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Contresens à propos du plan B(lair)

Publie le jeudi 9 juin 2005 par Open-Publishing
8 commentaires

de Philippe Marlière maître de conférences en sciences politiques à London University.

Selon des commentateurs, le non français, en rejetant les avancées sociales et politiques que le traité constitutionnel européen était réputé contenir, aurait réduit à néant la poursuite de l’intégration politique et discrédité ses défenseurs. Pis, ce non donnerait aujourd’hui à Tony Blair toute latitude pour construire l’Europe de ses souhaits : une Europe des marchés, de la flexibilité et des privatisations.

Le plan B(lair) ­ la boîte de Pandore ouverte par le non français ­ s’énonce avec clarté. Le problème est que sa lecture repose sur une série de contresens. Le plan B (lair) existe certes, mais il est en action... depuis 1997, date de l’arrivée au pouvoir du premier ministre britannique !

Que ces commentateurs feignent d’en découvrir la réalité dans l’après-référendum français est assez étonnant. Que ne l’ont-ils combattu pendant les huit années qui viennent de s’écouler ! La Grande-Bretagne blairiste est en effet l’opposante la plus acharnée à toute intégration sociale significative. Le traité de Barcelone et l’Agenda de Lisbonne ont été deux étapes importantes de la mise sur orbite de l’Europe libérale chère aux néotravaillistes britanniques.

Contrairement aux idées reçues en France, Tony Blair n’est pas opposé au traité constitutionnel. Il considère que ce texte constitue une "étape sensée pour aller de l’avant" et que l’Europe "va devoir adopter des règles communes, à peine de ne pouvoir bien fonctionner" (Financial Times du 6 juin). Il a d’ailleurs récemment ouvert la porte à un véritable plan B, qui verrait les Etats membres s’accorder sur les parties du traité à sauvegarder.

M. Blair s’est, certes, progressivement rallié à l’idée de Constitution. Mais lorsque sa dernière mouture a été ratifiée, il s’est félicité d’avoir imposé la vision britannique de l’Europe au coeur du document. Aucune des "lignes rouges" tracées par le premier ministre britannique n’a été franchie par les conventionnels : aucun pas vers l’harmonisation fiscale ou sociale ; aucune référence à un gouvernement économique européen, synonyme de "rigidité", ni de remise en cause des lois antisyndicales de l’ère Thatcher.

M. Blair a également obtenu gain de cause en ce qui concerne la Charte des droits fondamentaux : les droits qu’elle prescrit n’ont de portée qu’à l’égard des actes de l’Union. Il a pu déclarer à la Chambre des communes que la Charte "ne créait aucun droit nouveau" dans la législation britannique. Des droits fondamentaux s’appliquant à la carte et au bon vouloir des Etats membres, voilà un universalisme bien singulier !

Ce marché de dupes est aujourd’hui dénoncé par les syndicats britanniques qui, les uns après les autres, prennent position contre la Constitution.

Valéry Giscard d’Estaing a donné suite à toutes les exigences britanniques en faveur du moins-disant social. Aucun représentant social-démocrate à la Convention n’a pu ou n’a voulu combattre la constitutionnalisation de ce "déficit social" . Will Hutton, journaliste économique pro-traité et proche de Tony Blair, a regretté l’"intransigeance blairiste" sur les questions sociales. Selon lui, elle expliquerait dans une large mesure le non français.

Le point d’équilibre entre considérations sociales et libéralisme éonomique qui devait former la clé de voûte de cette Constitution n’a pu être atteint. La vision libérale des Britanniques l’ayant nettement emporté, le traité n’a pu devenir le texte de compromis qu’il aurait dû être.

Le non français gêne Tony Blair pour deux raisons. La première est liée à la conjoncture politique. Londres prendra la présidence de l’Union le 1er juillet. Depuis longtemps, Tony Blair a émis le souhait de relancer l’Agenda de Lisbonne. Il entend se concentrer sur le volet prônant la flexibilité au cSur de l’économie européenne, et proposer aux autres Etats membres un calendrier de "réformes" structurelles libérales.

