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Dernières petites leçons de dramaturgie sur certains articles fondamentaux du traité constitutionnel de l’Union

Publie le samedi 14 mai 2005 par Open-Publishing

de Barbara Bouley MetteurE en scène et dramaturge

Dernières petites leçons de dramaturgie sur certains articles fondamentaux du traité constitutionnel de l’Union

A l’attention des futurs acteurs et actrices de la constitution européenne.

4 - Solidarité

Note préliminaire : Précision de sens
La solidarité, dixit « le Robert », c’est une relation entre des personnes ayant conscience d’une communauté. Ce qui entraîne, pour les unes, l’obligation morale de ne pas desservir les autres, de leur porter assistance. C’est une cohésion. [1]

Si on prolonge le terme « solidarité », on arrive à la Fraternité.
Fraternité ! Oh ! Douce fraternité apprise comme une litanie dans de nombreux foyers, base et valeur d’une civilisation rêvée ! Fraternité douce, tu n’es jamais citée dans ce projet de constitution. Tu n’es plus un idéal à atteindre pour les générations à venir car les auteurs de la constitution européenne viennent de te jeter aux oubliettes.

Il est vrai que M. Giscard d’Estaing (le « papa » de ce texte !) faisait, il y a peu de temps, « ami-ami » avec le dictateur africain Jean Bedel Bokassa [2]. Il est certain qu’avec une vision si déformée de l’amitié, il doit être délicat pour lui de prendre en considération la notion de fraternité.

Mais revenons au sujet : Solidarité.

Je suis restée plusieurs semaines dans le silence...

Ecouter les échos de cette campagne anti-démocratique ne peut que nous plonger dans une grande solitude de citoyen(ne). Aujourd’hui, plus de doute, le terrorisme de la persuasion s’est emparé de la démocratie.

Eberluée, j’ai assisté ces dernières semaines à la violence de la nouvelle révolution démocratique de droite qui use de déformations de sens, de défaites de valeurs et pire de troublantes amnésies :

 Défaite, la visée originaire constitutive de l’aspiration démocratique.
A savoir la volonté des individus, se désirant citoyens, de prendre en main leur destin, de se faire les auteurs, collectivement, de leur monde. Le clan organisé du OUI, nous a parfois ôté jusqu’au désir de participer à la vie de cette nouvelle cité : L’Europe.

 Oublié un des principes fondateurs de cette démocratie qui est le développement libre de l’expression de la division. Nous avons appris, enfant, qu’une société est démocratique si elle reconnaît qu’elle est traversée par un antagonisme fondateur. Mais à quoi nous sert cet apprentissage. Les chiffres sont là : 71% de prise de parole médiatique pour le OUI et 29% pour le non. Mais où est passé le principe d’égalité ?

 Oubliée aussi, la généreuse formule de Démosthène [3] : « Qui veut prendre la parole ? ».

Au-delà du 29 mai 2005, c’est le concept de Démocratie qu’il nous faudra interroger sérieusement car aujourd’hui, comme le disait le poète européen P.P.Pasolini, quelques heures avant d’être assassiné, « l’adhésion aux modèles imposés par le pouvoir libéral est total et sans conditions. Les modèles culturels réels sont reniés. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que la « tolérance » de l’idéologie hédoniste, défendue par le nouveau pouvoir, est la plus terrible des répressions de l’histoire humaine. » P.P.Pasolini

Mais revenons au sujet : Solidarité

J’ai cherché dans ce texte labyrinthique, les traces de ce mot.
Il y en a peu et, je l’avoue, le jeu des pourcentages me lasse.

Au TITRE IV ARTICLE II-87, une tête de chapitre est nommée « solidarité » :
« Droit à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise
Les travailleurs ou leurs représentants doivent se voir garantir, aux niveaux appropriés, une
information et une consultation en temps utile, dans les cas et conditions prévus par le droit... »

Question : Que signifie la dénomination TEMPS UTILE pour l’information et la consultation des travailleurs ? Qui le détermine ce temps-là ? J’ai l’étrange sensation qu’avec ces deux petits mots glissés dans un article, au hasard, c’est toute la solidarité entre les travailleurs (les syndicats) qui est remise en cause. Mais je ne suis pas une spécialiste du droit du travail.

