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Le mystérieux envol des 150 cadenas de l’EPR de Flamanville : ce n’est pas Greenpeace

par Patrick Samba

Publie le lundi 4 juin 2018 par Patrick Samba - Open-Publishing

Comme il fallait s’y attendre, hormis donc la reprise par quelques média de la dépêche de Reuters du 7 mai reprenant quasi in extenso le communiqué d’EDF, la presse n’a pas jugé utile par la suite d’enquêter sur cette mystérieuse affaire de vol de cadenas d’armoires électroniques au cœur de l’EPR de Flamanville. Un vol incongru de 150 cadenas, mais qui n’a pas d’autre but en réalité que de faire passer un message très clair : le cerveau électronique de contrôle–commande du réacteur de l’EPR de Flamanville a été visité.

Et a-t-il été piraté, c’est-à-dire pillé, trafiqué, mis sous contrôle extérieur, ou devons-nous donner crédit aux allégations d’EDF assurant que «  les scellés mis en place à l’intérieur des armoires sont intacts » ? Personne même à EDF, malgré leur conviction sur les scellés, ne détient la réponse. Et c’est pourquoi EDF compte effectuer «  un audit de l’intégrité du contrôle-commande ». Parce qu’elle a manifestement une très grande confiance dans la qualité de ses scellés… Mais l’audit n’est pas tout. Il restera à percer le mystère d’un exploit digne d’un James Bond ou d’un Arsène Lupin. S’introduire au cœur de l’EPR, forcer en finesse un tel nombre d’armoires électroniques et signer par 150 cadenas subtilisés ou camouflés, n’est pas à la portée du premier venu ! Même la Banque de France ne dispose pas comme chaque centrale nucléaire d’un peloton spécialisé de protection de la Gendarmerie (PSPG), unité d’élite comportant au minimum une quarantaine de gendarmes. A moins que le ou les monte-en-l’air en réalité ne fasse(nt) partie de la maison. Et bizarrement un exploit aussi mystérieux n’a suscité l’intérêt d’aucun journaliste depuis bientôt trois semaines que le "casse" du siècle a eu lieu.

A défaut d’éléments supplémentaires de source journalistique nous en sommes réduits aux conjectures. Sans grain à moudre je me contenterai donc d’apporter des précisions à mon article précédent (EPR : plus fort que le survol des drones, le super-vol de cadenas !), avec comme objectif de tenter d’éliminer par étape les responsables potentiels, pour n’en conserver que les plus crédibles.

Commençons par établir une liste des pistes les plus sérieuses, en écartant toutes les hypothèses farfelues dont j’avais agrémenté mon article précédent dans le but de vous divertir en moquant la volonté consubstantielle de dissimulation, manipulation, mystification parfois grotesque, mais toujours éminemment dangereuse de la nucléocratie :

1) En premier lieu, bien entendu, la piste des lanceurs d’alerte anti-nucléaires

 Parmi les suspects, c’est à Greenpeace qu’on pense d’emblée, compte tenu de ses prouesses et de son ingéniosité. Pourtant elle ne fait jamais d’action clandestine. On ne prête qu’au riche. Elle est par ailleurs la seule piste pour laquelle nous avons de nouveaux éléments à nous mettre sous la dent, bien qu’ils soient très ténus. Au terme du déroulé de la liste, c’est donc à elle que j’apporterai le plus d’attention. Mais vous noterez déjà que la téméraire organisation est restée jusqu’à présent relativement indifférente à cette affaire, sans doute très préoccupée par son procès de Privas du 17 mai, puisqu’elle n’a ni revendiqué cette action, ni démenti en être l’auteure. Contrairement à l’automne 2014 où elle avait rapidement nié toute responsabilité dans cette autre grande affaire qui comptera une quarantaine de survols, officiellement non élucidés, de sites nucléaires par des drones. Il n’y avait à l’époque aucune raison de contester son démenti puisque Greenpeace a toujours revendiqué ses actions, aussi illégales soient-elles (qu’elle n’a d’ailleurs pas besoin de revendiquer puisqu’elle en donne toujours le maximum de publicité). Nous verrons qu’aujourd’hui en raison de nouvelles contraintes judiciaires démesurées, imposées pour ainsi dire spécifiquement à Greenpeace, et visant le bris du thermomètre plutôt que le traitement de la fièvre, on pourrait plus logiquement se laisser contaminer par le doute en cas de démenti dans une action clandestine. Mais je le répète : Greenpeace n’agit jamais masquée.

