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Ces "intellectuels" qui repartent en croisade

Publie le samedi 28 novembre 2015 par Open-Publishing

Ces "intellectuels" qui repartent en croisade

Ceux qui ne proposent qu’une alternative entre la violence d’État et la terreur djihadiste, qui appellent à une impossible "guerre au terrorisme", ceux-là veulent surtout que nous renoncions – une fois de plus – à faire de la politique.

Cette semaine encore nous sommes restés, comme tout le monde, effarés devant les attentats qui, après Beyrouth, après Paris, se sont déroulés à Tunis. Et dans le même temps, nous avons vu à nouveau fleurir des textes de prétendus "intellectuels" – et même de prétendus "intellectuels" de "gauche" – en appelant au « bon sens », à l’ « évidence » ou encore la « réalité ». Ce qui signifie, dans leur rhétorique qui ne s’embarrasse évidemment pas de démonstrations, que nous aurions à faire à des monstres qu’il conviendrait d’« éradiquer », et dont rien ne saurait rendre raison, sinon un mal islamique endémique.

Et ces prétendus intellectuels, bien sûr, de condamner ou tenter d’intimider toute pensée un peu différenciée, nuancée, et qui voudrait s’interroger, poser quelques questions gênantes (comme la responsabilité des États du Golfe, la politique occidentale au Moyen-Orient, la trajectoire sociale des terroristes, etc.). Au nom du « bon sens », donc, l’on renvoie tout travail d’interrogation un peu raffiné et argumenté à l’aveuglement, à la naïveté.

Ces tentatives d’intimidation sont vieilles comme la création de la Nouvelle Sorbonne : elles sont empreintes de la haine séculaire de la sociologie et de l’histoire, et visent à amalgamer explications et excuses – à confondre "rendre raison", et se rendre aux raisons de ceux qui, aujourd’hui, nous frappent ici, au Liban ou en Tunisie, hier déjà en Algérie.

L’État ou la terreur, double injonction mortifère

Mais justement, repensant à l‘Algérie – comme il est impossible de ne pas le faire dans ce contexte – nous ne voudrions pas seulement rappeler le caractère intellectuellement indigent de telles intimidations.

Nous voudrions aussi poser une question pratique. Où étaient tous ces prétendus intellectuels lorsque, par exemple, en 1996, Pierre Bourdieu et Jacques Derrida – ces véritables intellectuels qu’ils haïssent à défaut d’en avoir jamais lu une ligne – apportaient leur soutien, à travers des initiatives comme le CISIA, le Parlement des écrivains ou les Villes refuges, aux intellectuels algériens exilés parce que menacés de mort, en se démenant pour leur procurer un logement, des ressources, etc. ? Où étaient-ils encore, quand de simples citoyens se mobilisaient à travers des manifestations, des concerts en soutien à nos frères algériens, des dons aux associations humanitaires, etc. ? Déjà, il s’agissait à la fois de condamner sans ambiguïté les actes terroristes, d’en accueillir le plus généreusement possible les premières victimes, mais aussi de s’interroger sur les responsabilités de l’État algérien, et de refuser toute intervention de la France dans le conflit algérien, en dépit des attentats commis sur son sol.

C’est simple : ces prétendus intellectuels étaient sur les ondes et les plateaux de télévision, et péroraient déjà sur l’atteinte à l’ « ordre républicain » qu’aurait constitué le port du voile par quelques jeunes filles musulmanes – quelques, il faut y insister, car elles étaient d’ailleurs en très petit nombre. Et ils tentaient déjà d’enflammer la population dans le sens d’une guerre civile, quand l’exemple algérien montrait, au contraire, que rien n’était plus ruineux que l’alternative entre la violence d’État et le terrorisme (très exactement l’alternative dans laquelle ces idéologues de la pensée d’État veulent, à nouveau, nous enfermer).

