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Dans l’horreur, raison garder et exercer

par L’HUMANITÉ- ANDRÉ TOSEL

Publie le lundi 18 juillet 2016 par L’HUMANITÉ- ANDRÉ TOSEL - Open-Publishing
11 commentaires

Quatre jours après l’attentat qui a plongé sa ville natale « dans le chaos de la violence mondiale », le philosophe André Tosel analyse la situation politique actuelle pour mieux sortir de cette spirale meurtrière.

L’histoire bégaye. Par trois fois, la France a été frappée d’attentats innommables qui massacrent des victimes innocentes de tout âge et de toute condition. La compassion et l’indignation ne peuvent être que nos premières réactions. Il nous faut d’abord respecter le temps du deuil et non pas engager des polémiques obscènes comme celles des élus de la droite hégémonique dans les Alpes-Maritimes alors que les dépouilles des victimes ne sont pas inhumées. Ainsi, Christian Estrosi fait sans vergogne son marché électoral en déplorant l’insuffisance des services de sécurité surpris par une forme d’attaque inédite, et Éric Ciotti, sans davantage de pudeur, reprend son antienne de défenseur de la civilisation chrétienne libérale contre la barbarie (effective, bien sûr) de l’acte meurtrier. Tous deux oublient que leur mentor Nicolas Sarkozy a supprimé des milliers de postes de policiers pour des raisons d’économie et a laissé se dégrader la situation des populations les plus démunies, notamment les plus jeunes qui sont les plus tentés par la rage et la radicalisation. La promesse de passer au karcher les délinquants n’a rien de républicain ni de social.

Une des pires conséquences de ce crime pourrait être de réduire au silence la raison sous l’injonction d’unité obéissante émanée du pouvoir politique et d’empêcher la compréhension de ce qui peut paraître incompréhensible. Un Tunisien vivant et travaillant à Nice depuis des années, affecté de troubles de caractère, s’est, en effet, transformé en quelques mois de petit délinquant en islamiste, présenté par Daech comme un soldat de l’islamisme le plus radical, capable de mourir pour la cause du califat universel dans la lutte contre l’Occident mécréant et impérialiste. Il faut comprendre que l’émergence de l’« État islamique » relève d’une stratégie réfléchie au contenu volontairement effrayant, exposée dans un ouvrage de 2004, signé d’Abu Bakr Naji, traduit sous le titre Gestion de la barbarie en 2007 (Éditions de Paris, Versailles). La traduction anglaise rend plus visible la modernité de l’intention en évoquant le « Management of Savagery » qui est défini comme l’étape la plus critique que doit traverser la réalisation de l’oumma, c’est-à-dire de la communauté universelle de l’islam mondialisé. Cette entité politique n’a rien d’archaïque en ce qu’elle se veut une alternative à la mondialisation identifiée à la domination de l’Occident colonisateur, corrompu, antimusulman et impie. Elle fait de ses adversaires musulmans, sunnites ou autres, des hérétiques à éliminer ou soumettre comme les mécréants. Daech n’est pas anticapitaliste de principe  ; il se veut protecteur social de ses membres obéissants  ; il sait gérer les compromis avec les forces locales, user de l’arme du pétrole et amasser un capital prédateur. La violence, la cruauté, la terreur, le massacre sont des moyens nécessaires qui, relayés par la mise en spectacle assurée par les médias contemporains, imposeront au monde l’ordre du jour de Daech.

Ainsi une stratégie de guerre anti-occidentale se fait explicitement stratégie d’hyperviolence et d’horreur volontaires exigées par la foi. Comment expliquer le succès de cette stratégie dans des franges déterminées de la jeunesse française qui n’est pas nécessairement musulmane pratiquante  ? On doit se contenter d’énoncer en gros les causes complexes qu’il faudrait analyser finement.