 Une autre hypothèse est celle de l’éventuelle apparition d’une nouvelle génération de militants antinucléaires, ces fameux geeks dont Greenpeace suspectait l’émergence en réponse à son démenti concernant les drones.Comment identifier ces supposés nouveaux militants, et d’un âge sans doute moins respectable que celui de la plupart des militants actuels, et dont Stéphane Lhomme regrettait leur absence sur le terrain de la lutte antinucléaire dans une récente rubrique sur Reporterre ? Seraient-ils des dissidents ou des anciens de Greenpeace formés aux coups d’éclats ? Des épigones des admirables faucheurs d’OGM ? Ou du groupe de Tarnac parvenu tout récemment, après de si longues et si pénibles années, à tourner en ridicule ceux de la DGSI portés à la manipulation dévastatrice de militants radicaux démocrates et non-violents ? Sont-ils déboulonneurs de pylônes ? Ou encore des continuateurs spécialisés es-énergie nucléaire desCamille et autres Tritons crété(e)s de Notre-Dame-des-Landes et déjà assidus boueux hiboux de Bure ? Le soudain jaillissement partout en France de nombreux comités de soutien à Bure au lendemain de la violente évacuation du bois Lejuc tendrait à apporter du crédit à cette hypothèse.

 Les personnalités politiques, signataires à l’automne 2014 d’un appel solennelà la fermeture de la centrale de Fessenheim que je ne pouvais exclure des suspects dans cette affaire de drones parce que l’appel n’hésitait pas à formuler deux exigences avec des dates butoir (leur démenti m’avait poussé par plaisanterie à les suspecter un peu plus), ne sont bien sûr pas plus soupçonnables aujourd’hui. En revanche certaines d’entre elles ont continué à agir en faveur d’une convergence politique sur la question du nucléaire en s’associant à une réunion nationale à Montreuil le 8 septembre 2017 en vue d’empêcher l’homologation de la cuve par l’ASN. La France Insoumise et le Réseau Sortir du nucléaire s’impliquèrent vivement, mais les médias n’en ont pas parlé, et Reporterre non plus, malgré le vif intérêt affiché. Cette rencontre aura néanmoins contribué à la dynamique menant au rassemblement unitaire antinucléaire du 11mars 2018 sur la place de la République.

 Il serait bien difficile en revanche d’impliquer pour cette affaire des militants pilotés par le Réseau Sortir du nucléaire. Non seulement parce que ce type d’action ne rentre pas dans son modus opérandi, mais également parce qu’il est encore bien trop englué dans les affres de la très grave affaire l’ayant éclaté en 2010, et qui commence seulement à décanter. En 2015 Stéphane Lhomme, terriblement meurtri, a enfin été réhabilité, et tout récemment le coordinateur général responsable du chaos a été licencié pour avoir pris l’infamante habitude d’enregistrer à leur insu les réunions téléphoniques des administrateurs (autrement dit de les espionner).

2) En second lieu la piste de l’intimidation ou de la disqualification étrangère

Les services secrets de nations étrangères mécontentes de la politique étrangère de la France ou de sa politique nucléaire peuvent bien sûr être suspectés comme ce fut le cas dans l’affaire des drones de l’automne 2014.

A l’époque la Russie concentrait les soupçons en raison du refus de la France de lui livrer les porte-hélicoptères Mistral, en rétorsion à l’annexion de la Crimée.

Mais les Israéliens avaient tout autant de motifs de se montrer agressifs en raison d’un projet de vote d’une résolution par l’Assemblée nationale d’une invitation au gouvernement de reconnaitre l’Etat palestinien. Une résolution (n° 439) finalement adoptée le 2 décembre 2014.

Si les récents bombardements français suite à l’hypothétique utilisation de gaz par l’armée syrienne peuvent encore irriter les Russes, et le refus de la France de suivre les Américains sur la dénonciation du traité concernant le nucléaire iranien, les Israéliens, ces enjeux néanmoins ne semblent pas être de la même importance que ceux de 2014.

En revanche d’autres pays peuvent vouloir l’échec de l’EPR : les Anglais dont certains dirigeants doivent être affolés à l’idée que les français puissent construire deux EPR aussi pourris que celui de Flamanville à Hinkley Point, tout en étant intéressés par les indemnités de retard ou d’échec du projet ; et les Allemands excédés d’une fermeture imaginaire de Fessenheim et de l’irresponsabilité crasse des nucléocrates français d’une manière générale et en particulier dans le cas de l’EPR.

Cette liste de pays voulant intimider ou disqualifier la politique française n’est bien sûr pas exhaustive.

3) En troisième lieu, enfin, l’acte de sabotage :

Il serait le résultat de la rébellion de techniciens et/ou d’ingénieurs scandalisés par un ensemble d’éléments un peu plus insupportables les uns que les autres se succédant régulièrement depuis 2006 : l’état lamentable de la centrale (radier, cuve, soudures, etc), le scandale financier du Creusot ayant probablement joué un rôle important dans cette situation métallurgique déplorable, la lâcheté et l’irresponsabilité des dirigeants de l’ASN ayant donné leur feu vert à l’homologation d’une cuve forgée avec un acier défectueux hors normes, et enfin la corruption morale (et qui sait financière) de dirigeants d’EDF, d’Areva et de hauts fonctionnaires issus de la corporation indéfectiblement soudée des X-Mines.

La visite récente à Flamanville de l’ex-Premier ministre japonais Naoto Kan ayant eu à gérer les premiers mois de l’accident de Fukushima et appelant à l’arrêt du nucléaire sur l’ensemble de la planète, couplée à l’exemple du colonel Beltrame, héros compassionnel, auront peut-être déclenché de nouvelles vocations. Plus que la vie d’une femme c’est en effet de la survie d’une large population voire de l’Humanité tout entière dont il est question ici en cas de rupture de la cuve de cet EPR en si piteux état.