Or c’est bien cette double injonction mortifère – ou bien l’État, ou bien la terreur – avec laquelle il nous faut précisément rompre, si nous ne voulons pas, une fois de plus, réitérer les mêmes erreurs tragiques.

La guerre au terrorisme, une contradiction insoluble

Le concept de "guerre contre le terrorisme" porte précisément en lui cette contradiction mortelle. C’est en effet une vision politique où il suffirait de « faire la guerre au terrorisme » comme on fait la guerre à un État et une armée conventionnelle. Seulement non : les actes terroristes, aussi sanguinaires et abjects qu’ils soient, ne sont pas des « actes de guerre ». Ce sont des actes apparentés à des actes de guerre civile ; et de fait, comme en 1995, à la suite du conflit qui a déchiré l’Algérie, les attentats que nous venons de connaître ne sont jamais que l’exportation d’une guerre civile, ou mieux, de différentes guerres civiles (entre irakiens, syriens, et plus largement, entre de multiples populations et confessions du Moyen-Orient).

Ces actes sont donc des actes de violence armée qui ne relèvent pas, qu’on le veuille ou non, de la guerre interétatique conventionnelle ; mais des actes de terreur qui entendent désigner, et exterminer un ennemi de façon absolue. Par conséquent, déclarer la guerre au terrorisme, c’est se condamner à une contradiction insoluble. C’est se laisser entraîner sur le terrain même des terroristes, et se laisser imposer le problème dans les termes qu’ils ont choisi. C’est vouloir mener une guerre conventionnelle, mais contre un ennemi désigné, à son tour, comme absolu (Carl Schmitt dirait, et ce n’est pas un hasard dans le cas qui nous occupe, un ennemi désigné de manière « théologico-politique », éthico-religieuse).

Ce sera donc, fatalement, à nouveau, comme en 2001 et 2003, une forme de guerre menée contre le « mal » et des « barbares » ; une forme de guerre où l’on s’autorisera – on l’entend déjà – à se montrer « impitoyable ». C’est-à-dire que l’on violera aussi bien – le ministre de l’Intérieur l’a déjà annoncé – les principes au nom desquels on a déclaré cette guerre.

Lancer une nouvelle croisade ou refaire de la politique ?

Il ne s’agit pas, bien sûr, de célébrer les vertus de la guerre conventionnelle. Mais ce type de guerre qui n’en est plus une, et qui vient pourtant, a un nom : comme le dit très bien Dominique de Villepin, c’est une croisade. La question est donc maintenant de savoir : nous laisserons-nous encore une fois méduser par l’horreur, et entraîner, comme les États-Unis et pour partie déjà la France il y a plus de dix ans, dans de nouvelles guerres d’Irak et d’Afghanistan ? Par la faute – une de plus – d’un gouvernement aussi incompétent et aveugle que l’administration Bush ?

On est frappé, en effet, que le gouvernement socialiste français, à l’instar de l’administration républicaine en 2001, soit arrivé au pouvoir avec une vision, une inspiration politique datée des années 80/90 (comme l’a montré sa crispation dans les négociations avec l’Iran) : c’est-à-dire une inspiration à la fois néo-conservatrice, atlantiste, et une vision du monde pré-11 septembre.

Ou bien choisirons-nous de refaire de la politique au Moyen-Orient (de régler la question israélo-palestinienne ; et celle, ailleurs, des inégalités sociales criantes, qui vont croissant dans le cadre de régimes autoritaires et corrompus) ? De nouer de nouvelles alliances (à visée pacifique cette fois, ou du moins strictement défensive ; des alliances contractées, surtout, avec des organisations ou des régimes démocratiques, ou du moins en voie de démocratisation – l’on pense d’abord, bien sûr, aux kurdes du PKK ? De ne pas attenter, enfin, également, à nos propres principes de droit et à nos libertés publiques ?

Il est d’ores et déjà temps de se mobiliser : soyons au rendez-vous, dimanche, de la Marche mondiale pour le climat, et de l’Appel à la désobéissance.