Tout d’abord, Daech profite du vide laissé par la disparition de cette alternative de dimension mondiale que fut le communisme abhorré des intégristes. Il en abandonne l’anticapitalisme internationaliste et la dimension éthico-politique du commun. Il en est la caricature, mais il sait capitaliser la rage des populations stigmatisées comme ethnies inassimilables, vouées à subir les inégalités de leur condition subalterne et les discriminations imposées par les dirigeants occidentaux. Il est invincible à toute revendication de laïcité si celle-ci dégénère en laïcité punitive, réduite au rang de pièce du patrimoine national exclusif et est sacralisée comme partie de l’héritage chrétien.

Dans le cadre d’une concurrence impitoyable émergent les stratégies impériales rivales des quelques grands États-nations pour l’hégémonie et l’appropriation des ressources conduisant à des états de guerres multiples. S’ensuivent l’affaiblissement de certains États, voire leur disparition, et celle de leur fonction relativement protectrice, la production d’un chaos ouvrant des brèches pour le surgissement d’entités politiques radicales compensatoires fondées sur le ressentiment et la haine de l’autre et légitimée, sur des bases confessionnelles (sunnites versus chiites au Moyen-Orient musulman).

Dans le cadre de l’Union européenne se généralisent l’imposition de politiques néolibérales organisant le chômage, l’exploitation de la force de travail internationale, la pénalisation des États endettés et la réduction de leur souveraineté à peu de choses (voir la Grèce), la destruction par la mise en concurrence des solidarités ouvrières, la racisation des conflits sociaux en conflits identitaires, la fragmentation du monde du travail sous le joug d’un capital de plus en plus autonome.

Dans le cadre de la France s’aggrave le maltraitement général de la jeunesse populaire des villes  : absence d’avenir et de sens, stigmatisation des populations musulmanes françaises « de papier », montée des racismes opposant la population majoritaire française, dite de souche, apeurée par la menace de l’invasion étrangère qu’accrédite le terrorisme, et les populations musulmanes minoritaires de plus en plus insécurisées. Tout se passe comme si Daech visait l’émergence de réactions violentes des populations majoritaires blanches afin de créer un état permanent de quasi-guerre civile qui justifierait son anti-occidentalisme et sa cruauté comme contre-violence.

Le renforcement nécessaire des mesures de sécurité ne suffira pas à changer la situation. Les grandes puissances ne créent pas les conditions de l’affaiblissement durable de la victoire militaire sur Daech car la politique néolibérale n’attaque pas les causes de la fascination vénéneuse que peut exercer le radicalisme islamique sur leur territoire. Elle est en réalité la cause majeure d’un effet qui est son double sanglant. La politique de compétitivité et de restriction économique suivie par la droite et le PS n’a rien pour apaiser la rage et le dégoût qu’éprouve une partie de la jeunesse, entrée en émeutes réelles ou virtuelles depuis les émeutes de 2005. Elle est impuissante à dissiper le scepticisme légitime de cette jeunesse quant aux capacités sociales et culturelles des politiques suivies par le parti unique de la droite – incluant le PS – et ses factions rivales.

Nice n’a pas été choisie, hélas, au hasard par la criminelle stratégie de Daech. Elle a été frappée comme un symbole de ce que hait le radicalisme islamiste  : capitale nationale et internationale de cette grande entreprise hyperrentable qu’est le tourisme. Sous l’action de forces économiques et politiques dominantes néolibérales subtilement racistes, Nice est devenue une capitale du tourisme national et international, une ville de consommation de loisirs de masse et de spéculation immobilière, plus intéressée par le football et son super-stade que par le devenir de ses populations laborieuses, surtout de celles de confession musulmane. Faut-il rappeler que la mairie de Nice a refusé d’autoriser la construction d’une mosquée (400 places) et que seule la rigueur républicaine du préfet a permis son ouverture et le respect de la loi de laïcité  ? Faut-il souligner que les responsables politiques de l’hyper-droite hégémonique ont refusé l’extension de la ligne n° 1 de tram au quartier populaire de l’Ariane, jugé racialement dangereux, en stigmatisant et pénalisant ainsi les habitants de ce quartier et en faisant apparaître que les citoyens français musulmans ne sont pas des citoyens comme les autres  ? Comment accepter qu’à Nice parade en toute impunité une extrême droite identitaire qui se flatte d’organiser des soupes au porc pour les pauvres afin que les musulmans refusent de les consommer  ?

