président Erdogan a décidé de durcir le ton avec les rebelles du PKK ? Le dialogue entre Ankara et les Kurdes semblait pourtant prometteur.

En période électorale, Erdogan a toujours cherché à rassurer son électorat nationaliste. Il avait fait la même chose en 2011, lors des législatives précédentes. Le processus de paix a été prometteur, certes, mais depuis le mois de juillet dernier, après l’attentat de Suruç, la guérilla a repris. Près de 200 membres des forces de sécurité ont péri depuis, dans des accrochages ou des attentats. Au départ, les Turcs en ont rendu responsable Erdogan.

Mais après l’attentat de la gare d’Ankara, le 10 octobre, la population a eu peur que le pays ne sombre dans le chaos. On n’a pas vu venir cette évolution et notamment le basculement d’une partie importante des voix nationalistes et des voix kurdes. Il faut dire que peu de sondages ont été réalisés au mois d’octobre. Le contexte de tensions a gêné les enquêtes d’opinion et légalement après le 22 octobre, elles n’étaient plus possibles...

 Maintenant que l’AKP est majoritaire au Parlement turc, faut-il s’attendre à ce que le président Erdogan remette son projet de régime présidentiel sur le tapis ?

A priori, ce projet n’est pas réalisable techniquement. Pour changer la Constitution, il y a deux voix possibles : soit faire voter la révision par 367 députés, soit la faire adopter par 330 députés et la soumettre ensuite à référendum. Or, l’AKP n’a que 317 députés. Toutefois, Erdogan a déjà annoncé son intention de relancer son projet de régime présidentiel. Il est donc probable que de nouvelles tentatives soient faites.

 Craignez-vous une dérive de type autoritaire en Turquie ?

Cette dérive est déjà visible, depuis plusieurs années (au moins depuis 2011). Elle touche les libertés fondamentales, en particulier la liberté de la presse et l’indépendance de la justice. Je pense qu’elle est inévitable dans un système où l’alternance n’est pas possible, ce qu’ont montré encore les deux derniers scrutins législatifs de juin et de novembre.

 Maintenant que la Turquie est ciblée directement par Daech, pensez-vous qu’Erdogan amendera sa politique étrangère, notamment à l’égard de la Syrie ?

Cela est loin d’être acquis et ne s’est déjà pas réellement produit depuis juillet dernier, date à laquelle Ankara a déclaré changer de position à l’égard de Daech et entrer dans la coalition internationale. Certes, la Turquie a entrepris de démanteler les réseaux djihadistes qui s’étaient installés sur son territoire. Depuis l’attentat d’Ankara, en octobre, des raids fréquents ont été menés par la police contre les milieux djihadistes. Pourtant, sur le plan extérieur, les frappes turques contre l’Etat islamique ont été très rares.

En outre, bien qu’elle ait ouvert sa base d’Incirlik aux avions qui bombardent Daech, la Turquie souhaite que ces attaques ne profitent pas aux Kurdes syriens. On est là dans une impasse, car les bombardements de la coalition internationale (qui n’a pas de troupes sur le terrain) visent principalement à soutenir les Kurdes pour faire reculer Daech.

Zine Cherfaoui

* Jean Marcou. Spécialiste de la Turquie et professeur à Sciences Po Grenoble

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