C’est donc aujourd’hui une piste parmi les plus sérieuses. En effet comment mieux avoir accès aux armoires électroniques et à leurs cadenas, tout en disposant d’un temps suffisant, qu’en étant habilité à circuler librement dans les lieux ?

La liste des pistes sérieuses établie, revenons à Greenpeace.

Quelle est la probabilité que ce soit une nouvelle fois cette organisation maudite par les nucléocrates et vénérée par les nucléophobes qui puisse être l’auteure de cette intrusion et de cette mise en scène inédite ?

S’il n’y avait pas eu le récent procès de Thionville condamnant des militants de Greenpeace pour la première fois de son histoire à de la prison ferme, et celui de Privas dont le verdict n’est pas encore tombé, la probabilité serait sans nuance : soit nulle soit complète, comme d’habitude, selon que Greenpeace aurait démenti ou claironné l’action. Désormais, à cause de la loi De Ganay du 2 juin 2015, dite aussi loi Greenpeace, selon laquelle toute intrusion de centrale en groupe peut-être punie de cinq ans de prison et de 75000€ d’amende, Greenpeace est poussé à l’acte clandestin et à sa non-revendication. Néanmoins vous aurez noté que cette loi n’a pas empêché Greenpeace de continuer à effectuer des intrusions à visage découvert. Parce qu’elle a probablement tablé sur le fait qu’une sanction abusive produisant un effet contraire à l’effet recherché, autrement dit aboutissant à une médiatisation décuplée, serait impossible. Et puis il fallait bien tester le nouveau cadre. Mais avec le procès de Thionville et une sanction sévère - mais légère au regard de la loi (2 mois ferme)- les choses se compliquent. Greenpeace est confronté à un nouveau principe de réalité : agir ou ne pas agir ? Et si action : la revendiquer ou pas ?

Une organisation comme Greenpeace peut-elle exposer ses bénévoles à des risques inconsidérés ? Bien sûr que non. Et agir en opposition à ses principes de publicité de ses actions ? Il est possible que la discussion soit désormais ouverte. Si une décision a été prise elle serait très récente. Or une action masquée et aussi complexe de « vol » nécessite une longue préparation en amont. Par ailleurs Greenpeace n’effectue que des actes symboliques, la pire dégradation qu’elle commet se résume à la section d’un grillage. Donc elle ne peut pas être à l’origine de ce vol et encore moins à celle d’une dégradation informatique.

Mais puisque cette fois-ci il n’y a pas eu démenti, soit parce que c’est sa nouvelle politique : jouer sur l’ambigüité, soit parce que, comme beaucoup, elle n’a pas mesuré l’importance de l’affaire, il nous reste à scruter les moindres manifestations publiques de Greenpeace et de ses responsables, et les décortiquer.

Dans l’hypothèse - plus qu’improbable, nulle vous l’avez compris - d’une action masquée, Yannick Rousselet, le responsable "nucléaire" de Greenpeace, aurait surveillé la presse comme le lait sur le feu et communiqué rapidement à partir des informations publiées. Ce ne fut pas le cas.

Pour les trois autres raisons suivantes on peut donc affirmer un peu plus que Greenpeace n’a rien à voir avec l’affaire du "vol" des cadenas :

La première, le 7 mai, Yannick Rousselet a bien signalé le vol dans un tweet : (https://twitter.com/plutonyck/status/993445404636262400), mais il n’en a apparemment pas mesuré la portée, et s’est contenté d’ironiser :

« Sécurité #nucléaire ? GAG ! #EPR de #Flamanville  : 150 cadenas disparus, Ces cadenas permettent de fermer des armoires qui contiennent les matériels informatiques du contrôle-commande du réacteur nucléaire. Rien que ça ? #EDF porte plainte Enfin https://www.ouest-france.fr/normandie »

La seconde, c’est que le lendemain de la date de publication de mon article le 10 mai, il retweettait une ancienne plaisanterie sur l’EPR de Flamanville que le Gorafi ressortait en jour anniversaire de son jour de publication le 11 mai 2016 :Areva accusée d’utiliser des boites d’œufs non réglementaires pour construire l’EPR de Flamanville. Tandis qu’il négligeait le mien bien plus d’actualité, ou bien celui-ci lui avait-il échappé.

Enfin la troisième raison la voici : dans son communiqué de presse du 14 mai annonçant la réunion du Conseil d’Administration d’EDF du lendemain, Greenpeace dénonce « les 3 intox que Jean-Bernard Lévy présentera demain aux actionnaires ». A laquelle Greenpeace réplique par un « EDF ne relancera pas la filière nucléaire avec l’EPR », arguant des problèmes de la cuve, des soudures, du retard de construction et du surcoût. Mais à aucun moment il n’est question du "vol" des cadenas, constituant pourtant un très grave problème de sécurité et désormais de sureté.

A suivre…

Puisqu’il faudra bien qu’on en sache un peu plus, non ?

Patrick Samba