Tout ceci n’ôte rien évidemment au refus radical de la violence terroriste. Tout ceci plaide pour que naisse à Nice et en France et ailleurs une radicalité sociale et culturelle, politique et économique, qui puisse créer un espace commun interculturel de réflexion et de proposition, une dynamique de lutte réunissant Niçois et non-Niçois, Français musulmans ou non, résidents de toute couleur et confession. Il y a urgence avant que ne se franchisse à Nice même un autre pas vers l’abîme de la haine. Il faut penser les raisons de cette haine de l’Occident et les conjurer. L’Occident a beaucoup à faire de son côté pour changer radicalement la politique aveugle qui le conduit dans le mur et qui fait de ses dirigeants des somnambules cyniques. N’oublions pas, en effet, que l’Occident attire autant qu’il repousse, comme nous le rappelle sur la Côte d’Azur même l’exode massif des réfugiés qui fuient la guerre et la misère pour venir s’échouer sur nos rivages au péril de leur vie. Pendant que nous pleurons comme il se doit nos morts et rendons le dernier hommage dû aux vies sacrifiées dans ce carnage abject, aujourd’hui, entre Menton et Vintimille, à la frontière franco-italienne, s’entassent un millier de réfugiés privés de tout et secourus par les organisations humanitaires. Cela se passe dans l’indifférence générale. Les autorités françaises locales et nationales sont avant tout soucieuses de refouler ces indésirables, et l’Union européenne a pour souci de les marginaliser et achève ainsi discréditer un peu plus l’humanisme dont elle se prévaut hypocritement. Il ne s’agit pas d’opposer ces deux situations inverses l’une de l’autre, il s’agit de prendre la mesure d’une conjoncture d’ensemble caractérisée par l’excès de ce qu’on pourrait nommer l’inhumain dans l’humain et d’y porter remède. Il s’agit d’inventer une politique de la solidarité contre l’hypercapitalisme et les terrorismes, contre les barbaries de l’un et des autres et de produire du commun.

Nice a un grand effort à accomplir pour apprendre la solidarité citoyenne et la fraternité active. La tragédie vécue, la plus grande de son histoire, devrait l’inviter à se reconnaître dans les héros de la radicalité solidaire qu’ont été Blanqui et Garibaldi, non dans les chefs populistes des clientèles affairistes et racistes qui scandent une histoire trop souvent dépourvue de dignité éthique et politique.

LUNDI, 18 JUILLET, 2016
L’HUMANITÉ- ANDRÉ TOSEL

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Messages

  • Merci à ANDRÉ TOSEL pour cette excellente contribution au débat dans le cadre de Daesh , neolberalisme, les stratégies impériales , l’Union européenne, etc.

  • Oui sauf que toute la démonstration est basée sur un postulat : le terrorisme qui reste à prouver et auquel s’accroche la triplette qui nous gouverne. Bien évidemment cela ne diminue en rien la pertinence de l’analyse des causes sociales

    • Entièrement d’accord. La principale erreur de cet excellent texte est précisément l’emploi du mot "terrorisme", confisqué à son profit exclusif par le pouvoir. A. Tosel se serait probablement attiré les foudres dudit pouvoir et de plein d’écervelé-es s’il s’était contenté de décrire cet horrible massacre comme l’oeuvre d’un malade mental passant à l’acte suite à l’instance de divorce entamée par son épouse ne supportant plus sa violence... mais cette description est nettement plus proche de la vérité qu’une qualification de "terrorisme".