Un autre chantier est également prévu : la reprise en l’état de la directive Bolkestein sur les services, qu’il soutient sans réserve.

Le vote du 29 mai est venu perturber ses plans. La présidence de l’Union forcera M. Blair à adopter un ton plus conciliateur, plus rassembleur, ce qui freinera d’autant sa capacité à défendre son agenda libéral. En outre, le non français a été perçu à Londres comme l’expression d’une opposition de gauche à l’Europe libérale. Le basculement d’une majorité d’électeurs socialistes contre le traité a été relevé dans les cercles du New Labour.

Le premier ministre britannique sait également que des Français politisés suivront de près le résultat des sommets européens à venir. Bref, il lui sera plus compliqué de négocier avec des partenaires consentants ou ambivalents les différents chapitres de son programme. Comment Jacques Chirac pourrait aujourd’hui laisser passer la directive Bolkestein après la large victoire du non ?

Ce non français dérange encore M. Blair pour une autre raison. Impopulaire en Grande-Bretagne, il devait passer la main à Gordon Brown, son ministre des finances, en 2006, à l’issue du référendum sur la Constitution. Il estimait que si les 24 Etats membres ratifiaient le traité, le peuple britannique surmonterait son euroscepticisme et, dans une réaction mêlant pragmatisme et orgueil national, voterait en sa faveur. Le slogan de campagne du gouvernement était déjà prêt : "Votez oui ou la Grande-Bretagne devra quitter l’Union européenne."

Ce pari, risqué, avait pourtant toutes les chances de réussir. Il aurait permis à Tony Blair de quitter la scène britannique sur un coup d’éclat, de s’attirer la reconnaissance éternelle de ses collègues européens et... d’espérer devenir l’un des premiers présidents du Conseil européen. Une fois encore, le non français est venu contrarier ce plan et a rendu incertaine la date de son départ de Downing Street. Le voilà soupçonné ­ à tort ­ de vouloir enterrer une Constitution moribonde.

En annonçant la suspension du processus de ratification par voie de référendum, le premier ministre n’avait en fait qu’un seul objectif : s’éviter une défaite assurée lors de la consultation populaire.

Ainsi, le plan B(lair) n’est pas la bête libérale sortie des urnes françaises. Il est la conséquence de l’incurie des partisans de tous bords de l’Europe politique ; de leur inaction, leurs tergiversations, leurs reculs, leur référence incantatoire à l’"Europe sociale" , si peu souvent suivie de mesures concrètes.

Le non français met en demeure les défenseurs de l’Europe sociale de joindre enfin l’acte à la parole, en livrant réellement bataille contre l’Europe des marchands, d’inspiration britannique.


Philippe Marlière est maître de conférences en sciences politiques à London University.