Revenons au sujet : Solidarité

Je ne suis pas une spécialiste de l’économie et j’ai eu de grandes difficultés à comprendre ce que signifiait le terme : « Concurrence libre et non faussée ».
Une image m’a brutalement éclairée : La concurrence libre et non faussée c’est simplement « Un renard libre dans un poulailler libre » disait un texte circulant sur Internet.

Cette image est autrement plus saisissante que le jeu des concepts.

Questions : Dans cette mise en scène de l’Europe que nous propose les auteurs de ce texte, voulez-vous jouer les renards ? Avez-vous les moyens de jouer les renards ? Avez-vous dentition suffisamment solide pour jouer les renards ? Voulez-vous apprendre à vos enfants à devenir des renards ?

Autres questions destinées à celles et ceux qui, comme moi, sentent déjà qu’ils (elles) interprèteront plutôt le rôle des poules (ou des coqs au mieux) dans ce poulailler libre et non faussé : Que ferez-vous quand vous sentirez venir les renards ? Vous mettrez vous devant la porte pour sauver vos pondeuses dans ce combat inéquitable où vous vous ferez vite déchiqueter ? Chercherez-vous cachette pour planquer vos œufs ? Donnerez-vous des coups de bec à vos voisines caqueteuses pour protéger votre progéniture ?

Des logiques instinctives animales et humaines s’installeront.

Quand la peur de l’assaut imminent des renards se précisera, tous les coups seront permis.

Il n’y aura pas d’autre loi que celle du chacun pour soi.
C’est ce qu’il advient quand l’unique espace proposé devient celui de la survie.

Il n’est pas étonnant de constater que dans ce texte qui fonde cet espace particulièrement cynique et tragique, les auteurs aient pris soin d’affaiblir d’emblée certains membres de la communauté. J’ai relu les restrictions au droit à la liberté. Elles sont gravées dans cette constitution4. Effrayantes restrictions : Dans le poulailler libre, « nul ne pourra être privé de sa liberté, sauf les aliénés, les porteurs de maladies contagieuses et les vagabonds ».
Que deviendra l’obligation morale pour les uns de porter assistance à l’autre ?

Parenthèse : J’entends le rire rageur et moqueur d’Antonin Artaud : « Pardon ! mais qui est l’aliéné dans l’histoire ? ».

Mais revenons au sujet : Solidarité.

Si le Oui l’emporte, si la concurrence se fait libre et non-faussée, il n’y aura plus de solidarité. Après le mot fraternité, c’est ce mot « solidarité » qu’il nous faudra oublier.

Au lendemain de la ratification de ce texte, dans ce poulailler libre, pensez vous trouver quelqu’un à qui parler vraiment, aux côtés de qui vous rafraîchir ?
Cette dernière question peut paraître bien insignifiante dans ce monde de pouvoirs et d’argent et sonner comme une boutade lugubre pour certains.
Le poète européen René Char , lui, répond5 : « Le monde contemporain nous a déjà retiré le dialogue, la liberté et l’espérance, les jeux et le bonheur ; Il s’apprête à descendre au centre même de notre vie pour éteindre le dernier foyer : Celui de la rencontre. »

M. Giscard d’Estaing, lui, s’en fout. Cet été, il partira rejoindre ses nouveaux amis dictateurs ou fils de dictateurs afin de pratiquer avec eux son sport favori dans de brillants safaris africains. M. Giscard d’Estaing s’en fout. Il est grand chasseur et surtout fin renard.


[1Il me semble que le Non de gauche (à l’opposé du Oui des partis libéraux, et du non des royalistes et des fascistes) à conscience de la communauté élargie, qu’on nomme Europe

[2Président à vie, maréchal et empereur de Centre-Afrique entre 1966 et 1979

[3Orateur et homme politique Athénien (-384.-322 av.JC