  • Pendant la guerre froide, il n’y avait pas de régime islamique et théocratique. Les communistes étaient massacrés en Asie , Afrique et Amérique latine par des criminels capitaliste tels que Soeharto, en Indonésie , Pinochet au Chili . Ou encore par des nationalistes tels que Saddam ou El Assad au moyen orient .

    Depuis 1980 , ce sont surtout les regimes islamiques qui massacrent par milliers les communistes au MO et en Afrique .
    Ainsi depuis 1980 ,plus de cent milles militants communistes et de gauche sont massacrés en Iran ,autant en Afghanistan ,en Irak ,Syrie , Soudan , Libye etc

    * Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme : Reconnaître le massacre de 1988 en Iran comme un crime contre l’humanité

    https://www.change.org/p/haut-commissariat-des-nations-unies-aux-droits-de-l-homme-reconna%C3%AEtre-le-massacre-de-1988-en-iran-comme-un-crime-contre-l-humanit%C3%A9

    * Massacres de 1965 en Indonésie

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacres_de_1965_en_Indon%C3%A9sie

    • De toute façon les communistes (encartés ou supposés tels) sont massacrés par la faction bourgeoise au pouvoir. Bourgeoisie qui utilise tantôt des factieux (nazi ou fascistes) ou des mafieux (Italie, Colombie, ...) ou des religieux intégristes (Indonésie avec les milices musulmanes par exemple) ou ...
      Le principal étant de défaire physiquement les forces communistes.
      Sinon, il n’y a pas de raisons sociales au terrorisme. Même si le recrutement se fait parmi les gens les plus précaires et les plus manipulables (donc y compris chez des prolétaires), les idéologues et les recruteurs ont un programme politique et sociale réactionnaire et conservateur et appartiennent aux classes moyennes dont ils défendent les intérêts. D’ailleurs, la base sociale de ces partis intégristes est composée principalement des commerçants et artisans du bazar en même temps que de professions libérales (médecins, juristes, ...).
      Donc, le développement de ce projet intégristes existe en dehors même de la part des exécutants et défenseurs issue des classes pauvres qui, comme les SA avec les nazis, sont la main d’œuvre des basses besognes.
      De ce fait prétendre que la misère ou l’exploitation est une cause de cet intégrisme est totalement faux. Non, cette misère, ajoutée à un fort communautarisme entretenue, n’est qu’un moyen qui affaiblit le prolétariat l’exposant à la propagande des intégristes.
      Au final c’est donc bien le capitalisme qui, induisant cette misère, est cause de ce terrorisme car il permet au terreau intégriste portée par les classes moyennes de se développer.
      Tout le travail des communistes consiste donc à remplacer ce terreau par un autre en proposant le projet communiste aux prolétaires des banlieues ; ça fait beaucoup d’ennemis.

  • A qui, finalement, profite le crime ? Aux religions, islam en particulier ? ou .... à la bourgeoisie ?
    Qui en supporte les frais ? Les prolos bien sûr de toutes les couleurs et de toutes obédiences !

  • En guise de vengeance , le gouvernement Hollande -Valls a mené des frappes aériennes en Irak .

    Irak : nouvelles frappes de la France

    • Mis à jour le 19/07/2016 à 08:17

    • Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, a annoncé ce matin sur France Info que l’armée française a mené des frappes aériennes cette nuit en Irak. « La France a mené des raids aériens sur Mossoul, fief de l’EI en Irak, la nuit dernière »

    http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/07/19/97001-20160719FILWWW00054-irak-nouvelles-frappes-de-la-france.php

    On est en droit de se demander :
    * Si "des frappes aériennes" de Hollande- Valls , réduira t elle le risque du terrorisme islamiste en France ?

    * Si la Guerre impérialiste pour les ressources d’énergie et de telles actions militaires, ne sont pas justement les premières sources du terrorisme ?