LE MONDE : Article paru dans l’édition du 10.06.05

Messages

  • Je suis globalement en accord avec le constat de cet article, à une différence près, mais de taille : Pourquoi attribuer aux seuls anglais, et aux seuls néo-travaillistes cette stratégie de "l’Europe des marché, de la flexibilité et des privatisations" ? Que Blair ait plus de latitude et de liberté pour dire haut et fort ce qu’il pense et ce qu’il met en oeuvre, qu’un Chirac, un Berlusconi ou un Schröder, ne signifie ni que ces trois derniers aient des options réellement différentes, ni que cela soit Blair et les "lobbies" anglais qui soient les plus actifs et les plus efficaces dans cette stratégie qu’ils partagent en fait tous. Et qu’ils partagent tous, non en vertu d’un obscur complot, ou de la force d’une idéologie particulière, ou encore d’une sorte de "tempérament national" (l’"ultralibéralisme" que se complet à dénoncer "sous les sunlights télévisés" Jacques Chirac), mais parce que qu’il n’y a peut-être pas - du point de vue du big business - d’autres voies, face à une mondialisation que le capital européen a lui même voulu et déclencher !
    Il y a seulement "modulation" et variations de la "communication publique" des politiques et de la stratégie, en fonction des rapports de force interne : les vieilles centrales syndicales ont été brisées au Royaume uni, en RFA et en France, pas encore, et particulièrement dans ce dernier pays, dans un secteur public qui n’est pâs encore démantelé. Je crois que cette tendance à constamment souligner la "contrainte" qui serait imposé par les dirigeants britanniques (et derrière eux, on voit poindre le nez de l’ogre américain, avec l’angleterre comme "cheval de troie américain" en Europe - comme si il n’y avait pas un parti furieusement atlantiste en france et en Allemagne ou au Benelux à la tête des affaires -), participe aussi, même involontairement, du "jeu" tactique des dirigeants français et allemands (au-delà, des réels conflits d’intérêts particuliers sur tel ou tel dossier, qui surgissent régulièrement cà et là). Cela leur permet, quand ils sont pris en flagrant délit - "la main dans le pot de confiture" de l’"ultralibéralisme"-, comme tout récemment à l’occasion du projet de TCE, de faire (très temporairement et très verbalement) "machine arrière", d’invoquer les horribles pressions de ces hypocrites, ces égoïstes et impitoyables anglais, et la "main sur le coeur", de jurer qu’on ne les y reprendra plus. Symétriquement, le discours à usage interne des dirigeants anglais est peuplé de récits édifiants sur les turpitudes de la corruption française - de la francafrique aux détournements de subventions -, de ses passions bureaucratiques et de son cortège de riches fonctionnaires rentiers et incapables. Bref chacun joue sur la corde sensible des chauvinismes et autres clichés mollement xénophobes, afin de renvoyer la patate chaude de la nouvelle vague de dérèglementation, de privatisation..., et in fine, de "baisse du coût du travail" et de "maximisation des profits" comme idéal insurpassable de notre temps, la bourgeoisie anglaise s’épargnant cependant la bouffonnerie d’agiter les clochettes illuminées du "grand Dessein Européen" , et autre métaphysique de boy scouts.
    Un indice de cette unité sous-jacente, au-delà de la division nationale du travail dans le registre du simulacre, réside peut-être dans cette expression de "troisième voie" qu’invoque le Blairisme, et pour l’essentiel reprise par Schröder (Dritte mitte) et les dirigeants PS pro-oui (Hollande et Strauss-kahn en tête). Traditionnellement la "troisième voie" désignait une sorte de voie médiane entre capitalisme libéral type 19ème siècle et "Socialisme réel" de l’URSS. Une sorte de "policy mix", mêlant dirigisme d’état et redistribution partielle et concurrence capitaliste, "l’économie sociale de marché", "l’économie mixte" ou encore le rêve gaullien de la "participation", qui ressort régulièrement comme une sorte de serpent de mer de l’idéologie française (hier avec les stocks otption des starts up, aujourd’hui encore avec "le dynamisme de l’initiative privée allié à la solidarité" du Villepinisme. Le philosophe slovène Slavoj Zizek, se plaisait récemment à souligner le paradoxe de la formule (cf. Que veut l’Europe ? Paris 2005 Ed. Climats). Si le terme "troisième voie" était censé illustrer une voie médiane , une sorte de synthèse, entre socialisme et capitalisme, aujourd’hui que le premier est mort, et universellement décrié comme non viable, despotique... , il ne peut plus se justifier, que comme parodique tautologie : la troisième voie, c’est la synthèse entre le capitalisme... et le capitalisme, donc c’est le capitalisme : l’alternative, et l’alternance politique, deviennent prodigieusement simple, vous avez le choix entre bonux, ariel, et la troisième voie, skip, pour 3 lessives absolument identiques sortant de la même usine. Les divergences liées au "tempérament national", à la culture partidaire ou à tout autre de ces formes archaïques ( "Il est social démocrate, et moi je suis démocrate... sociale" s’esclaffait dans un grand sourire, mutine et goguenargue, dimanche 5 juin dernier sur France 5 la député européenne UDF Marielle de Sarnez, en oeillade au "socialiste" Pierre Moscovici), participe d’un pur simulacre de barnum électoral, auquel plus personne ne croit, si ce n’est les gens payés pour ce faire : claque de permanents, journalistes, experts...) ou quelques "citoyens" attardés.
    Cependant que les spectres des vieux antagonismes - de classes : citoyens versus homo sacer, dirigeants/dirigés, exclus / inclus, prolétaires / capitalistes - arrivés à ce stade burlesque du simulacre, pourraient bien brutalement resurgir, comme une sorte de "point d’explosion de l’Idéologie en Europe". Le verdict des urnes le 29 mai dernier, suivi de sa réplique hollandaise, est peut-être un signe annonciateur de ce retour du refoulé, que les "manipulateurs de symbole" s’emploient à conjurer.

    • J’aime bien cette analyse sobre et éclairante.
      Est-elle signée d’un "expert" ou d’un "simple citoyen" ?

    • S’il s’agit du commentaire, c’est un "simple citoyen", et même un "très humble et très anonyme citoyen sans qualités". Pour l’article, je ne connais pas M. Marlière, mais la London School of economics est un centre universitaire relativement prestigieux. Mais j’ai souvent lu ou entendu des propos d’enseignants et de chercheurs de la LSE intéressants et parfois très "hétérodoxes". Cela me donne d’ailleurs envie de me renseigner sur cette université.

    • ... Bravo et merci pour ce commentaire sur l’article de Marlière, voilà une analyse qui remet rudement bien les pendules à l’heure et qui mériterait d’être largement diffusée !

    • Oui. Tout à fait d’accord.C’était un peu le sens de ma question : "expert"ou "simple citoyen".
      Notre commentateur se définit lui-même comme un "très humble et anonyme citoyen sans qualités".
      Soit. Je suppose qu’il faut comprendre "sans compétences particulières" ? Car "sans qualités" pourrait
      sonner comme de la fausse modestie,ce que je n’ose envisager.
      Je constate que je ne suis pas le seul à souhaiter une plus large diffusion de ce texte et l’on se permettra donc de suggérer à notre auteur, surtout s’il a d’autres productions de la même eau à nous soumettre, de choisir la procédure "communiquer-publier un article" sur ce même site- On place bien
      toutes sortes de balivernes en exergue ici ou ailleurs- en signant d’ un pseudo permettant de le "reconnaître" tout en préservant son anonymat s’il souhaite le conserver.Amicalement.

    • Non, il n’y a ni ni modestie ni "fausse modestie". "Sans qualités", renvoie d’abord au roman de Robert Musil "L’homme sans qualités". En gros c’est l’idée de quelqu’un qui n’a pas, n’a pas su ou n’a pas voulu avoir de "vocation particulière", qui n’a pas fait carrière dans un métier ou un emploi, qui n’a pas su ou n’a pas eu la volonté de choisir et de poursuivre une voie. C’est aussi une personne qui préfère finalement le possible au réel, car le premier lui semble toujours plus riche que le second ! Ensuite cela renvoie aussi à l’époque de l’ancien régime (et notre société actuelle "post-moderne" y revient de plus en plus, avec ses ordres, ses castes et ses privilégiés) : un "homme sans qualités" était un individu dépourvu de titre, d’un rang, d’un patrimoine. C’est plus particulièrement à ce dernier sens auquel je faisais allusion, du fait de ma condition sociale.
      Enfin, ce commentaire me semble lisible puisque vous l’avez lu !?

    • Il n’est peut-être pas pertinent de continuer cet échange dans un registre trop personnel.
      Une dernière chose cependant. Vous écrivez " il me semble que ce commentaire était lisible puisque vous l’avez lu". Le sens de cette dernière remarque m’échappe. Personne n’a écrit ou laissé entendre qu’il n’était pas lisible.

    • Bonjour,

      Il voulait simplement dire : <<< Puisque vous avez compris ce qu’il a voulu transmettre dans son ANALYSE, c’est l’important, à ses Yeux de PENSEUR >>>.

      Cordialement,

      fatou